Ukraine : quelles visions de la paix
Trois visions s’affrontent pour engager les négociations de paix sur l’Ukraine. Pour les Européens, la paix est l’aboutissement désirable d’un processus aux étapes bien définies (comme un ascenseur permettant de s’élever de l’étage le plus bas, la guerre, au plus haut, la paix) ; les Russes, eux, voient la paix comme un moment transitoire dans une dynamique où les rapports de force évoluent en permanence (à l’instar d’un rond-point sur lequel plusieurs parties peuvent s’engager simultanément avant de repartir soit dans la même direction, soit dans des voies opposées) ; l’administration Trump, enfin, après avoir d’abord prôné un « deal » introuvable, opte désormais pour un « duel », à savoir une négociation directe entre les deux chefs d’État dont devrait selon elle naître une nouvelle donne. Seule la méthode européenne est susceptible de garantir durablement la paix du pays et du continent
par Cyrille Bret
Géopoliticien, Sciences Po dans The Conversation
Les discussions avortées entre Russie et Ukraine à Istanbul la semaine dernière ont buté sur un obstacle classique : le cessez-le-feu. Pour les Européens et les Ukrainiens, le cessez-le-feu est un préalable à la négociation.
Pour les Russes, au contraire, le cessez-le-feu doit faire partie de la négociation. Selon le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, les combats et les discussions ne sont pas exclusives les uns des autres : ils se conduisent en parallèle, comme l’a rappelé le chef de la délégation russe à Istanbul, Vladimir Medinski, en invoquant – sans souci de vérité historique – la figure, pourtant honnie en Russie, de Napoléon Ier.
Cette pierre d’achoppement est loin d’être accidentelle ou mineure : c’est un enjeu essentiel pour l’avancée des discussions en Ukraine et un problème qui doit mobiliser l’attention des Ukrainiens, des Européens… et des Américains. Dans cette amorce de discussion se jouent en effet non seulement un rapport de force (combattre ou discuter/combattre et discuter), mais aussi une vision de la paix et de la méthode pour l’atteindre.
Les pouvoirs publics russes (et avant eux soviétiques) ont développé une conception spécifique de la guerre, de la paix et du processus conduisant du conflit à la cessation des opérations militaires. Si, pour les Européens, un processus de paix s’apparente à une ascension régulière – un escalier ou un ascenseur –, pour les Russes, la relation entre guerre et paix est bien plus poreuse. À leurs yeux, une discussion de paix ressemble moins à un escalier très raide qu’à un carrefour ou à un rond-point où les réorientations sont possibles à chaque instant entre guerre et paix. Quant aux États-Unis de Trump, lequel avait au départ promis d’obtenir un deal en 24 heures, ils donnent l’impression d’avoir renoncé au paradigme européen, celui d’une marche progressive vers la paix. Mais adoptent-ils pour autant la vision russe des processus de paix ? Dans « l’art du deal » vanté par le président américain, quelle méthode de discussion de paix est proposée ?
Le processus de paix selon les Européens : un ascenseur à débloquer
Les Européens ont forgé une vision graduelle et linéaire du processus de paix. Ils l’ont tirée de la pratique des grandes négociations ayant clos les conflits continentaux et mondiaux des XIXe et XXe siècles. Et ils l’ont théorisée notamment à travers Kant, pour lequel la guerre est l’expression d’un différend par la violence physique alors que la paix est la résolution de ce différend par le contrat. Ils estiment donc que la paix est le résultat d’un long travail ascensionnel qui part du bas (le conflit armé) pour atteindre le sommet (le traité de paix).
L’itinéraire de la paix est sans doute semé d’embûches, d’échauffourées et de chausse-trappes – les éviter est l’objet des articles du projet de Paix perpétuelle élaboré par Kant. Cet itinéraire franchit des jalons identifiés et même codifiés : accord de cessez-le-feu ; gel de la ligne de front ; convention d’armistice ; négociations diplomatiques ; élaboration du traité de paix ; puis signatures, ratification et entrée en vigueur.
