143 sièges sur 577 pour le Rassemblement national et ses alliés. Le choc est grand, mais la détente et même la délivrance dominent. « Ouf », ont ressenti la majorité de Français hostiles au RN et pétrifiés à la perspective d’une passation de pouvoir entre Gabriel Attal et Jordan Bardella sur le perron de Matignon. Ouf, après l’état de sidération dans lequel la dissolution de l’Assemblée nationale décrétée par le chef de l’Etat au soir du 9 juin les avait instantanément précipités. Ouf, après quatre semaines d’une campagne électorale éclair, électrique, éruptive, qui a enflammé le débat politique, écharpé la délibération publique, et parfois déchiré familles, amitiés, groupes de travail. Ouf, certes. Toutefois, le soulagement ne peut être que bref répit : maintenant, l’effroi s’est mué en vide, mais il stationne et prépare déjà son retour.
Le triomphalisme de posture qu’expriment les caciques des forces républicaines – déjà en campagne pour composer le gouvernement – ne doit tromper personne : sans la nature du scrutin et la digue de sable érigée entre les deux tours par l’arc républicain, le RN (et ses alliés) aurait peut-être raflé la majorité absolue. Son score relatif est contenu, mais le décompte absolu est sans appel : 37% des voix (contre 25% pour le Nouveau Front populaire et ses… 182 élus) et 10.151.896 suffrages.
Peut-être cet inventaire asymétrique forme-t-il d’ailleurs le piège le plus sournois : rasséréner dans l’excès, éloigner du débat public les colères contenues dans le vote RN, et laisser le parti d’extrême droite poursuivre son enracinement. Jusqu’au coup suivant qui, lui, pourrait connaître un funèbre achèvement.
Le soulagement ne peut être que fugace, parce que la nouvelle configuration de l’Assemblée nationale, compartimentée en trois blocs imperméables les uns des autres – et eux-mêmes lacérés de désunions programmatiques ou idéologiques -, conjecture une quasi ingouvernabilité législative. L’exécutif gouvernemental qui en résultera présage une hétérogénéité difficilement compatible avec d’autres ambitions que celle de « gérer les affaires courantes ». L’isolement dans lequel son geste « fou » de dissoudre, seul et impétueusement, l’Assemblée française au soir d’une défaite européenne l’a encagé, promet au chef de l’Etat la traversée d’un désert inhospitalier et une cohabitation potentiellement volcanique… ou atone. Le score honorable obtenu par sa formation lui doit bien moins qu’aux alliances républicaines de circonstance.
Comment Emmanuel Macron réagira-t-il et même survivra-t-il au fait, bien réel, d’être seul, dépossédé de son pouvoir, honni d’une majorité de la population, « auteur » d’une tragédie démocratique qu’absolument rien ne justifiait dans l’extrême précipitation et à quelques semaines de l’ouverture des Jeux olympiques ? Tragédie démocratique découvrant un « inconnu » économique, social, sociétal, environnemental, géopolitique dont le pays, la société et chaque citoyen se seraient bien passés.
Le soulagement ne peut être que furtif, car l’hydre d’extrême droite a déployé ses tentacules sur toute la France ; dans chaque territoire, au sein de chaque catégorie socio-professionnelle, à l’intérieur de chaque génération, la stratégie de normalisation initiée par Marine Le Pen, relayée par Jordan Bardella, cimentée depuis 2022 par quatre-vingt huit députés aux ordres, a fait mouche. Et elle a profité de l’hystérie, des outrances, des dérapages antisémites proférés à l’autre extrémité du registre parlementaire, dans le camp de La France insoumise. Personne n’est dupe : le couronnement pourrait n’être qu’une question de temps. La marche en avant du bulldozer d’extrême droite semble irrépressible, profitant d’un double ralliement : celui, politique, des factieux de LR ou de Reconquête ! ; celui, bien plus cardinal, des 10 millions d’électeurs. Lesquels, en nombre, pensent le RN affranchi de ses oripeaux racistes, antisémites, nationalistes, europhobes, liberticides, autocrates ; estiment trouver au RN la considération pour leurs difficultés que l’offre républicaine « traditionnelle » a négligées voire méprisées ; croient le RN lorsqu’il désigne à leurs maux des responsables qu’il promet de pourchasser.
Mais il est un leurre de circonscrire le suffrage RN au seul réflexe de protestation : il est devenu aussi une démarche d’adhésion. Adhésion qui traduit les « malaises » de l’époque, suggérés par l’inconfort et les frustrations du consumérisme, par les inégalités (sociales, patrimoniales, territoriales), par l’ivresse capitaliste insuffisamment régulée, par l’affolement du temps, par l’insaisissable (et pour beaucoup effrayante) suprématie technologique, par l’épouvante climatique, par des pratiques managériales et sociales parfois délétères…. qu’on peut regrouper dans un déficit abyssal de démocratie.
