Ce besoin de cohérence stratégique trouve un écho direct dans le quotidien des entreprises, confrontées à des défis concrets liés à l’adoption de l’IA. Entre les jeunes embauchés familiers des outils d’IA générative et des pratiques parfois non encadrées chez les salariés en poste, l’adoption structurée devient urgente pour garantir un usage sûr et efficace. Ces enjeux trouvent une réponse prometteuse dans les réussites observées dans des secteurs comme la Finance et l’Assurance, qui montrent clairement la voie à suivre pour une intégration réussie de l’IA.
IA Act : une nécessité
Face aux opportunités et aux défis que l’IA soulève, un cadre réglementaire et stratégique pour encadrer son déploiement est apparu nécessaire à la Commission européenne afin d’en circonscrire les potentielles dérives.
C’est dans ce contexte que l’AI Act (1), la première tentative législative ambitieuse de l’Union européenne, marque une étape essentielle pour établir un cadre équilibré, visant à encourager l’innovation tout en protégeant les citoyens et les entreprises.
Ce cadre harmonisé, axé sur la gestion des risques, encadre l’IA pour garantir sécurité, transparence et respect des droits fondamentaux. Il interdit les usages inacceptables comme la notation sociale, l’identification biométrique à distance (hors exceptions de sécurité publique) et la manipulation des comportements. Les systèmes « à haut risque », dans des secteurs critiques, doivent respecter des exigences strictes : contrôle humain, documentation et gestion des biais.
En parallèle, la législation encourage l’innovation en offrant des environnements contrôlés, appelés « bacs à sable réglementaires », pour tester et développer des systèmes d’IA dans des conditions réelles. Cette démarche vise à concilier régulation et promotion de la compétitivité technologique européenne.
Cependant, cette volonté de régulation ne fait pas l’unanimité. Les premiers retours des GAFAM ne se sont pas fait attendre, et certains choix stratégiques montrent déjà des frictions avec ces ambitions européennes : Apple Intelligence et Sora d’OpenAI ne sont tout simplement pas (encore) disponibles en France. Une absence qui illustre les tensions possibles entre innovation internationale et régulations européennes.
Encadrer l’IA sans investir : une aberration européenne ?
Alors que la France s’apprête à accueillir le Sommet pour l’Action sur l’Intelligence Artificielle à Paris les 10 et 11 février, Donald Trump annonce investir 500 milliards de dollars pour bâtir les infrastructures physiques et virtuelles à même de porter la prochaine génération d’IA. A titre de comparaison, la France s’est dotée d’un plan d’investissement de 2,5 milliards d’euros (2) et le Royaume-Uni de 17 milliards d’euros, avec une même ambition : devenir un leader en IA.
Nos plans d’investissements nationaux ne suffiront plus à assurer un leadership face à des nations comme la Chine, les États-Unis ou même le Royaume-Uni. Notre capacité à rester dans cette course se fera au prix d’un investissement commun en Europe, ou sous une forme de « conglomérat étatique ». Or, réguler sans investir de manière substantielle est un non-sens face au Royaume-Uni, qui investit massivement dans l’IA sans encadrement, ou face aux États-Unis, où l’élection du duo Trump-Musk en 2024 marque un abandon certain des projets de régulation envisagés par l’administration précédente.
Clara Chappaz, secrétaire d’État à l’Intelligence Artificielle et au Numérique, a récemment mis en exergue le faible nombre d’entreprises françaises ayant véritablement adopté l’IA. À travers des initiatives comme le « café de l’IA », elle cherche à sensibiliser les acteurs économiques et à recenser des cas d’usage concrets pour encourager une adoption plus large de ces technologies.
Ce constat révèle un double paradoxe. D’un côté, une étude récente (3) montre l’ambition des dirigeants de « gagner la course sur le terrain de l’IA », mais celle-ci reste entravée par des moyens insuffisants. De l’autre, le véritable décalage provient des entreprises elles-mêmes, qui peinent à adopter l’IA alors que les jeunes diplômés fraîchement embauchés maîtrisent déjà les outils d’IA génératives et que les salariés en poste utilisent souvent ces outils en catimini, dans un cadre où la sécurité et la maîtrise ne sont pas assurées.
