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L’ « écoréalisme » : pour une approche réaliste de l’environnement (Bertrand Piccard)

L’ « écoréalisme » : pour une approche réaliste de l’environnement (Bertrand Piccard)

 

Psychiatre de formation, Bertrand Piccard défend une approche « réaliste » de l’écologie dans un livre à paraître mercredi.  »Il faut réconcilier l’écologie et l’industrie, pour développer une écologie rentable et une industrie écologique », prône le fondateur et président de Solar Impulse.( Avion solaire et labellisation)  .

 

La Fondation Solar Impulse, initiée par l’explorateur Bertrand Piccard suite à son mythique tour du monde en avion solaire, a mis en place le label Solar Impulse Efficient Solutionafin de promouvoir des solutions ayant un impact positif pour la planète tout en étant économiquement viables.

Ce label est attribué à la suite d’un processus d’évaluation rigoureux faisant intervenir des experts indépendants. Une fois labellisées, les solutions bénéficient d’avantages exclusifs comme la promotion de ces solutions dans les médias et auprès d’investisseurs et de décisionnaires économiques.

 

 

En matière d’écologie, vous défendez l’esprit pionnier. Quel est-il?
Chaque fois qu’on doit prendre une décision ou juger une situation, il faut regarder ailleurs que dans nos certitudes, nos croyances et nos habitudes. Dans n’importe quel domaine, l’innovation vient rarement de l’intérieur du système. Enfant, j’ai côtoyé beaucoup d’explorateurs. Mon grand-père et mon père ont accompli des choses qui étaient considérées comme impossibles. Tous m’ont montré à quel point la vie est intéressante si on accepte l’inconnu, si on se remet en question, si on a de grandes visions.

Quel est votre rapport à l’écologie? 
J’ai toujours vu mon père et mon grand-père utiliser l’exploration scientifique pour protéger l’environnement. Pour eux, l’écologie était quelque chose de très concret. C’était du bon sens. C’était non politisé. Quand il y a eu les premiers partis verts qui se sont créés dans les années 1980, ça nous paraissait curieux qu’il y ait besoin d’un parti pour l’écologie plutôt que de mettre l’écologie dans tous les partis.

 

Vous défendez une écologie réaliste et concrète. Est-ce parce que vous avez vu l’idéalisme de votre père se heurter à la réalité?
Il a été très déçu que l’écologie devienne à ce point idéologique. Il aurait voulu une écologie concrète, qui réunisse, plutôt qu’une écologie qui divise. Ça a ancré en moi ce désir de prôner une écologie fédératrice, où chacun y trouve son compte, plutôt qu’une écologie constituée de clivages. C’est aberrant de voir l’écologie et l’industrie s’opposer aujourd’hui alors que l’industrie est capable d’apporter des solutions écologiques. Si les industriels perçoivent que la protection de l’environnement est devenue plus rentable que sa destruction, ils se rallieront à la cause écologique sans même avoir besoin de croire au changement climatique!

 

Que faut-il faire pour sortir de cette opposition?
Il faut que les écologistes et les industriels parlent le même langage : celui d’une protection de l’environnement financièrement rentable grâce aux nouvelles opportunités économiques. Il faut que chaque parti politique fasse de l’écologie, qu’on s’attelle à promouvoir l’efficience énergétique, les énergies renouvelables, l’économie circulaire, la gestion des déchets, la rénovation des bâtiments. Ça sert tout le monde : les plus modestes, dont les factures énergétiques diminuent, l’industrie, car ça ouvre de nouveaux débouchés, le politique, car ça crée des emplois, et le monde écologique, car ça protège l’environnement. On doit absolument comprendre qu’aujourd’hui l’écologie est la force motrice autant de notre société humaine que de l’économie, de l’industrie et de la politique.

