Allemagne : une politique de défense pas très européenne
A contre-courant des analyses françaises sur le fonds spécial allemand de 100 milliard d’euros, le groupe Vauban estime que ce fonds temporaire n’est qu’un miroir aux alouettes. Son montant sera essentiellement investi dans des plateformes de remplacement, principalement américaines. Loin, très loin de la stratégie cohérente de la France en matière de défense. Par le groupe Vauban. (La tribune)
« Au bilan, le fonds spécial est un miroir aux alouettes : son montant colossal sera investi dans des plateformes de remplacement, principalement américaines, et ne sauvegardera au fond que les coopérations européennes qui comptent pour l’Allemagne : la Norvège et les Pays-Bas ». (Vauban) (Crédits : Reuters)
Après l’annonce le 27 février dernier d’un grand emprunt de 100 milliards d’euros pour réarmer la Bundeswehr, la réaction de la plupart des experts français a été de s’en alarmer : la France qui ne pèse déjà plus grand-chose sur la scène européenne, aura-t-elle perdu au profit de l’Allemagne son leadership militaire ? L’analyse minutieuse des documents allemands démontre que ces inquiétudes sont vaines et posent surtout le problème sous un mauvais angle.
La première réaction constatée en France aura été la stupeur devant le chiffre de 100 milliards. Ce chiffre à lui seul a provoqué parmi les experts de la défense un effroi totalement incompréhensible. En effet, ce fonds est un emprunt : à ce titre, il donne lieu à un paiement d’intérêts de l’ordre de 3 milliards, soit autant de moins pour la défense. A titre d’exemple, pour l’année 2023, sur les 8,18 milliards d’euros issus du fonds spécial, qui vont abonder le budget ordinaire de la défense, 308 millions d’euros iront payer les intérêts et il en sera de même chaque année jusqu’en 2027.
Ensuite, ce fonds n’est pas récurrent au contraire des lois de programmation militaire (LPM) françaises. Il n’a été voté que pour la durée du mandat d’Olaf Scholz : la CDU/CSU durant les débats parlementaires et l’Institut der deutschen Wirtschaft (IW) de Cologne dans une récente étude confidentielle lue par les auteurs de ces lignes, ont bien raison de souligner qu’après, rien n’est prévu pour garantir que le budget de la défense allemand se conformera à la trajectoire de l’OTAN des fameux 2% du PIB. Or, un effort de défense se construit dans la durée, ce que ce Fonds ne permet pas. En ce sens, il est un effort de rattrapage, courageux (pour la majorité de gauche qui l’a voté) mais temporaire et à ce titre, dangereux pour les soubresauts qu’il peut provoquer.
L’analyse du projet de budget qui sera débattu le 7 septembre prochain au Bundestag, montre combien ce fonds était nécessaire pour financer ce qui ne l’était pas : frégates F-126, sous-marins U-212 C/D, missiles, munitions et équipements du fantassin. Précision importante et totalement oublié dans les commentaires français : le budget ordinaire de la défense lui stagnera à 50 milliards d’euros sur la période du fonds et le budget d’équipement lui baissera régulièrement, compensée il est vrai par l’augmentation des décaissements du fonds spécial : de 2022 à 2023, le budget ordinaire d’équipement aura perdu 1,8 milliard d’euros (de 20,4 à 18,6).
Après 2027, que se passera-t-il ? Le budget stagnera-t-il à ce niveau, élevé certes, mais insuffisant pour les besoins durables des armées ? Le budget d’équipement continuera-t-il à baisser ? Comment prétendre dans ces conditions d’incertitude budgétaire à un leadership militaire ? On est ainsi, au bout du compte, très loin du réarmement annoncé par les Cassandre françaises mal informées (lisent-ils seulement l’allemand ?), et très loin du sursaut espéré par les industriels de l’armement allemands, sans ne rien dire que les forces armées avaient chiffré leurs besoins à 300 milliards sur dix ans !
Enfin, ce fonds ira essentiellement financer des commandes étrangères. C’est le trait le plus intéressant de ce fonds, dont l’aspect très politique aura été, au final, peu souligné. Pour assurer son ancrage dans l’OTAN, conserver sa relation transatlantique et aller vite dans la passation des marchés, le Chancelier Scholz a fait le choix de commandes sur étagères, donc étrangères. A part le développement de l’Eurofighter dans sa version de guerre électronique et la poursuite des commandes corvettes K130 (3ème lot), la décision a été prise de favoriser les achats étrangers : certes, pour palier les carences criantes d’une armée qui manque de tout et ne fait jamais la guerre.
