Afghanistan: une nouvelle tragédie
Ce que pense Sune Engel Rasmussen dans le Wall Street Journal
Même si le retrait des troupes américaines annoncé par Donald Trump n’est pas encore effectif, des signes prouvent que le gouvernement afghan est débordé.
A la nuit tombée, les rues des abords de la capitale se vident et les forces de sécurité se préparent à affronter une vague de meurtres. Les insurgés talibans ont placardé des avertissements sur les vitrines des magasins, affirmant que l’Emirat islamique (nom qu’ils ont donné à leur organisation) va venir arrêter et exécuter les kidnappeurs, les vandales et les voleurs.
« Quand les forces américaines auront quitté l’Afghanistan, les talibans appliqueront notre loi, par le dialogue ou la force », affirme Azizi, un jeune combattant taliban qui a quitté sa maison à l’extérieur de la ville pour cet entretien. Du troisième étage d’un immeuble, il regarde le quartier environnant, qui abrite des classes moyennes, des étudiants et des cafés. « A Kaboul, nous instaurerons les règles de charia comme nous le faisons dans les autres provinces », affirme-t-il.
Les Afghans se demandent depuis des années à quoi ressemblera leur pays après le départ de la coalition militaire dirigée par les Etats-Unis. Pour le meilleur ou pour le pire, ils seront bientôt fixés.
Cette semaine, le Pentagone a fait part de son intention de réduire le nombre de soldats américains stationnés en Afghanistan à environ 2 500 d’ici à la prise de fonction de Joe Biden en janvier. En février dernier, ils étaient environ 12 000, contre 100 000 il y a dix ans. Le président Trump a émis l’ordre quelques jours après avoir limogé Mark Esper, le secrétaire à la Défense.
Joe Biden, élu début novembre, a déclaré qu’il voulait retirer la totalité des troupes américaines d’Afghanistan avant la fin de son premier mandat. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) s’est engagée à financer l’armée afghane jusqu’en 2024 (quelque 7 500 soldats non américains sont actuellement dans le pays), mais il est peu probable que les partenaires de la coalition conservent leurs effectifs après le départ des Américains.
Sur place, l’angoisse monte depuis que les talibans ont conclu, en février dernier, un accord avec l’administration Trump. En échange du retrait progressif des soldats américains, les militants se sont engagés à empêcher Al-Qaïda et d’autres groupes terroristes internationaux d’opérer en Afghanistan et à mener des pourparlers pacifiques avec le gouvernement afghan. Entamés en septembre, ils sont actuellement au point mort.
Dans une déclaration publiée après la présidentielle américaine, les talibans ont indiqué qu’ils espéraient que Joe Biden respecterait l’accord conclu en février et l’ont menacé de déclencher une « tornade guerrière » dans le cas contraire.
L’accord de février ne comprend pas de cessez-le-feu, mais les responsables américains expliquent s’être entendus avec les talibans pour que la violence baisse de façon significative.
Les insurgés semblent pourtant profiter de ce qu’ils considèrent comme leur avantage sur le terrain. Ils se sont ainsi servis d’une suspension des frappes aériennes américaines pour lancer une offensive de grande ampleur dans la province de Helmand, prenant le contrôle des autoroutes et encerclant des bâtiments publics. Depuis février, ils ont mené plus de 13 000 attaques dans le pays, faisant de ces derniers mois les plus violents de toute la guerre, selon une analyse du gouvernement afghan que The Wall Street Journal a pu consulter. Ses conclusions ont été corroborées par des experts occidentaux en sécurité.
Désormais, les talibans ne sont plus seulement présents dans les villages et les banlieues. Les militants et les sympathisants se sont infiltrés dans les villes afghanes et les jeunes combattants fréquentent les universités de la capitale. Les classes moyennes ont, elles, fui les bombardements et les assassinats pour se réfugier dans des immeubles nouvellement construits en bordure des villes. La capitale est devenue si dangereuse que, pour parcourir les trois kilomètres qui séparent l’aéroport de l’ambassade, les diplomates américains se déplacent en hélicoptère.
L’essentiel des alliés des Américains en Afghanistan, qui avaient parié sur le fait qu’une présence américaine durable favoriserait le progrès social et la prospérité, redoutent un départ précipité.
« S’ils sont venus pour combattre les talibans, ils ne doivent pas rendre [le pays] aux talibans, résume Fahim Hashimy, entrepreneur à la tête d’un conglomérat qui gère la logistique des bases américaines et une chaîne de télévision. Les jeunes qui ont découvert un nouveau mode de vie, les femmes qui ont pris de nouvelles habitudes, on ne peut pas simplement les donner à quelqu’un d’autre. »
Les combattants islamistes avaient déjà pris le contrôle de l’Afghanistan par le passé, avec des conséquences tragiques pour les Etats-Unis.
Au tout début des années 2000, le gouvernement taliban avait laissé Oussama Ben Laden fomenter les attentats du 11 septembre sur son sol. Les attaques contre les tours du World Trade Center et le Pentagone avaient fait près de 3 000 morts. En réaction, une coalition militaire menée par les Etats-Unis avait envahi l’Afghanistan, chassé les talibans du pouvoir et repoussé Ben Laden et ses acolytes dans les massifs montagneux qui marquent la frontière avec le Pakistan.