C’est le discours que vous tenez aux PDG et chefs d’Etat que vous rencontrez régulièrement? 
Si vous allez vers le monde industriel et que vous dites ‘il faut protéger l’environnement’, vous aurez à peu près le même résultat que si vous allez vers le monde écologique et que vous dites ‘il faut produire davantage pour pouvoir développer l’économie’. Ça ne marche pas, car personne ne se comprend. Il faut voir où est l’intersection des intérêts. Aujourd’hui, vous avez de nouveaux procédés, systèmes, produits, matériaux et appareils qui protègent l’environnement, sont capables de créer des emplois et permettent à l’économie de fonctionner. C’est ce que j’appelle l’écologie réaliste, l’écoréalisme. En faisant ça, vous êtes capables d’obtenir un changement que vous n’êtes pas capable d’obtenir tant que c’est uniquement conflictuel. Si les entreprises comprennent que c’est pour elles plus rentable de protéger l’environnement que de continuer à polluer, elles vont être capables d’évoluer. Si les écologistes comprennent qu’il est possible de pousser les entreprises à devenir plus responsables, plus durables et en même temps plus rentables, ils vont aider les entreprises à faire cette transition. On ira beaucoup plus vite que si on fait une guerre de tranchées. Aujourd’hui, vous avez les écologistes d’un côté, les industriels de l’autre, et ça évolue très peu.

On est conscient des risques liés au changement climatique, on connaît les solutions, mais rien ou presque ne bouge. Pourquoi?
Le cadre légal des normes et des standards est aussi archaïque que les vieux systèmes polluants que l’on utilise encore. Le résultat est que beaucoup d’entreprises polluent légalement. Pour développer l’écologie fédératrice, les standards environnementaux doivent devenir plus exigeants. Il faut créer une nécessité d’utiliser toutes les nouvelles solutions. Aujourd’hui par exemple, il est légalement autorisé d’avoir des passoires thermiques. D’un côté, les plus démunis paient des fortunes en frais de chauffage, de l’autre, l’énergie est gaspillée. Ça devrait être une norme obligatoire d’avoir des bâtiments neutres sur le plan carbone. L’investissement de départ est amorti par l’économie d’énergie réalisée.

 

L’interdiction des passoires thermiques était l’idée des 150 citoyens, mais elle a été édulcorée. Par manque de courage politique? 
C’est surtout une méconnaissance du fait que toutes ces nouvelles solutions écologiques aujourd’hui sont devenues très rentables. Rien qu’avec les économies d’énergie, d’eau, d’électricité, de fioul, on rentabilise ces investissements. Prenez l’exemple des bus : le bus diesel est moins cher à l’achat qu’un bus électrique, mais sur dix ans d’exploitation le bus électrique est 400.000 dollars moins cher car il y a peu de maintenance et pas de carburant. Ce qui pèche, c’est la peur de faire l’investissement de départ. Il faut investir davantage au départ, mais ensuite on récupère plusieurs fois sa mise.

 

Vous êtes psychiatre, vous avez pratiqué pendant plus de vingt ans. Est-ce une incapacité de notre cerveau à penser à long terme?
Notre monde est un monde de court terme, les mandats politiques sont courts, ceux des directeurs généraux aussi. Par conséquent, c’est difficile de faire du long terme, car c’est le suivant qui en profitera. Mais il devrait être légalement obligatoire. Dans un marché public, au lieu de calculer le coût d’achat on devrait tenir compte du coût du cycle de vie sur dix ans. Le bus électrique devient alors une évidence.

 

Vous écrivez que le problème n’est pas tant la société de consommation que son corollaire, le gaspillage ; pour autant, vous ne prônez pas la décroissance. Pourquoi? 
Il faut faire décroître beaucoup de choses : le gaspillage, l’inefficience, la pollution, la démesure, l’irresponsabilité, le court terme. Mais il faut faire croître la création de valeur et de richesse. Il y a trop de gens démunis, trop d’inégalités. Si on parle de redistribution pour les plus pauvres, il faut bien avoir quelque chose à redistribuer! Ça m’étonne toujours que ce soient les partis de gauche – qui se préoccupent de la solidarité – qui prônent la décroissance, car il n’y a pas de solidarité s’il n’y a pas de richesse à partager, si on ne crée pas de la valeur. Il faut protéger l’environnement, mais aussi l’être humain. Arrêtons d’associer la décroissance nécessaire des excès avec une décroissance économique, les deux ne doivent pas être liés.