Ce paradoxe entre ambition déclarée et adoption limitée n’est pourtant pas une fatalité. Certaines entreprises et secteurs économiques ont déjà trouvé des solutions concrètes pour intégrer l’IA générative avec succès.
Dans le secteur de l’assurance, connu pour son adoption précoce de l’IA dans la lutte contre la fraude, l’IA générative est désormais exploitée pour améliorer l’accompagnement client, automatiser les tâches administratives et analyser les contrats. AG2R a investi dans le développement d’un outil d’IA générative sécurisé. D’autres acteurs majeurs comme AXA, COVEA (MAAF, MMA, GMF) ou encore MACIF utilisent également des solutions d’IA pour optimiser la prise de décision et renforcer leurs opérations.
L’IA générative optimise les processus de back-office, simplifiant le rapprochement comptable, l’analyse des performances et la catégorisation des dépenses et flux financiers. Elle améliore également la productivité des équipes techniques en aidant à créer des algorithmes financiers avec des outils comme GitHub Copilot.
Dans le secteur de l’audit, de l’expertise comptable et du conseil, certains cabinets intègrent l’IA dans leurs pratiques. Par exemple, des collaborateurs utilisent des outils comme Microsoft Copilot 365 pour les accompagner dans leurs tâches quotidiennes. D’autres développent des solutions d’IA générative destinées à analyser des documents réglementaires ou volumineux dans le cadre des missions d’audit, et à produire automatiquement des synthèses commentées pour les activités de conseil.
L’IA générative transforme également le secteur bancaire, offrant des gains significatifs en productivité et en efficacité. BBVA, première banque européenne à avoir noué un partenariat avec OpenAI, en est un exemple phare. L’institution a développé 2 900 modèles GPT personnalisés pour répondre rapidement et avec précision aux questions des clients, réduisant ainsi les délais de traitement. De son côté, JP Morgan a mis en place une solution interne, « LLM Suite », un assistant IA mis à disposition des salariés permettant d’automatiser des tâches administratives complexes telles que la rédaction de rapports et de courriels.
Enfin, chez Morgan Stanley, l’assistant IA baptisé « Debrief » illustre un autre cas d’usage : la création automatisée de synthèses des réunions clients qui ferait gagner jusqu’à 15 heures par semaine par employé.
(1) Règlement UE 2024/1689 du 13-6-2024, JOUE du 12-7
(2) « Intelligence artificielle : l’Europe a-t-elle déjà perdu la bataille face aux Etats-Unis ? », Figaro, Emma Confrère, 22/01/2025
(3) Des CEO déterminés à gagner la bataille de l’IA, Les Echos, Etude CEO Outlook 2024, KPMG
France: Comment relocaliser ?
France: Comment relocaliser ?
Entre 2009 et 2020, la France compte 144 relocalisations contre 466 délocalisations. Heureusement, certaines entreprises (re)transfèrent avec succès leurs activités dans l’Hexagone. Notamment la coopérative Atol et Lucibel, pionnière française du LED. En ce mois de janvier 2025, sept nouveaux projets ont été soutenus par France 2030 pour renforcer ou relocaliser la production de 42 médicaments essentiels. L’objectif : réduire la dépendance aux importations, notamment de Chine ou d’Inde où sont produits 60 % et 80 % des principes actifs pharmaceutiques. Aujourd’hui, le manque de foncier abordable, la hausse des prix de l’énergie, auxquels il faut rajouter le manque de main-d’œuvre disponible, constituent trois freins à la relocalisation. Certains industriels relèvent cependant ces défis. Ils font de la relocalisation une stratégie de développement rentable, proposant des produits Made in France en phase avec les attentes d’une grande partie des consommateurs. Dans une étude sur Lucibel et Atol, nous analysons les conditions de réussite d’une relocalisation : nouvelle conception des produits, des « process » et des procédés, nouvelle organisation de la production et de la chaîne logistique.
par
Au début des années 2000, les entreprises à capitaux étrangers ont contribué à près du tiers de la production manufacturière chinoise. Après l’engouement pour la production à l’étranger, les sociétés françaises constatent une hausse de leurs coûts liée à l’éloignement. Parmi les raisons, on trouve la hausse des salaires locaux, la suppression des subventions, des aides fiscales ou des délais de livraison allongés.
