Economie- Pour une souveraineté agricole
La moisson 2025 est abondante, avec plus de 33 millions de tonnes de blé. Pourtant, les céréaliers français peinent à célébrer. Les cours s’effondrent, les coûts explosent, et la rentabilité s’effrite. Derrière des silos pleins, c’est un modèle agricole à bout de souffle.
Collectif dans La Tribune(*)
La moisson 2025 s’annonce généreuse. Après une campagne 2024 désastreuse, la France renoue avec des rendements honorables. La récolte de blé devrait dépasser les 33 millions de tonnes. Et pourtant, les agriculteurs n’ont pas le cœur à la fête. (1)
Le contrat blé sur Euronext est passé sous la barre des 200 euros/tonne. En un an, ce sont plus de 45 euros/t qui ont été perdus. L’euro s’est fortement apprécié face au dollar, laminant la compétitivité des exportations. La Russie et la Roumanie inondent les marchés. L’Ukraine reste présente malgré les quotas. L’Algérie, jadis premier débouché du blé français hors Union européenne, achète désormais russe. (2)
Les coûts, eux, ne baissent pas. Les engrais azotés, toujours chers, pèsent lourdement sur la rentabilité. Le prix de la solution azotée à Rouen a bondi de 280 euros/t à 330 euros/t en un mois. L’instabilité géopolitique, l’incertitude logistique au Moyen-Orient, les taxes européennes sur les engrais russes… tout cela entretient une tension chronique. (3)
Résultat : des volumes récoltés, mais une équation économique intenable. Même avec des rendements satisfaisants, les prix de vente restent inférieurs aux coûts de production. Le modèle craque.
Face à ce constat, il ne suffit plus de « demander des aides » ou de « réformer la PAC ». Il faut penser plus large, plus stratégique. Voici une série de propositions concrètes, articulées autour d’un objectif : reconquérir notre souveraineté agricole, énergétique et industrielle.
La France consomme chaque année environ 3 millions de tonnes d’engrais azotés (urée, ammonitrate, solution azotée). Aujourd’hui, elle dépend quasi intégralement de l’étranger pour ces intrants agricoles essentiels. Dans un monde instable, c’est une vulnérabilité. (4)
Nous proposons de créer une filière nationale d’ammoniac et d’engrais azoté, décarbonée, compétitive et tournée vers l’exportation.
Produire une tonne d’engrais azoté par électrolyse (hydrogène vert) nécessite environ 6 à 9 MWh d’électricité. Pour produire 5 millions de tonnes par an (3 Mt pour la consommation française, 2 Mt pour l’export), il faudrait entre 30 et 45 TWh d’électricité par an — soit 6 à 9 % de la production électrique nationale. (5)
Ce chiffre peut sembler élevé… mais il ne l’est pas. La consommation électrique française a baissé de 15 % depuis 2005 du fait de la désindustrialisation (soit environ 60 TWh en moins). Nous disposons donc d’un gisement de consommation disponible pour produire localement ce que nous importons à prix fort. (6)
Avec de l’électricité à bas coût (20 €/MWh ou moins, comme c’est souvent le cas lors des pics de production renouvelable), le coût de production d’une tonne d’engrais azoté décarboné est estimé entre 150 et 250 €, incluant amortissement et fonctionnement des installations. Ce prix est compétitif avec les niveaux actuels du marché (330 à 450 €/t selon le type et l’origine). (7)
Dans un premier temps, cette nouvelle filière pourrait s’appuyer sur : nos gisements de gaz de houille (anciens bassins miniers du Nord et de Lorraine), nos gisements d’hydrogène natif, récemment redécouverts dans plusieurs régions (Massif central, Pyrénées), nos installations solaires et éoliennes existantes, souvent implantées en milieu rural, dont la production intermittente est peu valorisée. (8)
Il ne s’agit pas de construire des éoliennes supplémentaires. Il s’agit de donner une utilité agricole et stratégique à celles qui sont déjà là, en les connectant à des électrolyseurs capables de produire de l’hydrogène quand l’électricité est excédentaire.
Ce serait un juste retour pour les campagnes françaises, qui ont accepté ces installations, mais n’en retirent souvent que peu de bénéfices directs.
Nous proposons de créer un compte d’épargne d’exploitation agricole : Lors des bonnes années, l’agriculteur pourrait y verser une partie de son bénéfice, en tant que charge déductible. Lors des années difficiles, il pourrait retirer les sommes, requalifiées en produit d’exploitation.
Ce mécanisme, simple, responsabilisant, permettrait aux agriculteurs de lisser leur revenu sur plusieurs années, sans dépendre des aides ponctuelles.
Aujourd’hui, l’amortissement est linéaire et rigide. Il faut permettre aux exploitants d’amortir davantage lors des bonnes années, et moins en période difficile.
