Caricatures : pour une tolérance partagée
« Ce n’est pas la possibilité dans une société démocratique de caricaturer une religion qui fait problème, c’est l’inexistence de cette liberté dans de nombreux pays du monde, estime dans le Monde Michel Sourrouille, professeur de sciences économiques et sociales à la retraite. Face à l’expansion des intransigeances intégristes [...], il ne faut rien céder quand on est démocrate. »
La provocation n’est ressentie comme provocation que par ceux et celles qui s’estiment provoqués. Avant de parler de liberté d’expression et de caricatures blessantes, prenons l’exemple de la nudité sur les plages. Que faut-il préférer comme système social ? Le modèle traditionnel est de ne pas dénuder le corps. Au XIXe siècle, en France, les femmes qui se hasardent au bord de l’eau portent un pantalon qui descend jusqu’aux genoux, une chemise, un bonnet et des chaussures.
En 1950, s’ouvre le centre de vacances naturiste de Montalivet. En 1964, le monokini apparaît sur la Côte d’Azur ; le ministre de l’intérieur fait savoir aux maires que cette pratique relève de l’outrage public à la pudeur. On se dénude progressivement d’un côté, de l’autre on enferme les nudistes dans des camps. Dans un esprit de tolérance réciproque, les textiles devraient accepter le nudisme des uns comme les naturistes accepteraient sans doute la différence vestimentaire sur une plage partagée par tous et toutes. Le bord de mer est un lieu de loisirs qui n’a pas à considérer les préférences vestimentaires (ou religieuses) des uns et des autres. Le respect de pratiques différentes doit être un critère permettant la coexistence pacifique.
Transposons cet exemple dans le cas de la liberté d’expression en matière de religions. Sur le blog « Le Monde des lecteurs », cette opinion de Joëlle Osman : « Avec les caricatures de Mohamed, pour un musulman on touche au sacré, on touche à son prophète qui ne saurait être représenté par un dessin quel qu’il soit. C’est une insulte à la religion islamique, c’est un sacrilège. S’agit-il vraiment de liberté d’expression ? La question centrale est : jusqu’où va-t-elle ? Quelle est la limite ? Quelle limite à la liberté d’expression ? Le respect. »
En clair, on devrait à nouveau interdire le blasphème en France pour montrer qu’on respecte les convictions des musulmans. Aujourd’hui encore, soixante-douze pays, dont treize en Europe, ont toujours une législation pénale qui condamne le blasphème, considéré parfois comme un crime. Ce n’est pas la possibilité dans une société démocratique de caricaturer une religion qui fait problème, c’est l’inexistence de cette liberté dans de nombreux pays du monde.
En France, c’est au contraire un fondement du principe de neutralité de l’État sur les questions religieuses. L’adolescente Mila (Le Monde du 30 janvier) avait fait scandale en postant sur instagram : « Je déteste la religion, le Coran, il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde. Il y a encore des gens qui vont s’exciter, j’en ai clairement rien à foutre, je dis ce que je veux, ce que je pense… » Un tel point de vue est acceptable en France, mais peut entraîner une mise à mort dans d’autres pays. Pourtant, Mila ne faisait pas de la provocation, elle ne faisait qu’exprimer sa pensée et user ainsi de sa liberté d’expression dans un Etat laïque.
Le concept de laïcité est inconnu dans un pays islamique. C’est un fait qui empêche un pays d’être véritablement démocratique. Face à l’expansion des intransigeances intégristes – fondamentalisme évangélique du côté protestant, ultraorthodoxies juives, salafisme et djihadisme musulmans, nationalisme hindouiste – il ne faut rien céder quand on est démocrate.
La liberté d’expression a pour but d’éviter d’ériger en valeur absolue quelque pensée que ce soit. La démocratie repose sur le libre-échange d’opinions contradictoires pour arriver à une synthèse, et le changement d’avis est un corollaire de cette pratique. Chacun a le droit de dire ce qu’il pense même si cela choque, puisque les religions ont le droit de dire ce qu’elles pensent.
Avec une tolérance réciproque, il n’y a plus de provocation possible, mais seulement une invitation au dialogue. Sinon, on forme une société bloquée et réactionnaire, aux mains de personnes qui n’ont pour seule justification que des arguments d’autorité allergiques à l’esprit de la libre pensée. Une caricature mettant en scène une religion ne provoque pas, elle ne fait qu’inciter à réfléchir par rapport à ses propres présupposés.