Cet itinéraire de paix est le chemin a été historiquement tracé par le Congrès de Vienne (1815) et suivi notamment par la Conférence de la Paix ayant abouti aux traités de Versailles (1919), de Sèvres (1920) et de Trianon (1921). Ce paradigme de la paix est profondément binaire et contractuel : soit les ennemis se trouvent dans « l’enfer de la guerre » (Michael Walzer paraphrasant le général Sherman), soit ils concluent la paix véritable qui règle juridiquement tous les différends pour organiser la coexistence puis, à terme, la coopération entre ennemis.
C’est pour cela que le cessez-le-feu est, pour les Européens, une condition nécessaire de la négociation sur l’Ukraine. Ce qui se joue ici pour les chancelleries européennes, c’est le métier même de diplomate : franchir les étapes est toute la difficulté. Et les concessions mutuelles sont destinées à faciliter le processus : échanges de prisonniers, interdiction des survols aériens, cessation des hostilités en mer, recul des pièces d’artillerie lourde, contrôle de la ligne de front, mesures de réassurance, interdiction des frappes sur les infrastructures, etc. Toutes ces discussions sont essentielles car ce sont elles qui permettent de tester la bonne foi de l’ennemi et d’en faire un partenaire de discussion. L’art de la diplomatie est d’élever le différend de sa forme militaire à sa forme juridique.
En somme, le processus de paix « à l’européenne » est semblable à un ascenseur bloqué par la guerre : les diplomates s’y enferment pour faire franchir les étages de la paix à leurs états-majors, à leurs gouvernements et à leurs opinions publiques. La cage d’ascenseur n’a qu’une direction, même si la cabine peut durablement rester bloqué au premier étage, voire redescendre au sous-sol de la guerre. Comme la guerre est un différend non réglé, le traité de paix vient y mettre un terme.
Les discussions de paix, un ensemble de ronds-points toujours ouverts pour la Russie
Les Russes ont une fois encore, la semaine dernière à Istanbul, assumé une conception différente des discussions de paix : le cessez-le-feu est à négocier, il n’est pas la condition de possibilité de la négociation. Plus largement, les combats avec l’Ukraine sont une partie seulement d’un rapport de force multiforme et qui a d’autres expressions, comme la « guerre hybride », les opérations « asymétriques », les luttes d’influence, etc. La paix elle-même peut exprimer le rapport de force – c’est ce que Kant appellerait une simple trêve.
La conception de la guerre et de la paix qui se manifeste ici n’est plus binaire (ou bien l’état de guerre, ou bien la consécration de la paix) : guerre et paix ne sont pas mutuellement exclusives mais constamment entremêlées. C’est l’idée promue par le célèbre – en Russie du moins – appendice donné par Tolstoï à son roman Guerre et Paix. En comparant guerre et paix à des phases d’un même processus historico-biologique, Tolstoï récuse toutes les philosophies contractualistes et rationalistes des relations internationales, dans un réquisitoire qui marque la pensée stratégique russe : l’ennemi n’est pas un adversaire qui peut devenir partie à un contrat futur, à savoir le traité de paix. C’est une puissance avec laquelle le rapport de force, constant, passe par des phases de coopération et des phases de tension. Il a une approche résolument vitaliste des processus de paix… et des spirales de la guerre.
Le ciel des idées est évidemment bien loin de la terre des conflits et il est évident que la présidence russe cherche à gagner du temps, du terrain et l’avantage en incluant le cessez-le-feu dans l’agenda des discussions. Mais il faut aussi prendre en compte la vision des conflits et des processus de paix qui s’exprime régulièrement dans la pensée russe.