Vous alertez sur l’inefficience de nos usages aujourd’hui. Quelle est-elle?
Aujourd’hui on perd, par inefficience, les trois quarts de l’énergie produite, entre le tiers et la moitié de la nourriture, la moitié des matières premières, plus de 95% des déchets. Ça doit s’arrêter! Les écologistes ont raison de le dire. Philosophiquement, c’est juste. Philosophiquement, nous devons être plus sobres, consommer moins, vivre de manière plus simple. Mais psychologiquement, ce n’est pas comme ça que l’être humain raisonne. La décroissance est une excellente philosophie qui manque de psychologie. Elle ne tient pas compte de la psychologie humaine. Le citoyen ne veut pas moins, il veut mieux à défaut de plus. Certes, dans nos pays d’Europe occidentale, nous avons trop, nous sommes un îlot d’excès. Mais regardez le reste du monde, privé de sécurité sociale, d’assurance santé, de retraite… Comment allez-vous faire passer une philosophie de la décroissance économique à des populations dont le seul rêve est d’avoir la même chose que nous?

Que faire?
Il faut les aider à se développer de manière propre. Pour éviter de reproduire nos excès du XXe siècle, il faut les aider à installer directement chez eux des énergies renouvelables, de l’efficience énergétique, des technologies pour recycler et purifier l’eau potable, des systèmes de recyclage de déchets, une économie circulaire. Si vous faites ça, vous aurez des pays propres mais qui se sont aussi développés économiquement. Grâce à l’écologie, on peut obtenir un développement économique qui profite à tous et à toutes et en même temps protège l’environnement.

Vous dites qu’il ne faut pas compter que sur les comportements individuels, qui, s’ils changent, le font trop lentement. Pourquoi?
On n’a pas le temps d’attendre quarante ans qu’une nouvelle génération prenne le pouvoir. Il faut aller beaucoup plus vite. Il y a eu des milliers de Gilets jaunes dans la rue tous les samedis car on voulait augmenter le prix du diesel de 8 centimes. La population n’est pas prête à faire des sacrifices. La décroissance va créer un rejet de l’écologie, et c’est en ça que je la trouve dangereuse. Je suis fondamentalement un écologiste, mais je n’utilise pas les mêmes moyens que certains écologistes. Ce n’est pas comme ça que l’on arrivera au résultat.

 

La solution est-elle forcément technologique?
Parmi les 1.300 solutions identifiées par ma fondation, la plupart ne sont pas high-tech. La majorité d’entre elles relèvent du bon sens, de systèmes, de produits, de matériaux et d’appareils qui sont plus efficients que les anciens. Je ne suis pas un technophile, je ne pense pas que la technologie en elle-même va sauver l’humanité. Certaines technologies peuvent d’ailleurs la détruire.

 

Pensez-vous à la géo-ingénierie par exemple? 
Ceux qui cherchent des réponses technologiques pour permettre de continuer à polluer comme aujourd’hui en compensant cette pollution sont des gens dangereux. Aller saupoudrer les hautes couches de l’atmosphère avec des nanoparticules pour réfléchir les rayons du soleil vers l’extérieur et compenser l’écart de température causé par le CO2 est aberrant. C’est même criminel. Ça induit de continuer à déstabiliser et déséquilibrer la nature, comme on le fait aujourd’hui, et d’utiliser une technique qui déstabilise la nature dans l’autre sens. On déséquilibre la nature des deux côtés. On arrivera forcément à une catastrophe, la nature est plus forte que nous.

Décrivez-nous ce monde propre qui pourrait déjà exister… 
C’est un monde qui est devenu tellement efficient que les sources renouvelables suffisent pour l’alimenter en énergie. Un monde où on ne gaspille pas, où on utilise mieux les ressources, et qui devient rentable. Prenons l’exemple de la chaîne alimentaire : beaucoup de nourriture est perdue sur le lieu de production à cause de problèmes climatiques ou de sous-développement local. Ma fondation a labellisé un séchoir solaire qui permet aux agriculteurs ou aux coopératives de faire sécher leurs récoltes pour qu’elles ne pourrissent pas sur place. On a aussi des cultures qui permettent, avec des produits naturels, d’avoir plus de rendement ; des systèmes qui économisent l’eau ou l’engrais ; une poubelle intelligente qui scanne et pèse ce que vous jetez et qui va dire à un restaurateur ou à une cafétéria ce qui a été commandé en trop. Il est aussi indispensable de rallonger les dates de péremption sur les produits qu’on achète. Un yaourt que vous consommez un mois plus tard est toujours bon. Ce sont des millions de tonnes de nourriture jetées chaque année à cause de ces dates trop précoces.