La distance créée d’autres complications. Pour éviter la contrefaçon, les malfaçons et les vols, des contrôles fastidieux sont mis en place. Enfin, les conditions de production peu éthiques nuisent à l’image de certaines entreprises qui relocalisent pour préserver leur réputation. Des produits délocalisés créent aussi des clients insatisfaits.
On dénombre 144 relocalisations contre 466 délocalisations entre 2009 et 2020. Elles concernent principalement l’industrie manufacturière, même si le Brexit a entraîné une petite dizaine de relocalisations dans le secteur bancaire et financier. En part de créations d’emplois, les relocalisations pèsent peu. Moins de 1 % des créations d’emplois sont industriel, alors que les délocalisations représentent 6,6 % des pertes d’emploi industriel. Une hausse des délocalisations début 2020 montre que la tendance à la relocalisation n’est pas acquise. Les entreprises rencontrent des obstacles majeurs pour revenir vers des circuits locaux : manque de foncier abordable, hausse des prix de l’énergie ou manque de main-d’œuvre disponible.
Bien qu’elles soient encore relativement limitées, des initiatives françaises témoignent d’un effort coordonné pour soutenir la relocalisation. Elles incluent des aides financières directes et indirectes aux entreprises, ainsi que deux plans de financement. En 2010, la certification « Origine France Garantie » est lancée pour valoriser la production des entreprises françaises. Entre 2012 et 2014, le ministère du redressement productif développe des outils comme la plate-forme Colbert 2.0 pour réaliser les études de faisabilité des projets de relocalisation. Des événements annuels mettent en valeur la production française à l’instar des assises « Produire en France » en 2018 ou des « Rencontres du Made in France en 2024.
Certains industriels comme la société coopérative des opticiens Atol ou le groupe Lucibel réussissent à relocaliser leur production en France de manière durable. Comment ? En imaginant des modes de production plus efficaces et moins coûteux.
Pour améliorer sa compétitivité et se différencier de ses concurrents, Atol a créé des lunettes connectées assemblées dans son usine de Beaune. Ses composants électroniques sont fabriqués dans les Côtes–d’Armor. Le célèbre opticien a également inventé les lunettes « zéro vis », déformables sans soudures, proposant à ses clients une garantie à vie. Atol a automatisé la production en investissant dans la robotique et réorganisé le temps de travail, en passant à 2×8, puis à 3×8 pour réduire ses coûts et accroître la productivité.
Fondée en 2008, Lucibel conçoit et fabrique des produits et solutions d’éclairage de nouvelle génération issus de la technologie LED. Le groupe est pionnier dans les nouvelles applications permises par la LED au-delà de l’éclairage : l’accès à Internet par la lumière (LiFi), des produits cosmétiques et des lumières d’intérieur. Parce qu’en France en 2008, peu d’industriels connaissent la technologie LED, c’est à Shenzhen que Lucibel construit sa première usine. Mais confronté à des problèmes de qualité, des vols de ses technologies et des délais de livraison allongés, il décide en 2014 de relocaliser sa production en Normandie.
Pour être rentable, un re-ingineering complet à la fois des « process » et des produits est réalisé. La production est organisée par îlots. Contrairement à la Chine où les ouvriers travaillaient à la chaîne, ils sont responsabilisés et deviennent plus polyvalents. Cette mesure leur permet d’avoir un travail plus varié, de pouvoir remplacer plus facilement un collègue absent. L’entreprise arrive ainsi à diviser par trois le temps homme passé sur chaque produit par rapport à la Chine, réalisant de conséquents gains de productivité.
Les produits montent en gamme avec un positionnement « plus premium ». Les équipes R&D et fabrication sont désormais regroupées sur le même site.
souligne Frédéric Granotier, le président-directeur général de Lucibel. Depuis, l’entreprise ne cesse d’innover avec 20 % de ses effectifs dédiés à la R&D.
En relocalisant, ces entreprises gagnent en créativité, en efficacité et en innovation. Pour les pouvoirs publics, il semble alors pertinent de renforcer les aides en lien avec l’innovation et de favoriser la (re)construction de filières : renforcer la coopération technologique distributeurs/fabricants/fournisseurs en favorisant l’achat local.