Pourtant, Américains et Afghans estiment que, malgré leurs promesses, les talibans continuent de protéger des membres d’Al-Qaïda. En juin, un rapport des Nations unies indiquait qu’à la faveur d’une amitié réciproque, de combats communs, de proximité idéologique et de mariages, les deux groupes restaient proches. Les talibans ont ainsi consulté Al-Qaïda au moment des négociations avec les Etats-Unis, affirme le rapport.
En octobre, les forces spéciales afghanes ont tué un dignitaire d’Al-Qaïda dans la province de Ghazni, où il vivait sous la protection des talibans, selon les services de renseignements afghans.
Selon l’Onu, des centaines de combattants d’Al-Qaïda vivent en Afghanistan. L’Etat islamique, qui a revendiqué les attaques récemment perpétrées à Kaboul (dont une à l’université, où un kamikaze s’est fait exploser et des tireurs ont abattu des étudiants début novembre), compterait plusieurs centaines d’hommes armés dans l’est du pays.
Pour les talibans, le départ des troupes américaines est une victoire.
Celui qui se fait appeler Muslim Afghan a été jeté en prison en 2014 en raison de son activité au sein du réseau Haqqani, qui fait partie de la frange dure des talibans. Il était toujours derrière les barreaux en février quand, avec ses codétenus, ils ont regardé à la télévision qatarie la cérémonie de signature de l’accord de retrait des troupes américaines. Ils ont exulté et salué l’événement par des salves de « Dieu est grand ! », raconte-t-il.
Quelques semaines plus tard, il a découvert qu’il faisait partie des 5 000 prisonniers dont la libération avait été exigée par les talibans dans le cadre de l’accord. En mai, c’est en homme libre qu’il a retrouvé les rangs talibans.
« C’était un jour historique, a-t-il déclaré en octobre d’un entretien avec un membre du réseau Haqqani. Nous avons battu l’occupant, qui a accepté de quitter le pays. »
Mais alors que les talibans accentuent la pression sur le gouvernement afghan, le départ des Américains risque de rappeler d’autres sorties ratées, des derniers hélicoptères quittant Saïgon pendant la guerre du Vietnam aux blindés s’éloignant de Syrie l’an passé en abandonnant les alliés kurdes qui avaient contribué à la victoire sur l’Etat islamique.
Quelque 7 500 soldats américains ont quitté le pays depuis février. Des sociétés privées américaines ont été mandatées pour démanteler la gigantesque base militaire de Kandahar et retirer les biens et les équipements de l’aérodrome de Bagram. Des travailleurs afghans ont récupéré certains éléments et de la ferraille, qu’ils revendent sur les marchés locaux, racontent les marchands des bazars.
Dans une économie qui repose sur les centaines de millions de dollars que rapporte chaque année le trafic de stupéfiants issus des champs de pavot, selon l’ONU et des responsables américains, les talibans ont jeté les bases d’un Etat parallèle. Dans les zones qu’ils contrôlent, ils ont instauré leur propre système judiciaire, qui fonctionne en partie grâce aux revenus de l’extraction de minéraux et de pierres précieuses et une fiscalité ciblée.
Les troupes américaines ne sont désormais plus en première ligne, mais continuent d’apporter un soutien aérien aux forces afghanes. En octobre, par exemple, elles ont participé à la lutte contre l’offensive des talibans dans la capitale de la province de Helmand. Avec ses alliés de l’Otan, Washington assure également la formation et le conseil de l’armée afghane.
Beaucoup d’Afghans redoutent que les talibans ne profitent du retrait américain pour obtenir une influence politique démesurée ou qu’ils lancent une offensive armée s’ils n’y parviennent pas.
Les forces de sécurité afghane comptent des centaines de milliers de soldats et de policiers, les missions les plus ardues étant assurées par des commandos armés, qui comptent quelque 20 000 membres parfaitement entraînés. Il est peu probable qu’un soulèvement taliban les anéantisse totalement, mais elles se sont révélées, par le passé, incapables de défendre les centres urbains sans l’aide aérienne des Américains. Moins d’un tiers des quelque 400 districts que compte l’Afghanistan sont entièrement sous le contrôle du gouvernement, selon des experts occidentaux en sécurité.
Sans le soutien militaire des Américains, la situation pourrait se dégrader au point de provoquer une guerre civile qui opposerait hommes forts du pays et militants islamistes, préviennent des dirigeants afghans.
« Les gens ont peur du retour des talibans et cherchent des moyens de s’armer pour se protéger », confie Hamdullah Mohib, responsable de la sécurité et conseiller national à la sécurité, lors d’un entretien. Les talibans « sont persuadés que, une fois les Américains partis, ils réussiront à renverser le gouvernement et conquérir les provinces en un mois », ajoute-t-il.