Comment convaincre l’industriel? Si on consomme moins, il va gagner moins… 
C’est là qu’intervient la croissance qualitative que je défends dans mon livre : si on consomme plus de qualité et qu’on est plus efficient, on a besoin de consommer moins. Et donc on peut facturer un peu plus cher au consommateur et faire un peu plus de marge. Ce qui est perdu en nombre de ventes est récupéré en bénéfices ; et comme le consommateur ne gaspille pas, il achète moins et peut payer un peu plus cher ce qu’il consomme. On augmente la qualité de tout ce qu’on produit et de ce qu’on consomme.

C’est l’exemple du téléphone portable?
Oui, il est facile de comprendre qu’il vaut mieux acheter un téléphone 20% plus cher si on peut le garder deux fois plus longtemps. Le problème aujourd’hui est que l’obsolescence programmée est légale. Si demain votre garantie passe d’un ou deux ans à cinq ans, si pendant cinq ans vous pouvez rapporter votre ordinateur, votre imprimante ou votre téléphone, vous serez d’accord pour les acheter un peu plus cher. Là aussi, il faut donc un cadre légal pour pousser à l’efficience et conserver des objets de meilleure qualité plus longtemps. Et ça, seul l’Etat peut le faire pour ne pas introduire une distorsion de concurrence avec les entreprises qui ne voudraient pas jouer le jeu. Il faut mettre tout le monde sur un pied d’égalité, sinon personne n’ose bouger.

Avez-vous d’autres exemples de ce statu quo que vous décrivez en raison du cadre légal?
Aujourd’hui, on a un système anti-smog qui permet de diviser par cinq les particules toxiques émises par les moteurs diesel et qui réduit la consommation de carburant de 20%. Mais si vous installez ce système, vous devez recertifier votre véhicule. Donc les gens ne le font pas. Il faut faire évoluer la réglementation. C’est la même chose pour les voitures électriques : le soir, au moment du pic de consommation, celles-ci pourraient être déchargées sur la borne de votre maison et vous donner l’énergie dont vous avez besoin pour votre cuisinière, votre chauffage, votre télévision. Puis quand tout le monde va se coucher, on a la nuit pour recharger les voitures électriques. Malheureusement, ce n’est pas autorisé!

Sur qui faut-il compter pour concrétiser ces évolutions?
Le changement viendra de deux directions différentes. Ça viendra des écologistes, des jeunes qui descendent dans la rue et qui font pression sur les gouvernements. Je les soutiens, mais au lieu de crier ‘problème, problème’, ils devraient crier ‘solution, solution’. Ça viendra aussi de ceux qui démontrent que c’est rentable d’agir, que ça ne va pas entraver le développement économique.

Les rapports du Giec sont tous alarmants mais rien ne change. S’est-on habitué à la catastrophe? 
Les gens ne se rendent pas compte. Quand ils ont 2 degrés de température en plus dans leur corps, ils courent aux urgences en pensant qu’ils ont une forme grave du Covid ; quand l’atmosphère prend 2 degrés, les gens s’en foutent. C’est tout bonnement ahurissant. On est dans une situation catastrophique, mais ça ne sert à rien de le dire sans donner de solutions. Car sinon on fait paniquer tout le monde, on fait déprimer les gens et on leur donne l’impression qu’il y a un problème tellement grand qu’ils ne vont jamais pouvoir le résoudre. Le réalisme, c’est changer ce qu’on peut changer plutôt que d’essayer de changer ce qu’on ne peut pas changer.

Qu’est-ce que vous attendez de la COP de Glasgow?
J’attends des engagements ambitieux des pays. Mais si ça n’arrive pas non plus cette fois, la frustration causée par la vaine recherche de consensus international a tout de même le mérite de pousser les acteurs locaux à agir : les régions, les villes, les entreprises.

Les COP ont-elles encore une utilité?
Oui! Il faut convaincre les négociateurs de chaque pays de s’engager davantage sur des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais pour l’instant, ils sont très conservateurs, ils pensent que ce sont surtout des sacrifices et que leur pays vivra moins bien en prenant des mesures environnementales. Notre but est de leur montrer que, au contraire, chaque pays ira mieux, sera plus riche et connaîtra moins de chômage s’il adopte des contributions écologiques très ambitieuses.