La commande sur étagères est la solution la plus facile, comme l’est également la poursuite de séries déjà engagées ou de contrats déjà signés mais sans financement (cas des corvettes, du missile NSM germano-norvégien), mais l’essentiel des commandes partira aux Etats-Unis (modernisation des Patriot, 35 F-35, 60 CH-53 et 5 voire 8 P-8 Poseidon), un peu en Israël (radars, missiles anti-chars et armement des drones Heron TP) et en Norvège (coopération sur le sous-marin U-212 C/D et le missile NSM), voire en Finlande (remplacement probable du Fuchs par un véhicule de Patria), les commandes allemandes étant beaucoup moins nombreuses qu’attendu.
Entre besoins urgents de remplacement et politique industrielle, le gouvernement fédéral a fait le choix du court terme sur le long terme, de l’achat extra-européen sur l’achat européen. C’est là un choix politique assumé qui désespère l’industrie allemande d’armement et les autres partenaires européens de l’Allemagne, mais c’est bien mal connaître la politique de défense allemande que d’avoir pu imaginer le contraire.
Au bilan, le fonds spécial est un miroir aux alouettes : son montant colossal sera investi dans des plateformes de remplacement, principalement américaines, et ne sauvegardera au fond que les coopérations européennes qui comptent pour l’Allemagne : la Norvège et les Pays-Bas. Que se passera-t-il après l’épuisement du fonds ? L’actuelle coalition s’en lave les mains. Or, le stop-and-go dans l’armement ne produit que deux choses : le gonflement des devis industriels et la déstabilisation d’un système qui, après avoir grossi démesurément, sera mis à la diète. C’est la voie britannique dont on ne peut dire qu’il soit un modèle d’efficacité.
Comparaison n’est pas raison, mais le débat provoqué par le fonds allemand aura fait l’impasse sur trois vérités pourtant très tangibles.
Première vérité : un budget de défense ne fait pas la capacité opérationnelle des armées. En dépit des régulations des années Sarkozy et Hollande, l’armée française n’a rien perdu de ses capacités opérationnelles. Si les opérations en Libye, en Afghanistan et au Sahel ont été des désastres politiques, ils ont été cependant l’occasion de démontrer que les armées françaises se battaient bien et, comme ses ainées en Indochine et en Algérie, elles avaient remporté de brillants succès tactiques à qui il manquait une solution politique, laquelle n’a jamais été de leur ressort. Ces opérations extérieures (OPEX) auront aguerri toute une génération de militaires français qui, désormais, est aux commandes à tous les échelons de l’armée.
Que pèse un fonds temporaire de 100 milliards d’euros au regard de ce capital-là qui est inestimable et rare dans les armées occidentales ? Là où la Bundeswehr aura mené une morne Sitzkrieg, avec des matériels déficients, l’armée française aura conduit une Blitzkrieg efficace sous les théâtres de ses interventions, même avec des solutions d’urgence bricolées.
Deuxième vérité : le plus sûr moyen de financer un système de défense (comme d’ailleurs tout effort d’investissement durable) est la planification pluriannuelle des crédits, ce que la LPM garantit, bon gré, mal gré. Cet outil est le meilleur d’Europe, voire du monde occidental : la Corée du Sud et la Turquie l’ont imité et l’on en voit les résultats tant au niveau des produits que de l’exportation d’armement. Si les auteurs de ces lignes ne sont pas macroniens, loin s’en faut, ils reconnaissent au président (et à lui seul) le courage d’avoir remonté sans faille les crédits de défense, à un niveau encore insuffisant, mais avec une exécution parfaite.
Si cet appareil de défense a su remonter la pente des années Sarkozy et Hollande – années de désarmement alors même que les forces armées étaient toujours plus sollicitées -, c’est parce qu’il est structuré autour de la Direction générale de l’armement (DGA), dont l’expérience dans la conduite des programmes d’armement est sans égale en Europe, voire dans le monde occidental, et de maîtres d’œuvre industriels capables de concevoir, produire et exporter des matériels de rang mondial.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder le chaos et le gâchis américain, canadien, australien, britannique et désormais allemand. Le BAAiNBw de Coblence aura beau être inondé de commandes, il ne produira que peu de choses à part la gestion bureaucratique de contrats FMS ou la poursuite de séries déjà engagées et problématiques (F-126, K130, PUMA) sans rien corriger de son défaut majeur : un manque cruel d’ingénieurs de l’armement, c’est-à-dire de compétences techniques.
