Crise sanitaire : » Arrêter la dérive bureaucratique »
Quelle est la force juridique des protocoles sanitaires que l’Etat impose aux entreprises ? La réponse de Stéphane Bloch, avocat-associé du cabinet Flichy Grangé, membre du bureau d’AvoSial.
Stéphane Bloch est avocat-associé au cabinet Flichy Grangé, membre du bureau d’AvoSial.
Le 3 mars, le Conseil d’Etat a suspendu l’interdiction générale et absolue de sortie des résidents des Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Depuis un an, les pouvoirs publics ne cessent d’adresser des recommandations aux entreprises. Quelle est leur valeur juridique ?
Elles ont pris différentes formes, protocoles, questions-réponses, guides de bonnes pratiques. Avec la crise, le droit souple, hérité de la soft law, prend une ampleur particulière. Dans l’esprit de leurs rédacteurs, ces documents doivent être suivis d’effets. Mais la plupart d’entre eux n’ont pas de force directement contraignante. Par exemple, quand un protocole impose le port du masque en entreprise, le ton du texte est impératif, mais il s’agit de la déclinaison concrète de l’article L 4121-1 du code du travail qui pose une obligation de santé et de sécurité des entreprises envers leurs salariés. Le protocole n’est pas réellement impératif en soi, mais il rappelle des règles impératives contraignantes.
Que dit le Conseil d’Etat à ce sujet ?
Il inaugure sa jurisprudence de la crise sanitaire, en droit du travail, par une ordonnance du 29 mai 2020 à propos des fontaines à eau dans les entreprises. Le ministère du Travail avait publié sur son site des fiches conseils recommandant aux entreprises de suspendre leur utilisation. Le Conseil d’Etat, considérant que la publication de ces fiches était purement informative, a estimé qu’elles ne pouvaient faire l’objet d’un recours.
Depuis, il a évolué ?
Disons plutôt que les cas qui lui ont ensuite été soumis étaient un peu différents. Dans deux ordonnances des 19 octobre 2020, sur le port du masque, et 17 décembre 2020, sur le télétravail, il considère que le protocole a des « effets notables » — le mot a son importance — sur la vie des salariés : un ordre est donné aux entreprises. Il s’estime alors compétent pour apprécier la légalité des dispositions contestées.
« Au plan des principes, on peut se demander si le ministère du Travail n’usurpe pas un pouvoir décisionnaire sous l’œil bienveillant du Conseil d’Etat »
Comment interprétez- vous cette évolution ?
Elle fait écho à une décision importante, l’arrêt Gisti,du 12 juin 2020. Rien à voir avec la crise sanitaire, mais le Conseil d’Etat pose la règle que les documents de portée générale peuvent être déférés au juge administratif lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des « effets notables » sur les droits ou la situation des justiciables. Les décisions relatives au port du masque et au télétravail présentent ces caractéristiques. Il considère cependant, au stade du référé, qu’il n’y a rien dans ces prescriptions d’évidemment contraire à la légalité. Prenons garde aux termes : dire qu’il n’existe aucun doute sérieux sur la légalité ne vaut pas brevet de légalité. Il faudra attendre le jugement au fond pour avoir confirmation ou non de cette analyse.
Pourtant, vous vous interrogez ?
A ce stade, j’identifie en effet une contradiction entre cette décision et l’accord national interprofessionnel entre partenaires sociaux du 26 novembre sur le télétravail : il y est dit que le recours au télétravail relève du pouvoir de direction de l’employeur. Le Conseil d’Etat semble, de son côté, valider l’idée selon laquelle le ministre pourrait imposer le télétravail. Au plan des principes, on peut se demander si le ministère du Travail n’usurpe pas un pouvoir décisionnaire sous l’œil bienveillant du Conseil d’Etat.
Le Conseil d’Etat vient de prendre une nouvelle décision qui va plutôt dans votre sens.
Il était saisi d’une recommandation du ministère de la Santé interdisant les sorties aux résidents des Ehpad. Le 3 mars 2021, il qualifie cette recommandation de prescription. Il juge que cette interdiction, par son caractère général et absolu, porte atteinte à la liberté d’aller et venir. On voit que le Conseil d’Etat semble se montrer plus attentif à cette liberté fondamentale. De mon point de vue, il faut qu’il encadre la multiplication de ces technos-normes, cette dérive normative des administrations.
Quels conseils pratiques donner aux entreprises ?
Prenons, l’exemple des tests : au début, leur usage en entreprise n’est pas autorisé. Pourtant certaines d’entre elles, voulant bien faire, souhaitent les mettre en place. De son côté, le ministère, soucieux des risques, a tendance à interdire, on peut le comprendre. Progressivement, les positions se rapprochent et la pratique des tests est autorisée de façon encadrée. De manière plus générale, je dirais aux entreprises que la norme impérative cardinale, c’est l’obligation de sécurité et de santé de l’employeur. Il est difficile de ne pas se soumettre à une recommandation qui va dans ce sens, quels que soient les débats juridiques. Mais il est légitime de poser la question du respect des libertés publiques dans un Etat de droit.
L’avenir s’annonce… agité. « Avec la raison d’être et le statut d’entreprise à mission, les groupes français font énormément d’efforts sur tout ce qui touche à l’extra-financier, bien davantage que ce que pratiquent les anglo-saxons, poursuit l’expert de Proxinvest. Cela rend la vie du dirigeant beaucoup plus compliquée. Il doit rendre des comptes sur la rentabilité financière et sur tous les critères ESG. Les motifs de reproche ne font qu’augmenter ».
C’est d’ailleurs en critiquant une double faiblesse chez Danone, sa performance boursière et le « G » de sa gouvernance, que le fonds Artisan Partners a construit son opération de déstabilisation d’Emmanuel Faber. « La nomination d’une nouvelle direction et une meilleure gouvernance renforceront l’entreprise pour le bénéfice de toutes les parties prenantes », a salué lundi l’investisseur américain à l’annonce de son remplacement par Gilles Schnepp. La mésaventure de Danone risque de faire une mauvaise pub à la raison d’être et de calmer les ardeurs des aspirants « missionnaires ».