« Réaliste – Soyons logiques autant qu’écologiques », Bertrand Piccard, Stock, 180 pages, 18 euros (en librairies le 20 octobre). 

société-L’ « écoréalisme » : pour une approche réaliste de l’écologie (Bertrand Piccard)

société-L’ « écoréalisme » : pour une approche réaliste de l’écologie (Bertrand Piccard)

 

Psychiatre de formation, Bertrand Piccard défend une approche « réaliste » de l’écologie dans un livre à paraître mercredi.  »Il faut réconcilier l’écologie et l’industrie, pour développer une écologie rentable et une industrie écologique », prône le fondateur et président de Solar Impulse.( Avion solaire et labellisation)  .

 

La Fondation Solar Impulse, initiée par l’explorateur Bertrand Piccard suite à son mythique tour du monde en avion solaire, a mis en place le label Solar Impulse Efficient Solutionafin de promouvoir des solutions ayant un impact positif pour la planète tout en étant économiquement viables.

Ce label est attribué à la suite d’un processus d’évaluation rigoureux faisant intervenir des experts indépendants. Une fois labellisées, les solutions bénéficient d’avantages exclusifs comme la promotion de ces solutions dans les médias et auprès d’investisseurs et de décisionnaires économiques.

 

 

En matière d’écologie, vous défendez l’esprit pionnier. Quel est-il?
Chaque fois qu’on doit prendre une décision ou juger une situation, il faut regarder ailleurs que dans nos certitudes, nos croyances et nos habitudes. Dans n’importe quel domaine, l’innovation vient rarement de l’intérieur du système. Enfant, j’ai côtoyé beaucoup d’explorateurs. Mon grand-père et mon père ont accompli des choses qui étaient considérées comme impossibles. Tous m’ont montré à quel point la vie est intéressante si on accepte l’inconnu, si on se remet en question, si on a de grandes visions.

Quel est votre rapport à l’écologie? 
J’ai toujours vu mon père et mon grand-père utiliser l’exploration scientifique pour protéger l’environnement. Pour eux, l’écologie était quelque chose de très concret. C’était du bon sens. C’était non politisé. Quand il y a eu les premiers partis verts qui se sont créés dans les années 1980, ça nous paraissait curieux qu’il y ait besoin d’un parti pour l’écologie plutôt que de mettre l’écologie dans tous les partis.

 

Vous défendez une écologie réaliste et concrète. Est-ce parce que vous avez vu l’idéalisme de votre père se heurter à la réalité?
Il a été très déçu que l’écologie devienne à ce point idéologique. Il aurait voulu une écologie concrète, qui réunisse, plutôt qu’une écologie qui divise. Ça a ancré en moi ce désir de prôner une écologie fédératrice, où chacun y trouve son compte, plutôt qu’une écologie constituée de clivages. C’est aberrant de voir l’écologie et l’industrie s’opposer aujourd’hui alors que l’industrie est capable d’apporter des solutions écologiques. Si les industriels perçoivent que la protection de l’environnement est devenue plus rentable que sa destruction, ils se rallieront à la cause écologique sans même avoir besoin de croire au changement climatique!

 

Que faut-il faire pour sortir de cette opposition?
Il faut que les écologistes et les industriels parlent le même langage : celui d’une protection de l’environnement financièrement rentable grâce aux nouvelles opportunités économiques. Il faut que chaque parti politique fasse de l’écologie, qu’on s’attelle à promouvoir l’efficience énergétique, les énergies renouvelables, l’économie circulaire, la gestion des déchets, la rénovation des bâtiments. Ça sert tout le monde : les plus modestes, dont les factures énergétiques diminuent, l’industrie, car ça ouvre de nouveaux débouchés, le politique, car ça crée des emplois, et le monde écologique, car ça protège l’environnement. On doit absolument comprendre qu’aujourd’hui l’écologie est la force motrice autant de notre société humaine que de l’économie, de l’industrie et de la politique.