Les alliances sont nécessairement provisoires et précaires, comme celles qui ont réuni Napoléon et Alexandre Ier dans la « paix de Tilsit » (1807), Staline et les Alliés contre l’Allemagne nazie (à partir de 1941) ou encore la Fédération de Russie et l’OTAN durant les années 2000 dans le format Conseil OTAN-Russie. Ces alliances sont réversibles comme l’a montré, par exemple, le rapprochement avec la République populaire de Chine dans les années 1990 après trois décennies d’affrontements locaux, régionaux et même mondiaux. L’hésitation russe traditionnelle entre l’occidentalisme de Berdiaev, l’eurasisme de Tchaadaev et Douguine et l’alliance sino-russe prônée par l’idéologue nationaliste actuel Nikolaï Starikov exprime une fluidité stratégique et conceptuelle sur la nature des alliances, en perpétuelle configuration.
Les guerres ne sont jamais définitivement closes par la paix, comme en attestent la dynamique même de la guerre froide durant l’URSS et les « conflits gelés » après sa dissolution : coexistence et tensions, coopérations et affrontements se combinent dans un rapport de force évolutif. La guerre froide organise avec l’Ouest un affrontement réel mais non directement militaire : les fronts périphériques, l’utilisation de proxies, la subversion, etc. sont des procédés de guerre en temps de paix. Quant aux conflits gelés (qu’on devrait qualifier de pourris selon l’expression de Florent Parmentier) en Moldavie, en Géorgie, etc., ils relèvent de l’installation dans une conflictualité réelle mais diffuse sur le plan militaire mais aussi politique, ethnique, linguistique, etc.
Selon cette conception, les conflits ne sont pas non plus uniquement militaires : les rapports avec l’Occident ne se jouent pas seulement sur les champs de bataille ukrainiens mais aussi au Conseil de sécurité de l’ONU, dans les médias, en Afrique, dans les cathédrales orthodoxes des Balkans, en Syrie…
Les discussions de paix d’Istanbul ne sont donc à envisager que comme l’une des expressions évolutives d’un rapport de force continu et durable. Rappelons-nous que Vladimir Poutine a prononcé son discours le plus offensif contre l’Europe et l’OTAN en 2007 à Munich au milieu d’une décennie de partenariat stratégique avec eux au sein du Conseil Russie-OTAN et du G8. Selon cette vision, une discussion de paix ne rompt pas essentiellement avec la logique de la guerre et le cessez-le-feu est un enjeu de rapport de force. Loin d’être une cage d’ascenseur, une négociation de paix est l’un des ronds-points des relations internationales où les ennemis convergent un temps pour ensuite diverger et reprendre des trajectoires différentes, voire opposées.
Deux paradigmes de la paix s’opposent ici clairement. Si elle veut réussir, la président Trump 2 doit désormais choisir son propre paradigme, notamment sur l’obstacle préliminaire du cessez-le-feu.
En claironnant sa vision de « la paix en 24h » en Ukraine, le candidat puis président américain a toujours semblé privilégier une voie transactionnelle sur le conflit, assez proche en somme du paradigme européen.
Dans les discours du candidat, la paix était aisée à conclure en Ukraine car elle procéderait de concessions mutuelles des ennemis, sous la pression de Washington, pour obtenir les gains essentiels. Trouver l’intérêt particulier de chaque partie et la forcer à embrasser cet intérêt essentiel est la mécanique principale de cette vision des pourparlers. Un peu moins qu’un traité de paix mais bien plus qu’une simple trêve, le « deal » ukrainien proposé par le broker trumpien est un troc. Les Ukrainiens céderaient des territoires (Crimée et régions orientales) contre la cessation de l’invasion. Les Russes, eux, obtiendraient des avantages économiques en contrepartie de la renonciation à l’extension de la Russie à toute l’Ukraine. Et, dans cette paix en 24 heure, le cessez-le-feu devait intervenir très rapidement afin de laisser la voie libre aux transactions.