Troisième vérité : la LPM française 19-25 prévoit 172,8 milliards d’euros pour l’équipement des forces françaises (dont 112,5 sur la période 19-23). Cet effort de défense, comparable au fonds spécial, n’est ni temporaire ni brutal : il s’inscrit au contraire dans la durée pour arriver à un modèle d’armée cohérent, autonome et complet, décliné en capacités opérationnelles. Le fonds spécial de la Bundeswehr ajoute des commandes aux besoins mais nulle part l’on voit l’émergence d’un modèle d’armée structuré : pour cause, l’armée allemande, parlementaire, est grabataire, puisque le pacifisme de sa population et le carcan de son Parlement l’empêchent de mener des opérations de combat.
Les débats relatifs à la dissuasion qui se sont tenues en 2014 à la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale ont bien rappelé combien la force de frappe française était l’aiguillon qui tirait les exigences technologiques, opérationnelles et industrielles vers le haut. Rien de tel n’existe en Allemagne, à part tenir le créneau imparti par l’OTAN en Europe. Là où l’armée française défend une ambition diplomatique de rang mondial, l’armée allemande est au fond un prestataire de services régional pour l’Alliance parmi d’autres.
Deux questions-clés
Ce triple constat posé et rappelé, DEUX questions-clés se posent au système de défense français dans les cinq années à venir.
Premièrement, combien de temps, l’effort de défense actuel peut-il durer compte tenu de la dérive des finances publiques ? La question, déjà soulevée par la Cour des Comptes, semble éludée par le gouvernement mais pourtant elle se pose bel et bien, puisque d’ores et déjà, en dehors mêmes des besoins nouveaux, le modèle d’armée 2030 souffre de sous-financement de sous-formatage criants. Même après cinq années de remontée des budgets, l’armée demeure « échantillonaire » et lacunaire dans de nombreux domaines majeurs, de haute ou basse intensité.
Il ne s’agit nullement dans notre esprit de financer démesurément le budget de défense, comme on l’a entendu dans la campagne présidentielle mais de le faire raisonnablement avec une croissance régulière, permettant à tous les échelons de s’adapter au changement de rythme progressif et durable. Le recrutement des hommes, l’entraînement des équipages et des unités et le cadencement des productions exigent du temps que seule une volonté politique durable partagée par l’ensemble de la classe politique permettra de réaliser.
Deuxièmement, combien de temps pourra se maintenir la contradiction entre le financement d’une armée nationale, structurée autour de sa dissuasion indépendante et de ses forces conventionnelles autonomes, et l’orientation pro-européenne et pro-otanienne du gouvernement, c’est-à-dire supranationale ? Éludée, là aussi, par le gouvernement et des États-majors accaparés, on le comprend, par le colmatage quotidien des lacunes capacitaires, elle deviendra rapidement explosive compte tenu de la fédéralisation à marches forcées de l’Europe de la défense et du renforcement démesuré du rôle de l’OTAN à la faveur de la guerre en Ukraine.
Cette dernière question n’est pas nouvelle : le 3 novembre 1959, le général de Gaulle y avait répondu : « Il faut que la défense de la France soit française. C’est une nécessité qui n’a pas toujours été très familière au cours de ces dernières années. Je le sais. Il est indispensable qu’elle le redevienne. Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit son effort. S’il en était autrement, notre pays serait en contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a de lui-même, avec son âme. Naturellement, la défense française serait, le cas échéant, conjuguée avec celle d’autres pays. Cela est dans la nature des choses. Mais il est indispensable qu’elle nous soit propre, que la France se défende par elle-même, pour elle-même et à sa façon. S’il devait en être autrement, si on admettait pour longtemps que la défense de la France cessât d’être dans le cadre national et qu’elle se confondît, ou fondît, avec autre chose, il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État. Le gouvernement a pour raison d’être, à toute époque, la défense de l’indépendance et de l’intégrité du territoire ».
Un effort de défense s’inscrit d’abord dans une vision nationale : si l’Allemagne n’aspire, avec son Fonds spécial, qu’à devenir le brillant second de l’OTAN et le prestataire de services des Etats-Unis, c’est son choix que l’Histoire explique très bien, mais est-ce ce modèle là que la LPM future financera ? Le débat provoqué par le pseudo-réarmement allemand a le mérite de reposer la seule question qui vaille : est-ce la Nation que l’on protège ou ne finance-t-on qu’une décision venue de Bruxelles et de Washington ?
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(1) Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes en activité des questions de Défense.