C’est le discours que vous tenez aux PDG et chefs d’Etat que vous rencontrez régulièrement? 
Si vous allez vers le monde industriel et que vous dites ‘il faut protéger l’environnement’, vous aurez à peu près le même résultat que si vous allez vers le monde écologique et que vous dites ‘il faut produire davantage pour pouvoir développer l’économie’. Ça ne marche pas, car personne ne se comprend. Il faut voir où est l’intersection des intérêts. Aujourd’hui, vous avez de nouveaux procédés, systèmes, produits, matériaux et appareils qui protègent l’environnement, sont capables de créer des emplois et permettent à l’économie de fonctionner. C’est ce que j’appelle l’écologie réaliste, l’écoréalisme. En faisant ça, vous êtes capables d’obtenir un changement que vous n’êtes pas capable d’obtenir tant que c’est uniquement conflictuel. Si les entreprises comprennent que c’est pour elles plus rentable de protéger l’environnement que de continuer à polluer, elles vont être capables d’évoluer. Si les écologistes comprennent qu’il est possible de pousser les entreprises à devenir plus responsables, plus durables et en même temps plus rentables, ils vont aider les entreprises à faire cette transition. On ira beaucoup plus vite que si on fait une guerre de tranchées. Aujourd’hui, vous avez les écologistes d’un côté, les industriels de l’autre, et ça évolue très peu.

On est conscient des risques liés au changement climatique, on connaît les solutions, mais rien ou presque ne bouge. Pourquoi?
Le cadre légal des normes et des standards est aussi archaïque que les vieux systèmes polluants que l’on utilise encore. Le résultat est que beaucoup d’entreprises polluent légalement. Pour développer l’écologie fédératrice, les standards environnementaux doivent devenir plus exigeants. Il faut créer une nécessité d’utiliser toutes les nouvelles solutions. Aujourd’hui par exemple, il est légalement autorisé d’avoir des passoires thermiques. D’un côté, les plus démunis paient des fortunes en frais de chauffage, de l’autre, l’énergie est gaspillée. Ça devrait être une norme obligatoire d’avoir des bâtiments neutres sur le plan carbone. L’investissement de départ est amorti par l’économie d’énergie réalisée.

 

L’interdiction des passoires thermiques était l’idée des 150 citoyens, mais elle a été édulcorée. Par manque de courage politique? 
C’est surtout une méconnaissance du fait que toutes ces nouvelles solutions écologiques aujourd’hui sont devenues très rentables. Rien qu’avec les économies d’énergie, d’eau, d’électricité, de fioul, on rentabilise ces investissements. Prenez l’exemple des bus : le bus diesel est moins cher à l’achat qu’un bus électrique, mais sur dix ans d’exploitation le bus électrique est 400.000 dollars moins cher car il y a peu de maintenance et pas de carburant. Ce qui pèche, c’est la peur de faire l’investissement de départ. Il faut investir davantage au départ, mais ensuite on récupère plusieurs fois sa mise.

 

Vous êtes psychiatre, vous avez pratiqué pendant plus de vingt ans. Est-ce une incapacité de notre cerveau à penser à long terme?
Notre monde est un monde de court terme, les mandats politiques sont courts, ceux des directeurs généraux aussi. Par conséquent, c’est difficile de faire du long terme, car c’est le suivant qui en profitera. Mais il devrait être légalement obligatoire. Dans un marché public, au lieu de calculer le coût d’achat on devrait tenir compte du coût du cycle de vie sur dix ans. Le bus électrique devient alors une évidence.

 

Vous écrivez que le problème n’est pas tant la société de consommation que son corollaire, le gaspillage ; pour autant, vous ne prônez pas la décroissance. Pourquoi? 
Il faut faire décroître beaucoup de choses : le gaspillage, l’inefficience, la pollution, la démesure, l’irresponsabilité, le court terme. Mais il faut faire croître la création de valeur et de richesse. Il y a trop de gens démunis, trop d’inégalités. Si on parle de redistribution pour les plus pauvres, il faut bien avoir quelque chose à redistribuer! Ça m’étonne toujours que ce soient les partis de gauche – qui se préoccupent de la solidarité – qui prônent la décroissance, car il n’y a pas de solidarité s’il n’y a pas de richesse à partager, si on ne crée pas de la valeur. Il faut protéger l’environnement, mais aussi l’être humain. Arrêtons d’associer la décroissance nécessaire des excès avec une décroissance économique, les deux ne doivent pas être liés.

