Revitaliser les territoires oubliés (Jean Viard)
Une interview du sociologue Jean Viard pour revitaliser les territoires oubliés (hors métropoles) parue dan la Tribune ;(extraits)
Quel diagnostic portez-vous sur la crise des « Gilets jaunes » et qu’attendez-vous du « Grand débat national »?
JEAN VIARD - La partie de la population en révolte est essentiellement constituée du monde rural en voie de désertification, et du grand périurbain, un monde pavillonnaire, haut lieu de la réussite des Trente Glorieuses. Territoires populaires, actifs et retraités confondus. Ce grand débat devrait mettre en valeur le fait que personne n’a de projet pour ces territoires où vit la majorité de la population dans nos grands pays développés.
Sur les ronds-points se trouvent les petits-enfants et les enfants de ceux qui ont quitté la campagne après-guerre, ou sont arrivés en France dans la première moitié du siècle dernier, et qui ont voulu continuer à maîtriser leurs destins en s’installant dans le monde pavillonnaire. La révolution numérique et la pression écologique ont marginalisé leurs projets qui se retrouvent à contretemps. Ils sont en manque d’espérance, de « désir d’avenir » comme le disait Ségolène Royal lors de sa campagne à l’élection présidentielle en 2007. Les politiques publiques n’ont jamais réfléchi à un projet pour ces urbains-là, je les appelle des « extras urbains ». Et cela est vrai en France comme aux États-Unis ou en Angleterre.
Dans les grandes métropoles, la politique est incarnée par de grands élus. Là, rien. Les millions d’habitants de ces territoires ont de trop nombreux élus mais qui ne sont pas à l’échelle de la société moderne de mobilité et de communication. D’ailleurs, les « gilets jaunes » les ignorent. Pourquoi n’a-t-on jamais créé de grandes surfaces de services publics avec La Poste, les impôts, des centres culturels… comme on a créé 12 000 grandes surfaces commerciales et 50 000 ronds-points ? Pourquoi la carte démocratique n’a-t-elle pas accompagné celle du commerce ? Pourquoi avoir tué les centres des petites villes avec un trop-plein de grandes surfaces et gardé toutes ces micro-communes et ces micro-écoles dans un empilement coûteux et illisible ?
Or, la révolution écologique sera d’abord locale, liée aux situations particulières des territoires et des régions. La révolution écologique doit être girondine pour être efficace et unifier par un haut débit généralisé pour être tous sur la Toile. Produire de l’énergie, taxer l’essence, fixer le Smic, réorganiser le territoire à l’échelle des bassins de vie… sont les enjeux prioritaires devant nous. Le jacobinisme ne sait pas porter la révolution écologique. La taxe carbone l’a démontré. Il faudrait que sorte de ce débat une révolution de la pensée du territoire non métropolitain. Là est la vraie crise de notre modèle démocratique.
Je crois à la densification du périurbain, à sa réorganisation démocratique, au choix à faire, territoire par territoire, de se réorganiser autour d’une grande surface ou d’une ville moyenne. Favorisons la création de valeur en densifiant les zones pavillonnaires. Il faut sacraliser les terres arables et au lieu de leur prendre 1100 hectares par semaine, mettre en vente 1 100 hectares des zones pavillonnaires existantes en enrichissant les petits propriétaires dont le terrain est trop grand… La densification du périurbain peut en effet être une solution en ce sens.
Dans le rural profond, que certains quittent, renforçons les résidences secondaires pour créer de la richesse par le foncier. Le coût exorbitant du foncier et des loyers en France est une des causes majeures de la paupérisation des milieux populaires. Si le grand débat arrive à casser les certitudes technocratiques et le carcan communal actuel, alors il peut être utile. Et une démocratie locale rénovée et participative pourra alors remonter vers le national. Sinon, la démocratie directe nationale ne pourra qu’être antidémocratique.
Comment définiriez-vous la réciprocité des territoires ?
Nous vivons un moment d’accélération fulgurante des mutations sociales et spatiales. Le territoire non-métropolitain a un sentiment profond d’abandon, et ce partout dans le monde. Là où il y avait une relation plus égale il y a encore dix ans, les métropoles ont pris une telle avance que les autres lieux ont l’impression d’être dans l’ombre. Rien qu’en termes de PIB, les dix métropoles françaises pèsent 61 %. Si la situation est plus équilibrée en termes de consommation et de démographie, le sentiment de déséquilibre, lui, se renforce. Là est sans doute la nouvelle frontière de l’affrontement politique dans nos sociétés.