Deux stratèges se sont affrontés, dont le score s’est inversé depuis le coup d’envoi en 2017. Au stratège Macron, disqualifié, s’oppose désormais la stratège Le Pen, consacrée.
À propos du chef de l’Etat, le bilan de ces quatre semaines peut se résumer à un questionnement. « Que s’est-il « passé » dans sa tête pour décider un tel sabordage ? ». Auquel on peut ajouter un second : « Pourquoi a-t-il entraîné tout un pays dans le délire désespéré que l’humiliation des urnes lui a inspiré ? ».
Il est bien trop tôt pour mesurer les dégâts de ce « coup de folie » sur lui-même, et sur l’autorité, le crédit qu’il exercera dorénavant dans l’Hexagone – sur la gouvernance de l’Etat, vis-à-vis de son ex-majorité qu’il a atomisée, à l’égard des Français – et sur la scène internationale. En politique rien n’est jamais définitif, à moins d’insulter l’histoire qui regorge de retournements imprévisibles et de résurrections miraculeuses. Mais son chemin de Damas s’annonce de toute façon semé d’embûches, et quand bien même dans la singularité critique de la situation il révélerait une disposition rédemptrice a priori peu spontanée.
De Marine Le Pen, il faut espérer que l’Histoire ne grave pas sa victoire – ou celle de son disciple – en 2027 ou lors de législatives anticipées que les adversaires d’un Emmanuel Macron affaibli pourraient solliciter d’ici un an, date à laquelle le président de la République sera de nouveau autorisé à prononcer la dissolution. Il faut espérer, mais surtout il faut entreprendre pour écarter le spectre. Pléthoriques sont les raisons qui le commandent. Les débats des législatives ont obligé le loup à sortir du bois. Qu’il porte sur les volets économiques et financiers, sociaux et sociétaux, géopolitiques et démocratiques, le programme du RN a exhibé sa vacuité, ses illusions, ses mensonges et une impréparation confinant à l’irresponsabilité. À l’extraordinaire complexité des sujets il a répondu par une harangue simpliste qui frappe les esprits et esquive le réel.
L’heure est à réparer, apaiser, pacifier et peut-être même « ralentir » la société, étourdie par sept années de frénésie réformatrice et une gouvernance Macron insuffisamment sensible voire sourde à ses souffrances, ses aspirations, ses besoins… et ses idées. À réconcilier les « morceaux » de la société, que l’aggravation de certaines inégalités, le sentiment de ne pas être considéré, la tentation communautariste et l’épisode législatif ont éparpillés. À reconstituer la cohésion sociale, aujourd’hui fragmentée, et redéfinir un sens et un périmètre à la justice sociale. À s’approprier les trésors de la conflictualité et les vertus du débat rescapés des tyrannies uniforme, hystérique, haineuse, antagonique. Enfin, à essayer de rassembler autour d’un horizon partagé. Il ne sera possible d’envisager cette reconstruction qu’avec - et non pas contre - dix millions de personnes qui ont confié leur suffrage à un parti ennemi de la démocratie. Immense défi.
« Ce moment historique de la démocratie est l’aboutissement d’une dissolution démocratique qui exige un sursaut démocratique », estime l’ancien secrétaire général de la CFDT Laurent Berger dans l’entretien exclusif qu’il a consacré dimanche 7 juillet à La Tribune. « Plus que jamais, l’heure est à repenser les instruments de la démocratie afin de réenchanter la conviction démocratique », anticipait quelques jours plus tôt le président du Conseil économique, social et environnemental Thierry Beaudet. Instruments honorant l’appétit citoyen d’être acteur des grandes transformations, instruments de démocratie participative accomplie pour nourrir la démocratie représentative - elle-même exhortée à privilégier le compromis à la posture -, instruments faisant vivre la démocratie entre et non pas seulement pendant les élections… Construire une autre démocratie convoque en chacun un postulat incompressible : reconsidérer son individualité. Pour que le principe d’individuation – moi avec les autres, parfois même pour les autres – s’impose à l’individualisme – moi face aux autres, souvent même contre les autres. Un individualisme pulsionnel que le récit RN glorifie et instrumentalise. Une raison de plus d’agir pour réenchanter la démocratie, car elle forme le plus sûr rempart à l’indicible victoire de l’extrême droite.
« Au boulot ! », appelait Laurent Berger dans un livre publié en 2018 (L’Aube). C’était à propos de travail. Six ans plus tard, l’invocation sied particulièrement au nouveau chapitre qui s’ouvre, celui-là démocratique. Personne n’est naïf : la tâche est colossale, notamment dans un régime présidentiel impréparé à la culture du dialogue transpartisan et du compromis. Or il n’existe pas d’alternative : il faut se retrousser les manches, accepter de suer, et « se mettre au boulot ». Au risque, sinon, d’endosser la responsabilité, cramponnée à celle d’Emmanuel Macron, d’escorter Marine Le Pen ou Jordan Bardella jusqu’au sacre.