Vous alertez sur l’inefficience de nos usages aujourd’hui. Quelle est-elle?
Aujourd’hui on perd, par inefficience, les trois quarts de l’énergie produite, entre le tiers et la moitié de la nourriture, la moitié des matières premières, plus de 95% des déchets. Ça doit s’arrêter! Les écologistes ont raison de le dire. Philosophiquement, c’est juste. Philosophiquement, nous devons être plus sobres, consommer moins, vivre de manière plus simple. Mais psychologiquement, ce n’est pas comme ça que l’être humain raisonne. La décroissance est une excellente philosophie qui manque de psychologie. Elle ne tient pas compte de la psychologie humaine. Le citoyen ne veut pas moins, il veut mieux à défaut de plus. Certes, dans nos pays d’Europe occidentale, nous avons trop, nous sommes un îlot d’excès. Mais regardez le reste du monde, privé de sécurité sociale, d’assurance santé, de retraite… Comment allez-vous faire passer une philosophie de la décroissance économique à des populations dont le seul rêve est d’avoir la même chose que nous?

Que faire?
Il faut les aider à se développer de manière propre. Pour éviter de reproduire nos excès du XXe siècle, il faut les aider à installer directement chez eux des énergies renouvelables, de l’efficience énergétique, des technologies pour recycler et purifier l’eau potable, des systèmes de recyclage de déchets, une économie circulaire. Si vous faites ça, vous aurez des pays propres mais qui se sont aussi développés économiquement. Grâce à l’écologie, on peut obtenir un développement économique qui profite à tous et à toutes et en même temps protège l’environnement.

Vous dites qu’il ne faut pas compter que sur les comportements individuels, qui, s’ils changent, le font trop lentement. Pourquoi?
On n’a pas le temps d’attendre quarante ans qu’une nouvelle génération prenne le pouvoir. Il faut aller beaucoup plus vite. Il y a eu des milliers de Gilets jaunes dans la rue tous les samedis car on voulait augmenter le prix du diesel de 8 centimes. La population n’est pas prête à faire des sacrifices. La décroissance va créer un rejet de l’écologie, et c’est en ça que je la trouve dangereuse. Je suis fondamentalement un écologiste, mais je n’utilise pas les mêmes moyens que certains écologistes. Ce n’est pas comme ça que l’on arrivera au résultat.

 

La solution est-elle forcément technologique?
Parmi les 1.300 solutions identifiées par ma fondation, la plupart ne sont pas high-tech. La majorité d’entre elles relèvent du bon sens, de systèmes, de produits, de matériaux et d’appareils qui sont plus efficients que les anciens. Je ne suis pas un technophile, je ne pense pas que la technologie en elle-même va sauver l’humanité. Certaines technologies peuvent d’ailleurs la détruire.

 

Pensez-vous à la géo-ingénierie par exemple? 
Ceux qui cherchent des réponses technologiques pour permettre de continuer à polluer comme aujourd’hui en compensant cette pollution sont des gens dangereux. Aller saupoudrer les hautes couches de l’atmosphère avec des nanoparticules pour réfléchir les rayons du soleil vers l’extérieur et compenser l’écart de température causé par le CO2 est aberrant. C’est même criminel. Ça induit de continuer à déstabiliser et déséquilibrer la nature, comme on le fait aujourd’hui, et d’utiliser une technique qui déstabilise la nature dans l’autre sens. On déséquilibre la nature des deux côtés. On arrivera forcément à une catastrophe, la nature est plus forte que nous.

Décrivez-nous ce monde propre qui pourrait déjà exister… 
C’est un monde qui est devenu tellement efficient que les sources renouvelables suffisent pour l’alimenter en énergie. Un monde où on ne gaspille pas, où on utilise mieux les ressources, et qui devient rentable. Prenons l’exemple de la chaîne alimentaire : beaucoup de nourriture est perdue sur le lieu de production à cause de problèmes climatiques ou de sous-développement local. Ma fondation a labellisé un séchoir solaire qui permet aux agriculteurs ou aux coopératives de faire sécher leurs récoltes pour qu’elles ne pourrissent pas sur place. On a aussi des cultures qui permettent, avec des produits naturels, d’avoir plus de rendement ; des systèmes qui économisent l’eau ou l’engrais ; une poubelle intelligente qui scanne et pèse ce que vous jetez et qui va dire à un restaurateur ou à une cafétéria ce qui a été commandé en trop. Il est aussi indispensable de rallonger les dates de péremption sur les produits qu’on achète. Un yaourt que vous consommez un mois plus tard est toujours bon. Ce sont des millions de tonnes de nourriture jetées chaque année à cause de ces dates trop précoces.

