Ukraine : l’amère victoire russe
Les évènements actuels qui embrasent l’Ukraine ont plongé l’Occident dans la perplexité : pourquoi une guerre que toute l’Europe jugeait improbable, car parfaitement irrationnelle, à l’exception du renseignement américain nourri d’observations satellitaires, d’écoutes et, probablement, d’informations confidentielles fournies par quelques « taupes » infiltrées au sein même de l’appareil politico-militaire russe ? Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.(La Tribune)
« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ». – Winston Churchill
Les évènements actuels qui embrasent l’Ukraine ont plongé l’Occident dans la perplexité : pourquoi une guerre que toute l’Europe jugeait improbable, car parfaitement irrationnelle, à l’exception du renseignement américain nourri d’observations satellitaires, d’écoutes et, probablement, d’informations confidentielles fournies par quelques « taupes » infiltrées au sein même de l’appareil politico-militaire russe ? En effet, si le « Cirque » doit à John Le Carré la réputation d’être perméable aux « honorables correspondants » du « Centre » de Moscou, à la Loubianka, les « services » français, bien qu’ayant fait oublier l’affaire Georges Pâques et le réseau « saphir », ne sauraient prétendre à l’exclusivité des sources du type « Farewell » !
Et surtout, comment l’Armée rouge s’est-elle enlisée dans une « opération militaire spéciale » qui, de l’avis général, devait être réglée dans la semaine ?
À la première question, la réponse paraît devoir résider dans l’isolement personnel du Président Poutine, entouré de collaborateurs terrorisés, aux poitrines bardées de décorations, engoncés dans des uniformes rappelant fâcheusement les apothéoses staliniennes de la Place Rouge.
Il serait inconséquent de s’en tenir à cette explication superficielle qui inspire la conviction d’aucuns que la disparition du dirigeant actuel réglerait le problème, sans même envisager que le profil d’un éventuel successeur risquerait fort de faire regretter, à bref délai, celui de son prédécesseur.
Celui-ci bénéficie aujourd’hui, quoiqu’on en ait, d’une popularité certaine dans son pays, car il est pénétré de l’histoire et de la culture russes, et recueille un large soutien symbolisé par l’appui ostensible du patriarche de la « Troisième Rome » dont il faut se souvenir qu’aux pires moments de l’été 1941, alors que les divisions de « panzers » déferlaient dans les plaines d’Ukraine et de Biélorussie, l’ancien séminariste Joseph Staline avait jugé bon, selon la légende, d’extraire le Métropolite de sa résidence surveillée pour l’envoyer survoler Moscou muni d’icônes sacrées, chargé de bénir les défenseurs de la Sainte Russie ! Ajoutons que la passion du successeur de Boris Eltsine pour l’histoire et la géopolitique fait qu’il se remémore encore aujourd’hui ces périodes où l’Ukraine, déchirée entre Occident et Orient, était largement soumise au « Royaume des deux nations » polono-lituanien et où, dans les années 1920, les Cosaques Zaporogues, alliés à l’armée de Dénikine, envisageaient de reconquérir Moscou à partir de Kiev. C’était avant que certains d’entre eux n’accueillent sans trop d’hésitations les descendants des Chevaliers teutoniques revenus, comme au temps de la première bataille de Tannenberg, envahir la Moscovie.
Enfin, les cours d’enseignement supérieur du FSB n’ont certainement pas omis d’inculquer au jeune officier quelques principes essentiels, comme celui de l’importance du « couloir stratégique » reliant la Baltique à la Mer Noire, et dont la Crimée, au XIX° siècle, constituait la pointe avancée en direction de Constantinople, du Bosphore et des mers chaudes ; au point qu’il fallut une action franco-britannique pour préserver l’Empire ottoman, intervention dont le seul avantage durable que nous ayons conservé par-devers nous depuis lors, hormis le prestige des zouaves, consiste dans les noms d’un pont et d’un boulevard parisiens.
Sans doute s’agissait-il d’évènements lointains et, pour la plupart, oubliés du plus grand nombre, à l’exception toutefois de ceux datant de la Grande Guerre patriotique, sans pour autant qu’une méfiance traditionnelle envers l’Occident, teintée de fascination, ne subsiste au-delà du Niémen en dépit de la Glasnost et de la Perestroïka.
Le malheur voulut que tout au long des deux décennies qui suivirent la chute du Mur de Berlin, en dépit de la clairvoyance d’un François Mitterrand conscient de la nécessité de reconstruire une organisation continentale dédiée à la sécurité en Europe et malgré le prestige de son successeur, épris de culture slave, aux yeux du nouveau Tsar venu de Saint-Pétersbourg, l’Occident ne sut jamais adresser les signes de respect et de considération qu’attendait le peuple russe. Et subrepticement, la doctrine américaine du « containment » imposée en 1945 par George Kennan s’est trouvée supplantée par celle du « Roll Back » défendue par George Patton et le clan des « faucons », favorisée par la régression culturelle de l’Amérique.
Et c’est ainsi que la méfiance réciproque a fini par reléguer aux oubliettes l’esprit de « détente, entente et coopération » prôné par le Général de Gaulle que nos propres élites tenaient pour définitivement acquis.
