2022 : bloc élitaire contre bloc populaire ? ( Jérôme Sainte-Marie)
Jérôme Sainte-Marie, président de la société d’études et de conseil Polling Vox : « Est-ce que Zemmour peut attirer durablement le vote populaire ? Il s’intéresse à l’économie pour les catégories bourgeoises, il leur promet beaucoup, et il ne promet rien aux catégories populaires, sauf d’arrêter l’immigration. »(L’opinion , extrait)
Marine Le Pen est passée en dessous de la barre des 20 % ces derniers jours dans les sondages, tandis qu’Eric Zemmour s’est hissé entre 10 % et 13 %. Est-ce le début du délitement du « bloc contre bloc » que vous avez théorisé, bloc élitaire contre bloc populaire ?
Dans les derniers sondages, Marine Le Pen conserve un soutien très fort parmi les classes populaires, et notamment chez les ouvriers : plus de 40 % d’entre eux votent Le Pen au premier tour, contre seulement 3 % des cadres. Cette baisse très sensible de Marine Le Pen chez les cadres, correspond à leur départ chez Eric Zemmour. L’initiative de ce dernier vise à ressusciter le clivage gauche-droite à la place du clivage bloc élitaire/bloc populaire qui a structuré le quinquennat jusqu’à présent. Cette tentative peut-elle réussir ? On n’a pas encore abordé les thèmes économiques et sociaux, Eric Zemmour s’en tient à grande distance. Par ailleurs, les classes populaires se politisent plus tard que les autres, généralement en février. On est donc dans un moment où on a l’impression que ces lignes-là sont troublées et que la gauche et la droite retrouvent droit de cité. Je ne suis pas sûr du tout que cela se confirme.
Eric Zemmour prend aussi des voix chez LR, parmi l’électorat de François Fillon en 2017…
Bien sûr. Il emprunte au lepénisme père et fille sur l’immigration, et il emprunte beaucoup, pour ce qui est de la vision de la société, à François Fillon. Il parle à une droite patrimoniale. A terme, on ne sait pas très bien à qui il va prendre. Une poussée dans les sondages durant une période d’exposition médiatique extraordinaire ne signifie pas forcément un renversement culturel ou politique durable. Eric Zemmour bénéficie d’une exposition médiatique inouïe et massive, qui ne s’est jamais vue, même à l’époque de Nicolas Sarkozy. Donc, vous avez un phénomène de saturation médiatique, dont les effets sont impressionnants, mais nul ne sait s’ils sont durables. A terme, je pense que le destin d’Eric Zemmour sera de contenir le score de la droite classique, puisqu’il a un programme économique, social et identitaire qui correspond à la frange de la droite qui a voté Villiers ou Fillon.
Peut-il séduire une partie de l’électorat populaire de Marine Le Pen ?
A part celle d’Emmanuel Macron, les grandes victoires électorales ont eu lieu grâce à des promesses très fortes aux catégories populaires, qui n’étaient pas uniquement des promesses culturelles ou identitaires. Est-ce que Zemmour peut attirer durablement le vote populaire ? Il s’intéresse à l’économie pour les catégories bourgeoises, il leur promet beaucoup, et il ne promet rien aux catégories populaires, sauf d’arrêter l’immigration. Il y a une vraie dissymétrie dans son offre économique et sociale. Comme si on devait payer d’argent les catégories supérieures et payer de valeurs ou de symboles les catégories populaires…
Peut-il gagner davantage encore sur l’électorat de droite ?
Pour l’instant, comme LR n’est pas en position de combat, la droite a libéré un espace. Les choses changeront quand elle aura un candidat. L’essentiel du parti sera derrière ce candidat, cela va immédiatement comprimer l’espace politique et médiatique d’Eric Zemmour. Mécaniquement, le débat sera plus difficile pour lui. Sa dimension très fortement transgressive plaît à la droite « hors les murs », mais pourra-t-elle plaire à l’électorat classique de LR ? Je n’en suis pas sûr du tout. L’épreuve du feu pour lui, ce sera les propositions hors immigration, car tout n’est pas réductible à l’immigration.
S’il va au bout, sa candidature serait donc une bonne nouvelle pour Emmanuel Macron ?
Oui, car elle renforce mécaniquement Emmanuel Macron. Elle contribue à réduire le bloc populaire et a priori ne touche pas au bloc élitaire, dont l’idéologie est le progressisme, c’est-à-dire exactement l’opposé de la pensée d’Eric Zemmour. Par ailleurs, Zemmour rend Macron plus sympathique aux yeux de la gauche, car il est un repoussoir absolu pour la gauche. De plus, comme il a des propositions assez proches de celles de Marine Le Pen, il ne peut faire campagne que sur le dénigrement de la candidate qui était pour l’instant la mieux placée face à Macron. C’est tout bénéfice pour Macron pour le second tour : pendant qu’ils se taperont les uns sur les autres, il pourra se livrer à un travail de rassemblement de ses électeurs.
Je ne le lui conseille pas. C’est toujours dangereux, parce qu’il y a une dimension passionnelle dans le choix politique. A travers le vote, les gens expriment aussi des peurs, des espérances, et donc des émotions. Se mettre en surplomb, comme un instituteur par rapport à ses élèves, ce serait suicidaire. En revanche, il peut être le candidat des solutions, et surtout des garanties. Il a réussi à garantir le versement des retraites, de la plupart des salaires, et la survie économique du pays pendant la crise de la Covid. Il y avait une promesse de changement très forte chez Macron en 2017, il devrait plutôt être le candidat des garanties en 2022.
Eric Zemmour est donc l’allié objectif d’Emmanuel Macron aujourd’hui ?
Oui, c’est évident. Il a des traits d’image qui correspondent à une niche de 20-25 % au premier tour, ce qui est déjà énorme. Mais il clive énormément : 47 % des Français ont une très mauvaise opinion de lui. Donc la marche pour l’emporter au second tour est très élevée, au moins autant que pour Marine Le Pen. Cela va être un obstacle, car à un moment, on va commencer à parler second tour. Aujourd’hui, tout est fondé sur l’idée que Marine Le Pen n’a aucune chance de gagner la présidentielle. Il y a un grand silence sur les chances qu’aurait Zemmour de l’emporter, mais elles sont très faibles. Pour l’instant on s’amuse, on se fait plaisir, mais au moment du choix réel, mais quand le téléspectateur va se transformer en électeur, on raisonnera beaucoup moins selon le principe de plaisir et davantage selon le principe de responsabilité ou de rationalité. On est tous en train de suivre les courbes, mais les courbes ne montent pas jusqu’au ciel