Cette souplesse fiscale donnerait plus d’autonomie à l’agriculture, sans coûter un euro de plus à l’État.
Nous proposons de (re) bâtir une diplomatie du blé. Depuis 25 ans, c’est un effet de nos propres embargos, la Russie a bâti une diplomatie du blé. Elle vend du blé… mais aussi du lien politique, du crédit diplomatique, du levier stratégique. Aujourd’hui, c’est la Russie qui nourrit l’Algérie. Pas la France. (10)
L’agriculture est un instrument de puissance. Il est temps que la France se dote d’une stratégie céréalière à l’international. Nos relations avec le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest, le Proche-Orient devraient intégrer une logique d’approvisionnement et de coopération agricole à long terme.
La souveraineté alimentaire ne s’arrête pas à la moisson. Elle doit se poursuivre jusqu’à l’assiette.
Aujourd’hui, une part significative de notre production est transformée à l’étranger. Les céréales, les pommes, la viande, le lait… quittent nos fermes pour être découpés, emballés, reconditionnés ailleurs. (11)
Il faut réimplanter des unités de transformation en France : conserveries, meuneries, laiteries, légumeries, usines de protéines végétales. Cela créera de l’emploi, de la valeur ajoutée, de l’autonomie. Cela se fera, d’une part, en baissant le coût du travail par un basculant vers l’impôt des charges sociales non contributives qui sont actuellement payées par les travailleurs et les employeurs, d’autre part en faisant des économies drastiques dans le fonctionnement de l’État [cf programme general de Nouvelle-Energie]
Nous souhaitons plus de bons sens dans les décisions nationales. Aujourd’hui, un agriculteur peut obtenir un revenu garanti pendant vingt ans en installant des panneaux photovoltaïques sur ses terres, ou des éoliennes. Mais s’il veut produire du blé, on lui explique qu’il n’y a pas de solution face à la volatilité des marchés. (12)
Ce système est absurde. Il encourage la rente au détriment de la production, l’artificialisation au détriment du vivant, l’importation alimentaire au détriment de la souveraineté.
Il est temps d’inverser la logique.
Relocalisons la production d’engrais azotés, transformons nos matières premières sur notre sol, valorisons nos surplus d’électricité, stabilisons les revenus agricoles, menons une diplomatie du blé : c’est le programme que nous proposons.
Un programme de bon sens. Un programme de production. Un programme de souveraineté.
Une France agricole, énergétique, industrielle. Voilà ce que nous devons reconstruire.
Références :
(1) Chiffres de récolte de blé : FranceAgriMer, « Bilan de la récolte 2025′, juillet 2025.
(2) Prix du contrat blé sur Euronext : Argus Media, Note de conjoncture des marchés, juillet 2025.
(3) Prix de la solution azotée : Argus Media, idem.
(4) Données de consommation d’engrais azotés en France : Ministère de l’Agriculture, Agreste, « Utilisation des fertilisants », édition 2023.
(5) Énergie nécessaire à la production d’engrais par électrolyse : IEA, « Ammonia Technology Roadmap », 2021 ; Fertilizers Europe, « Carbon Footprint of Fertilizers », 2021.
(6) Consommation électrique française et baisse depuis 2005 : RTE, « Bilan électrique 2023′, janvier 2024.
(7) Prix de l’électricité en période de surproduction : EPEX SPOT, données marché France 2023-2024.
(8) Gisements de gaz de houille : BRGM, « Ressources énergétiques du sous-sol français », 2020.
(9) Hydrogène natif en France : IFPEN et Engie, « Hydrogène naturel : potentiel français », 2023.
(10) Diplomatie du blé russe : FAO, « Wheat Trade and Geopolitics », 2022.
(11) Transformation agricole hors de France : INSEE, Agreste, « Commerce agroalimentaire et transformation », 2022.
(12) Rentabilité des panneaux photovoltaïques agricoles : CRE, « Rémunération des installations photovoltaïques », 2024.
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(*) Signataires :
Angélique Delahaye, maraichère, ancienne députée européenne.
Thierry Moisy, agriculteur, Conseiller municipal à Saint-Paterne-Racan (Indre-et-Loire). Président d’une organisation de producteurs de pommes et de poires.
Arthur Portier, agriculteur dans l’Oise. Consultant sur les marchés de matières premières.
Thomas Danrée, ingénieur agronome.
Yves d’Amécourt, ingénieur de l’école des mines d’Alès, viticulteur, ancien élu local de Gironde (conseiller général, maire, Président d’EPCI, conseiller régional). Référent agriculture, forêt, pêche, ruralité, de Nouvelle-Energie et Porte-Voix de Nouvelle-Energie, le parti présidé par David Lisnard.
Théo Legrand, consultant et auteur.