Pour la Russie, Trump voulait faire apparaître la fin des hostilités comme plus profitable que la poursuite des combats. Les concessions massives accordées à Moscou avant même d’entrer en négociation n’avaient que cet objectif : changer le calcul coût/bénéfice de la partie russe. Ne plus exporter d’équipements militaires américains vers l’Ukraine, ne plus lui fournir de renseignements militaires, proposer ouvertement un démantèlement des sanctions visant la Russie, régler le sort de l’Ukraine entre superpuissances sans convier Kiev, etc. : tous ces procédés visaient à rendre la paix séduisante aux yeux d’une présidence russe considérée comme bloquée dans son effort de guerre. En somme, Donald Trump voulait faire miroiter les « dividendes de la paix » à la Russie pour la faire sortir de sa posture belliqueuse considérée comme payante à Moscou.
À l’inverse, à l’égard de l’Ukraine, le président américain souhaitait décourager la poursuite de la guerre en la rendant onéreuse, humainement, politiquement et économiquement. Toutes les brimades, les humiliations, les traités inégaux sur les terres rares, etc. imposés à l’Ukraine avaient comme but de signaler la fin du « chèque en blanc américain » à l’effort de guerre ukrainien. Comme si le pays était victime d’un aléa moral qui le conduirait à une « guerre à outrance » car il ne supporterait pas le coût réel de la guerre, grâce aux subventions américaines.
Ce modèle transactionnel du processus de paix est fondé sur la modification du calcul coût/bénéfice pour les ennemis. Si le gain espéré à la guerre est inférieur au gain promis par la paix, alors les ennemis peuvent devenir des partenaires de deal et conclure la paix. Dans cette vision, la paix n’est ni en haut de la cage d’ascenseur ni une des issues provisoires d’un rond-point ; elle est le résultat d’un calcul économique. D’où la nécessité d’exclure les diplomates de métier du processus : ils sont régulièrement accusés par la Maison Blanche de bureaucratiser les relations internationales en général et le processus de paix en Ukraine en particulier. D’où la nécessité également de suspendre les hostilités rapidement afin de stabiliser le calcul de chacun des ennemis. En effet, si la Russie continuait à gagner du terrain durant les discussions, le calcul coût/bénéfice de la paix changerait pour Moscou.
On le voit : le « deal » ukrainien pour Trump est moins qu’un contrat, c’est un pur troc, avec tout ce que cela comporte de précarité. Le « contrat » de paix inspiré par les philosophes des Lumières dépasse le différend en l’exprimant de façon juridique. Le « troc », lui organise une transaction qui reflète le rapport de force militaire. Il peut donc être remis en question lorsque le rapport de force est structurellement modifié.
Les limites de cette vision sont en train de se manifester à leur avocat lui-même : Donald Trump revient à une vision « western » du processus de paix en appelant à des discussions directes entre les chefs des deux États. En somme, au vu de l’impossibilité de conclure un « deal », il semble se diriger vers un « duel » où les patrons des camps en présence soldent leur différend. Les pourparlers de paix ne sont, dans cette optique, qu’une affaire de préparation des deux champions : la rencontre entre les « hommes forts », intense et rapide, permettrait de solder la situation pour l’ensemble du continent. La paix ne prendrait pas plus l’ascenseur européen qu’elle ne naviguerait dans le rond-point russe ; elle surviendrait, comme une étincelle, du frottement direct entre les « grands hommes ».
Des GPS différents
Un Européen averti en vaut deux : dans les rapports de force durables avec la Russie et les États-Unis, il ne faut pas compter sur une grammaire commune des relations internationales. Un ascenseur ne peut qu’aller vers le haut. Un rond-point conduit à de multiples destinations.
Quant au duel suivi d’un deal, il a la fragilité des rapports de force transitoirement stabilisés par la volonté des hommes forts. Ce qui manque aujourd’hui aux parties en présence, c’est un chemin de négociation commun ; or leurs GPS respectifs ne sont pas réglés sur les mêmes algorithmes.