Dans la province de Wardak, dans les montagnes du centre de l’Afghanistan, Abdul Ghani Alipoor, vétéran de 52 ans, consolide sa milice. Il dirige un groupe d’hommes armés jusqu’aux dents. Des Hazaras, une minorité chiite persécutée pendant le règne des talibans, d’obédience sunnite. Les talibans, qui considèrent les Hazaras comme des hérétiques, ont pris leurs terres, emprisonné leurs leaders et les ont pourchassés lors de campagnes sanglantes. Ils ont aussi détruit deux colossales statues de Bouddha taillées dans la roche de la ville de Bamiyan.
Abdul Ghani Alipoor et sa milice hétéroclite contrôlent les routes et les villages de la zone. Le gouvernement accuse ses hommes de meurtres, d’intimidation et d’extorsion à l’encontre des Pachtounes, l’ethnie dont sont issus la plupart des talibans. Abdul Ghani Alipoor dément.
Selon des experts occidentaux, les effectifs de la milice ont doublé ces derniers mois. Elle comprend actuellement environ 500 hommes armés, mais le commandant peut mobiliser 5 000 réservistes « d’un coup de téléphone ».
Un matin, il y a peu, des centaines de combattants et d’habitants de la zone se sont rassemblés pour les obsèques d’une dizaine d’hommes tués lors d’affrontements avec les talibans. Les prêches ont appelé à la résistance contre les talibans et un imprimeur local a distribué des avis de recrutement dans les villages.
« Si les Américains partent, les Hazaras n’auront pas d’autres choix que prendre les armes, affirme Abdul Daneshiyar, un chef civil local, depuis l’estrade. Nous devons soutenir le commandant Alipoor. »
Les collines qui entourent le plateau étaient constellées de pick-up et de combattants faisant le guet, le visage dissimulé par un foulard et les doigts crevassés par le maniement des armes dans un froid polaire. Certains étaient équipés de fusils d’assaut à vision nocturne, d’autres de lance-roquettes.
Dans son entretien, Abdul Ghani Alipoor a accusé les forces étrangères d’avoir apporté en Afghanistan un faux espoir de paix. « Quand les Américains sont venus en Afghanistan, ils auraient dû apporter la sécurité, soupire-t-il. S’ils partent, c’est une tragédie qui nous attend. »
Même si les Etats-Unis n’ont pas réussi à vaincre les talibans sur le plan militaire, les faire sortir du gouvernement a provoqué une transformation radicale de la société.
Les minorités religieuses sont désormais protégées par la constitution. Les femmes ont le droit d’étudier et de travailler. Les divertissements ne sont plus interdits et les palais des sports, centres commerciaux et autres salles de bowling de Kaboul ne désemplissent pas.
La levée des sanctions prises contre le pays lorsqu’il était dirigé par les talibans a dopé l’économie.
Fahim Hashimy, l’entrepreneur qui avait commencé sa carrière comme interprète pour les forces américaines, a profité de ce nouvel ordre politique pour faire fortune. En 2010, il a créé 1TV, une chaîne de télévision très regardée, avant de se diversifier dans les mines, les routes et même le transport aérien.
« Pendant un moment, tout le monde travaillait très dur et faisait des sacrifices, du côté afghan comme du côté américain, pour parvenir à la démocratie et à la liberté, se souvient cet homme de 40 ans au visage marqué par une cicatrice près de l’œil gauche, souvenir d’un accident de Humvee. La paix est bonne pour l’investissement. Nous laisser seuls, avec l’ennemi contre lequel [les Américains] ont lutté, ça n’est pas juste pour les Afghans. »
S’engouffrant dans un café de Kaboul, Farahnaz Forotan plaisante avec ses amis, éclate d’un rire franc et leur assène de solides tapes dans le dos. A 28 ans, elle fait partie des journalistes et des activistes les plus en vue du pays. Pour elle, le gouvernement américain abandonne le pays et les femmes qui, comme elle, ont conquis une liberté nouvelle.
« L’impression que ça me fait, c’est qu’ils ont emballé tout le pays dans un carton et qu’ils l’ont expédié aux talibans, s’agace-t-elle. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute : si les talibans reviennent, ils s’en prendront aux droits des femmes, ils n’ont pas changé. »
Azizi, le combattant, est né un an avant les attentats du 11 septembre et a rejoint les talibans quand il avait 13 ans. Pour lui, les Afghans doivent s’attendre à un durcissement du ton si le groupe reprend le pouvoir : les voleurs doivent avoir la main coupée pour l’exemple, les femmes peuvent étudier et travailler, mais séparées des hommes, et doivent porter des vêtements amples, qui couvrent tout le corps sauf le visage. Hors de question de revêtir un jean ou ces foulards à la mode qui découvrent une partie de la tête.
« Les talibans ne l’accepteront jamais, affirme-t-il. Ça fait vingt ans que l’on se bat contre ça. »
Traduit à partir de la version originale en anglais; dans l’Opinion.
Un ion européenne : «Une vision stratégique commune». (Dacian Ciolos)
Dacian Ciolos est député européen, président du groupe centriste et libéral Renew Europe va évidemment à l’encontre du souverainisme ambiant en souhaitant une vision stratégique commune dans l’union européenne. ( Tribune dans l’Opinion )
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