Comment convaincre l’industriel? Si on consomme moins, il va gagner moins… 
C’est là qu’intervient la croissance qualitative que je défends dans mon livre : si on consomme plus de qualité et qu’on est plus efficient, on a besoin de consommer moins. Et donc on peut facturer un peu plus cher au consommateur et faire un peu plus de marge. Ce qui est perdu en nombre de ventes est récupéré en bénéfices ; et comme le consommateur ne gaspille pas, il achète moins et peut payer un peu plus cher ce qu’il consomme. On augmente la qualité de tout ce qu’on produit et de ce qu’on consomme.

C’est l’exemple du téléphone portable?
Oui, il est facile de comprendre qu’il vaut mieux acheter un téléphone 20% plus cher si on peut le garder deux fois plus longtemps. Le problème aujourd’hui est que l’obsolescence programmée est légale. Si demain votre garantie passe d’un ou deux ans à cinq ans, si pendant cinq ans vous pouvez rapporter votre ordinateur, votre imprimante ou votre téléphone, vous serez d’accord pour les acheter un peu plus cher. Là aussi, il faut donc un cadre légal pour pousser à l’efficience et conserver des objets de meilleure qualité plus longtemps. Et ça, seul l’Etat peut le faire pour ne pas introduire une distorsion de concurrence avec les entreprises qui ne voudraient pas jouer le jeu. Il faut mettre tout le monde sur un pied d’égalité, sinon personne n’ose bouger.

Avez-vous d’autres exemples de ce statu quo que vous décrivez en raison du cadre légal?
Aujourd’hui, on a un système anti-smog qui permet de diviser par cinq les particules toxiques émises par les moteurs diesel et qui réduit la consommation de carburant de 20%. Mais si vous installez ce système, vous devez recertifier votre véhicule. Donc les gens ne le font pas. Il faut faire évoluer la réglementation. C’est la même chose pour les voitures électriques : le soir, au moment du pic de consommation, celles-ci pourraient être déchargées sur la borne de votre maison et vous donner l’énergie dont vous avez besoin pour votre cuisinière, votre chauffage, votre télévision. Puis quand tout le monde va se coucher, on a la nuit pour recharger les voitures électriques. Malheureusement, ce n’est pas autorisé!

Sur qui faut-il compter pour concrétiser ces évolutions?
Le changement viendra de deux directions différentes. Ça viendra des écologistes, des jeunes qui descendent dans la rue et qui font pression sur les gouvernements. Je les soutiens, mais au lieu de crier ‘problème, problème’, ils devraient crier ‘solution, solution’. Ça viendra aussi de ceux qui démontrent que c’est rentable d’agir, que ça ne va pas entraver le développement économique.

Les rapports du Giec sont tous alarmants mais rien ne change. S’est-on habitué à la catastrophe? 
Les gens ne se rendent pas compte. Quand ils ont 2 degrés de température en plus dans leur corps, ils courent aux urgences en pensant qu’ils ont une forme grave du Covid ; quand l’atmosphère prend 2 degrés, les gens s’en foutent. C’est tout bonnement ahurissant. On est dans une situation catastrophique, mais ça ne sert à rien de le dire sans donner de solutions. Car sinon on fait paniquer tout le monde, on fait déprimer les gens et on leur donne l’impression qu’il y a un problème tellement grand qu’ils ne vont jamais pouvoir le résoudre. Le réalisme, c’est changer ce qu’on peut changer plutôt que d’essayer de changer ce qu’on ne peut pas changer.

Qu’est-ce que vous attendez de la COP de Glasgow?
J’attends des engagements ambitieux des pays. Mais si ça n’arrive pas non plus cette fois, la frustration causée par la vaine recherche de consensus international a tout de même le mérite de pousser les acteurs locaux à agir : les régions, les villes, les entreprises.

Les COP ont-elles encore une utilité?
Oui! Il faut convaincre les négociateurs de chaque pays de s’engager davantage sur des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais pour l’instant, ils sont très conservateurs, ils pensent que ce sont surtout des sacrifices et que leur pays vivra moins bien en prenant des mesures environnementales. Notre but est de leur montrer que, au contraire, chaque pays ira mieux, sera plus riche et connaîtra moins de chômage s’il adopte des contributions écologiques très ambitieuses.

« Réaliste – Soyons logiques autant qu’écologiques », Bertrand Piccard, Stock, 180 pages, 18 euros (en librairies le 20 octobre). 




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