Avant, disons avant 1789, nous étions dans une société d’ordres et de paroisses, puis nous sommes passés à une société de classes sociales et de quartiers. Chaque fois, il y avait des logiques congruentes de métiers, de lieux, de liens sociaux et de convictions. Aujourd’hui, les élites sont hypermobiles et souvent birésidentes, les ouvriers, les employés sont massivement devenus propriétaires dans le périurbain, et l’ancien « quartier ouvrier » est devenu « quartier » tout court de métissage et d’arrivants, tenu par la politique dite « de la ville ». Nos systèmes politiques de structuration par classes, et imaginaires de classes et conflits de classe, se sont alors profondément défaits. Le peuple avec ses règles et ses codes est redevenu foule - comme disait Victor Hugo - une foule mobile, individualisée.
Dix ans après la crise de 2008, les élites qui y ont conduit le monde sont disqualifiées, les peuples se vengent. Et cette foule rue dans les brancards, refuse les compétences reconnues, rejette les élites et cherche des leaders qui lui ressemblent ou, en tout cas, font semblant de lui ressembler. L’incompétence peut alors devenir un atout. Je pense à l’Italie ou à Trump. Cela vient de ce que nous nous trouvons face à une immense redistribution des systèmes d’appartenance sociétaux, culturels et politiques qui est la base des phénomènes « populistes » que nous observons partout. Mais cette redistribution est accélérée par la sortie de crise qui pousse à un « puissant dégagisme » et en même temps, en dix ans, la révolution numérique et collaborative a créé de nouveaux clivages, éloigné les métropoles du reste des sociétés et concentré la richesse à l’intérieur de celles-ci. La crise de 2008 ne peut être pensée sans la création de Twitter en 2007 qui marque vraiment la numérisation du monde. Quatre milliards d’humains y sont aujourd’hui connectés ! Partout on tente de casser « le vieux monde ». Dans une société où le travail ne représente plus que 10 % de la vie (au lieu de 40 % il y a un siècle) les liens « sociaux » sont devenus minoritaires face à toutes les autres appartenances (de quartiers, d’origines, de croyances, pratiques sociétales, sportives, sexuelles…). La fin du modèle de la ville sédentaire et industrielle a mis la société en mobilité, en discontinuité, bouleversant les lieux et les liens. Des systèmes « archaïques », comme ceux reposant sur une religion, ont même parfois repris le dessus. L’islam revendique sa juste place, les diversités sexuelles ou culturelles également.
Comment, dans ce cas, faire en sorte que les territoires se parlent ?
D’abord il faut faire le diagnostic de la fin de la société précédente, celle des classes et des quartiers par classe. Après, il faut comprendre les appartenances par familles-tribus, origines, croyances et mener des politiques pour redonner du sens politique aux lieux : penser un droit à la métropole pour chacun, multiplier les communes dans les grandes métropoles. Je plaide, ainsi, pour que Le Mirail, cité au cœur de Toulouse qui compte 60. 000 habitants, devienne une commune indépendante, et ce, afin qu’elle se structure par le politique et ses élus, obtienne un commissariat de police, une caserne de pompiers…
De même, tous les étudiants devraient travailler un à deux jours par semaine. C’est dépassé d’apprendre les codes du travail à la sortie des études. Dans la vraie vie, 92 % des premiers CDI se décrochent à 28 ans et le premier bébé arrive à 30 ans. D’autant qu’entre 1968 et 2018, nous sommes passés de 600 .000 à 3 millions d’étudiants. Je plaide donc pour que ce groupe central, âgé de 16 à 26 ans, bénéficie d’un revenu universel. Cela recrée une unité – le voyage étant intégré au projet – et, surtout, cela permet aux jeunes de rentrer dans le film.
Dans un monde fini, où il n’y a plus de terrains à conquérir, et en même temps, une société très mobile et interconnectée, une égalité des territoires est-elle possible ?
La politique a toujours été l’art de gérer les frontières. Dorénavant, elle s’occupe du temps et du futur : l’écologie, l’espérance de vie… C’est pourquoi je suis contre l’égalité des territoires, car je ne sais pas ce que cela signifie. En revanche, il faut répondre à l’égalité des attentes. La ville de Metz, où je me trouvais dernièrement, est à proximité de l’Allemagne, de la Belgique et du Luxembourg, mais n’a pas de façade maritime. Cette ville doit donc accepter de créer un lien avec le Sud, par exemple avec des vols low-cost. Il faut penser la rencontre de Haussmann, du Club Med et de la culture Jack Lang. La culture doit en effet sortir des monuments et aller dans la rue. Dans le Var, Draguignan l’avait compris en demandant aux chauffeurs de transports scolaires de travailler un soir par semaine pour emmener les gamins au théâtre, en boîte de nuit ou au stade Vélodrome. Pensons Nuit blanche, Fête de la Musique !
