Coupe du monde 2022 : Le fric foot écarte les classes populaires
«L’essayiste Christophe Guilluy raconte que dans un nombre croissant d’arrondissements de Paris, les classes populaires ont été expulsées, comme elles ont été expulsées du Parc des Princes.»
Auteur du livre «Au cœur du grand déclassement, la fierté perdue de Peugeot-Sochaux», le journaliste Jean-Baptiste Forray voit dans les critiques adressées à la Coupe du Monde 2022 le signe de la fracture entre les «somewhere» et les «anywhere» (les gens de partout). ( intreview du Figaro)
Journaliste à La Gazette des Communes, Jean-Baptiste Forray est l’auteur du livre-enquête Au cœur du grand déclassement, la fierté perdue de Peugeot-Sochaux (2022, éd. du Cerf).
La Coupe du monde qui démarre est l’une des plus contestées de l’histoire. Derrière les critiques sur les conditions d’organisation, faut-il y voit un ras-le-bol plus large du « foot business » sous sa forme la plus aboutie ?
Jean-Baptiste FORRAY. – Évidemment. Cette Coupe du monde va coûter 187 milliards d’euros, contre 1,3 milliard pour la France en 1998. Entre le coût des places et les stades high-tech, climatisés, qui pour certains seront démontés dans quelques mois, cet événement génère une jacquerie sans précédent.
Le contraste est fort entre le Qatar et les deux précédents organisateurs, la Russie et le Brésil, qui ont une vraie tradition de football et une histoire politique autre. Ce pays, incarne en quelque sorte la classification de l’essayiste britannique David Goodhart, ce sont des «anywhere» en matière de football ; en opposition aux «somewhere», les supporters ancrés dans un territoire.
Ces dernières années, le foot français a été l’objet de nombreuses réformes, comme le passage à venir d’une Ligue 1 de 20 à 18 clubs… Doit-on y voir une volonté de réserver l’élite à un lot de clubs plus «privilégiés» ?
Oui, c’est la tendance à l’œuvre depuis quelques années. Mais il existe certains pôles de résistance à cette évolution assez forts, incarnés par les supporters. C’est la raison pour laquelle les instances tentent à tout prix de les contourner.
Par-delà la question du passage d’une Ligue 1 de 20 à 18 clubs, le fait majeur de ces quinze dernières années dans le championnat de France reste le rachat du PSG, qui peut d’une certaine manière ressembler à un Disneyland du foot. Le prix des places a explosé, à l’image du coût de la vie dans la capitale. Dans son livre Les dépossédés, l’essayiste Christophe Guilluy raconte que dans un nombre croissant d’arrondissements de Paris, les classes populaires ont été expulsées, comme elles ont été expulsées du Parc des Princes. Le tout, sans que sans que la mairie socialiste, ne trouve à redire. Aujourd’hui, on se rend au Parc des Princes comme on se rend à une partie de golf à Saint-Cloud ou à un concert des Rolling Stones dans une loge premium. C’est devenu un spectacle globalisé.
Le PSG n’est pas le seul exemple de cette gentrification. David Peace, dans son roman Rouge ou mort, retrace l’histoire de Bill Shankly, l’entraîneur mythique de Liverpool de 1959 à 1974, un ancien mineur, socialiste de cœur, qui disait : «Le football n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus que ça». Le football était d’une certaine façon la religion laïque du prolétariat. À Liverpool, le prix des places a augmenté de 1100% entre les années 1990 et aujourd’hui. Comme à Paris, toute une population a été a été mise hors du jeu.
La Coupe du monde fait renaître chez beaucoup de gens la nostalgie du foot populaire. Ou du moins, du foot d’avant.
En 1997, à l’occasion d’un quart de finale de Coupe d’Europe, les enfants de Liverpool Robbie Fowler et Steve McManaman ont exhibé un t-shirt en soutien aux dockers de leur ville en grève. La FIFA les a sanctionnés, en prétendant qu’elle ne tolérait aucune manifestation politique. En revanche, elle s’accommode très bien du «foot business».
Ce déclin du foot populaire, en France, s’inscrit-il dans un cadre politique plus large ?
Oui, et elle s’inscrit notamment dans un clivage territorial plus large entre les «somewhere» et les «anywhere». Le charme du foot français, comme ailleurs, c’est que les équipes fanion des petites villes peuvent tenir la dragée haute aux gros du championnat. C’est la potentielle victoire des sous-préfectures sur les métropoles, à l’image du RC Lens, champion de France 1998, qui connaît un regain de forme cette saison.
De ce point de vue, la Coupe du monde fait renaître chez beaucoup de gens la nostalgie du foot populaire. Ou du moins, du foot d’avant. Une forme de paradis perdu de l’enfance avec ces perdants magnifiques et ces folles épopées humaines, à l’image de celle des Verts en 1976.
En quoi le cas du FC Sochaux illustre-t-il cette évolution du football ?
J’ai écrit mon livreAu cœur du grand déclassement, la fierté perdue de Peugeot-Sochaux après avoir entendu une déclaration de la directrice des partenariats de et du sponsoring de Peugeot interrogées depuis une loge VIP à Roland-Garros sur le partenariat entre la marque au lion et le célèbre tournoi de tennis, en 2019. Quand un journaliste d’Europe 1 lui a demandé ce qui allait advenir du FC Sochaux-Montbéliard, elle lui a fait la réponse suivante : «Le football, c’est un sport qui ne va pas trop avec nos valeurs. Il véhicule des valeurs populaires, alors que nous, on essaie de monter en gamme».
Cette déclaration dépasse le cadre du football et illustre l’abandon des classes populaires par les élites globalisées. Les supporters de Sochaux, historiquement liés à Peugeot, sont ainsi traités comme une quantité négligeable. Ces propos laissent penser que les fans sentent sans doute trop l’huile de vidange pour les décideurs parisiens du groupe Peugeot. D’ailleurs, la marque a lâché le club en 2014.
La critique du «foot business» n’est-elle pas aussi ancienne que l’histoire du foot ?
Je pense, oui. Si on prend l’exemple de Sochaux, c’était un club dirigé jadis par la famille Peugeot, une vieille famille protestante qui n’avait pas du tout la méfiance que peuvent avoir les catholiques vis-à-vis de l’argent. Le FC Sochaux a été à l’avant-garde de la professionnalisation du foot en France. Dès les années 30, des joueurs ont commencé à être rémunérés pour leur activité sportive. Le club était constitué de pléthore d’internationaux. C’était un peu les PSG de l’époque. Mais les sommes n’étaient évidemment pas les mêmes et les joueurs ressemblaient davantage au noyau dur de supporters dans leur attitude. On pouvait encore discuter avec eux après les entraînements.
Quand la grande équipe de Sochaux se qualifie en demi-finale de Coupe d’Europe 1981, l’équipe ressemblait aux salariés de Peugeot, aux ouvriers de la «Peuge». Il y avait en son sein le Yougoslave Salih Tsitso Durkalić, à l’image de la diaspora yougoslave qui travaillait dans les ateliers de l’usine. L’augmentation des salaires a créé de la distance. Aujourd’hui, les joueurs sont aussi entourés d’une armée de communicants et d’avocats spécialisés dans l’optimisation fiscale ou dans le Royaume. On est loin des «prolos» du foot et de ce sport comme vecteur d’intégration.