Donc, l’ « opération militaire spéciale » est déclenchée le 24 février 2022, et quatre mois plus tard, l’Armée rouge, ou du moins son avatar contemporain, se bat toujours pour tenter de conquérir intégralement les provinces russophones de l’Est ukrainien, devenues républiques autoproclamées, et pour assurer leur liaison avec la Crimée de manière à imposer une continuité géographique entre les anciens protectorats russes. Les autres objectifs initiaux, Kiev et Odessa, ne sont plus à l’ordre du jour.
Que s’est-il donc passé ? D’évidence, la volonté et la capacité de résistance des Ukrainiens, pourtant bien connus des Russes, ont été sous-estimées. En termes opérationnels, l’emploi massif des missiles anti-chars et anti-aériens dans l’évaluation du rapport de forces n’a pas été suffisamment pris en compte, syndrome du conservatisme pour ainsi dire viscéral de l’État-Major russe, plus accentué encore que celui, assez inévitable, de tout État-Major influencé par les indispensables « RETEX » qui valorisent souvent le passé, plus que l’avenir.
D’autres facteurs ont joué : l’hétérogénéité des systèmes d’armes, cauchemar logistique (4 générations de chars de combat en service), une difficulté évidente dans la coordination des feux sur le champ de bataille, s’agissant notamment de l’appui aérien visiblement assez peu efficace, alors qu’il est essentiel pour les armées occidentales. Enfin, les faiblesses congénitales des unités d’appelés à l’époque actuelle, alors que les référentiels universels modernes ne prédisposent guère les contingents de jeunes recrues à l’action militaire, comme les américains en ont fait la cruelle expérience au Viêt-Nam.
Plus fondamentalement, il existe assurément une tendance à la surévaluation de l’armée russe, de l’accord conjoint des parties : les Russes, pour « intoxiquer » l’adversaire, selon une doctrine bien connue de « Maskirovka », ou « dissimulation » ; les occidentaux, et tout particulièrement le Pentagone, pour justifier un effort d’armement soutenu, quelles que soient les circonstances. Rappelons, pour mémoire, que des travaux récents ont mis en lumière, semble-t-il, que la prétendue « crise des missiles » à Cuba n’en était pas vraiment une, Kroutchev ayant d’emblée informé le Politburo qu’il allait devoir céder pour éviter une confrontation inégale. Mais une habile mise en scène permit alors au clan Kennedy de faire oublier le désastre de la « Baie des Cochons ». Bis repetita…
De marine de « haute mer », point, sinon une flotte sous-marine démystifiée par la catastrophe du Koursk ; une aviation nombreuse mais dont les Migs et les Sukhois les plus récents n’ont jamais surclassé les F14, F15, F16 et F18.
Certes, il existe des domaines d’excellence dans lesquels la Russie affiche orgueilleusement son savoir-faire : les nouveaux chars, les missiles « hypersoniques » en sont l’illustration. Mais il ne s’agit guère que d’un arsenal d’échantillons, sans véritable portée stratégique. Rappelons que les États-Unis eux-mêmes ont limité à une présérie la production des intercepteurs furtifs F22, en dépit d’un budget militaire annuel de l’ordre de 750 milliards de dollars, qui alimente notamment les « black programs » de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) à l’image de l’avion de combat hypersonique SR72, dont l’expérimentation serait en cours ou sur le point de débuter à partir de Nellis AFB et du polygone d’essais de White Sands.
Il serait bien sûr fort hasardeux d’en conclure que l’armée russe n’est qu’un « tigre de papier ». D’abord parce qu’il est quasiment constant, dans tous ses engagements, qu’elle essuie des revers initiaux avant de retourner la situation. Napoléon en reçut, bien tardivement, la dure leçon.
En second lieu, depuis la « Grande Guerre patriotique », et le tournant de la bataille de Koursk à l’été 1943, la stratégie n’a guère évolué : c’est l’artillerie qui prépare le terrain, les masses blindées opèrent la percée selon la doctrine Joukov, et l’infanterie motorisée exploite la situation. À ceci près que de nos jours, et comme à Stalingrad, le combat urbain réserve de mauvaises surprises à l’assaillant et que de surcroit, la vidéo « grand public » tend à devenir « la reine des batailles ».
Enfin, il reste, « Ultima ratio regnum », le feu nucléaire tactique. Rappelons que les Occidentaux eux-mêmes ont développé un arsenal particulièrement sophistiqué en la matière, envisageant, dans les années 80, de déployer une nouvelle munition « anti-forces », la « bombe à neutrons », plus facilement utilisable et que de nos jours, l’armée américaine est supposée disposer, par ailleurs, de « mini nukes » particulièrement étudiés pour pénétrer et détruire les bunkers les plus profondément enfouis.
Depuis 1945, en dépit des tentations de Mac Arthur en Corée, le « tabou » nucléaire a été respecté. Il serait souhaitable qu’à l’occasion de la crise actuelle, un retour rapide à la table des négociations évite à quiconque de se reposer cette question.
0 Réponses à “Ukraine : l’amère victoire russe”