Les Trente Glorieuses avaient construit un modèle de stabilité mariage-CDI-propriété. Nous sommes entrés dans une société de mobilité fondée sur la discontinuité choisie. Car plus la vie s’allonge, plus nous pouvons à tout instant changer de vie, de convictions, de lieux, d’amour ou d’emploi. Il faut initier les plus fragiles à cette mobilité tout en gardant le « sac-à-dos social » afin qu’ils conservent leurs droits et avantages acquis. En parallèle, les retraités sont devenus le cœur du lien social, car ils tiennent les associations, les solidarités familiales et les communes. Sans eux, nos sociétés se déferaient.
Il y a de moins et moins de paysans, mais toujours plus d’agriculture 2.0 et de fermes urbaines, de même que la nature est réintroduite en ville avec la végétalisation des bâtiments. Le sursaut rural va-t-il trouver son salut en ville en lui apportant de la nourriture et de l’énergie ?
L’avenir de la planète n’est pas le jardin d’Eden où un couple se dispute la pomme d’Adam. L’agriculture urbaine c’est bien, mais au maximum cela représentera, d’après les spécialistes, 3% de nos besoins. La première chose à faire est de sanctuariser les terres arables et d’arrêter de les consommer comme terre à bâtir. Il faut les sacraliser et les rendre inconstructibles, car elles nous nourrissent et produisent de l’énergie, de l’air comme de l’eau. L’agriculture.com, que j’appelle de mes vœux, est une agriculture hypertechnologique qui est capable de préserver les équilibres de la nature.
Et entre terres arables et métropoles, se situe la France à mettre en chantier et en projet, la France dite périphérique et les banlieues, construites suite à la décolonisation et en réponse à l’industrialisation. Il faut penser « le quartier » comme passage, et le renommer, comme dans le reste du monde, « faubourg » qui a vocation à devenir un quartier de ville ou à fabriquer les urbains de demain. Et il faut trouver un modèle écologique à la France périphérique qui est le cœur de la France du travail, avec la maison Phénix et les deux voitures qui roulent au diesel. Il faut densifier et inventer le pavillon à énergie positive pour faire rouler les voitures. Les rêves populaires doivent devenir nos rêves plutôt que de les rejeter, car nous avons changé de modèle. Si vous sanctuarisez légalement les territoires agricoles, le périurbain n’aura pas d’autre choix que de se densifier.
Mon modèle est : la maison indépendante en énergie avec une éolienne sur le toit qui recharge votre véhicule électrique. Les jardins domestiques produisent déjà près de 40 % des fruits et des légumes consommés. En effet, le week-end, cet habitant cultive son potager, se déplace moins car, en plus de ses activités culturelles, sportives ou spirituelles, il reçoit chez lui. C’est ce que j’appelle « la civilisation du barbecue », la civilisation du lien social.
Vous proposez d’ailleurs de créer des offices fonciers agricoles régionaux pour assurer une retraite décente à ces populations…
Il faut créer de la valeur en dehors des métropoles. Tout propriétaire de maison individuelle devrait pouvoir construire un studio au fond de son jardin sans permis à condition qu’il accueille un étudiant ou vende la moitié de son terrain. Et pareillement nous ne pourrons protéger les terres arables qu’en créant de la valeur.
Par conséquent, séparons la question de l’avenir du paysan de celle de la terre et s’il n’y a pas de repreneurs, prenons ces terres en viagers publics. Si un champ n’a pas de paysan, que soient menées des expériences ou des expérimentations. Il existe d’ailleurs déjà des endroits où des jeunes encadrés par un tuteur s’activent sur quelques hectares. La survie de l’humanité impose de sauver la terre arable. Ce serait formidable en termes de biodiversité et de bien commun. 50% de la terre française est une terre arable. C’est indispensable pour la survie alimentaire et énergétique de notre pays.
Jean Viard, né en 1949 à Metz, est sociologue et directeur de recherches au Centre de recherche politiques de Sciences-Po Paris (CEVIPOF). Spécialiste des temps sociaux (vacances, 35 heures), de l’aménagement du territoire (agriculture) et des comportements politiques, il dirige Les Editions de l’Aube, chez lui à La Tour-d’Aigues.