Investissement durable : du vert foncé au vert très pâle
Un article de Justin Scheck, Eliot Brown et Ben Foldy dans le Wall Street Journal qui met en évidence que derrière l’enflure des mots l’investissement durable est diversement coloré dans le monde en passant du vert foncé au vert très pâle. (Extrait)
L’investissement vert a connu un tel essor qu’aujourd’hui, un déluge d’argent s’abat sur un nombre relativement limité d’entreprises capables de produire énergies renouvelables et autres voitures électriques.
Certains gérants de fonds ont donc opté pour une définition ultra-extensible de l’adjectif « vert ». Spécialiste chinois de l’incinération, transformateur de déchets animaux récemment poursuivi à cause de ses émissions polluantes ou constructeur de poids lourds autonomes : dans les faits, des milliards de dollars destinés à l’investissement durable bénéficient aujourd’hui à des entreprises à la crédibilité écologique douteuse qui, parfois, sont extrêmement risquées.
Depuis début 2019, les fonds communs en actions et les fonds indiciels cotés (ETF) axés sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ont enregistré une collecte nette de 473 milliards de dollars auprès des investisseurs, contre 103 milliards de dollars pour les autres fonds en actions
Pour faire entrer un maximum d’entreprises en portefeuille, certains misent sur les fournisseurs de l’économie verte même s’ils sont nocifs pour l’environnement. L’an passé, une société d’investissement revendiquant un « engagement fort en faveur de la durabilité » a ainsi fusionné avec l’opérateur d’une mine de terres rares à ciel ouvert en Californie pour 1,5 milliard de dollars. Même si le site a connu de nombreux problèmes environnementaux et doit enfouir certains déchets radioactifs, sa maison-mère affirme qu’il est vert parce que les terres rares sont indispensables aux voitures électriques et qu’il est moins dangereux que ses concurrents installés dans des pays où la réglementation est plus laxiste.
Ces petits arrangements avec la sémantique concernent aussi les Spac, des véhicules d’investissement qui ont la cote à Wall Street en ce moment. Une petite cinquantaine de ces « special-purpose acquisition companies » autoproclamées vertes ont levé près de 15 milliards de dollars, selon des données SPAC Track.
En Bourse, les Spac lèvent des fonds auprès d’investisseurs qui leur laissent une grande liberté de choix pour l’entreprise non cotée qu’elles vont acheter. Généralement, elles promettent d’investir dans les deux ans qui suivent leur cotation, mais parce que les cibles manquent cruellement, elles ne peuvent pas se permettre de faire la fine bouche. Parfois, la même société non cotée reçoit plusieurs offres d’achat, un phénomène baptisé « Spac-off » en anglais.
Sustainable Opportunities Acquisition (Soac), la Spac qui doit fusionner avec TMC, est entrée à la Bourse de New York en 2020 et a rencontré plus de 90 entreprises avant de jeter son dévolu sur le spécialiste des fonds marins. « C’est un genre de speed dating », plaisante Gina Stryker, la directrice juridique de Soac.
L’argent afflue aussi des fonds communs de placement et des autres véhicules d’investissement. Depuis début 2019, les fonds communs en actions et les fonds indiciels cotés (ETF) axés sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ont enregistré une collecte nette de 473 milliards de dollars auprès des investisseurs, contre 103 milliards de dollars pour les autres fonds en actions, selon des données du spécialiste de la recherche en investissement Morningstar compilées par Goldman Sachs.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas « tout bonnement pas assez » d’entreprises vertes pour répondre à la demande, déplore Laura Nishikawa, directrice générale de MSCI, un promoteur d’indices, dont des ESG, que les gérants suivent pour savoir comment positionner leurs investissements verts.
De toutes les entreprises en quête d’argent vert, les spécialistes de l’exploration en minière en eaux profondes sont celles pour qui les choses sont les plus compliquées.
Biologistes et océanographes, et même le célèbre écologiste britannique David Attenborough, militent pour un moratoire sur les projets miniers en haute mer. Dans un rapport, la Banque mondiale a prévenu du risque de « dégâts irréversibles sur l’environnement » et des « dangers pour les êtres humains » que constituait cette activité, appelant à la prudence.
Ce vendredi, plus de 300 scientifiques spécialistes des fonds marins ont publié un communiqué demandant la suspension des activités minières jusqu’en 2030. Fin mars, Google, le fabricant de batteries Samsung SDI, BMW et le constructeur de poids lourds Volvo ont annoncé qu’ils n’achèteraient pas de métaux extraits des fonds marins.
Pour Gerard Barron, ils font fausse route : certaines sociétés minières exploitent des forêts vierges et font parfois travailler des enfants. Puiser dans la mer est donc une meilleure solution.
L’essentiel des réserves connues de métaux se trouvent dans les eaux internationales, dans lesquelles l’activité minière est régie par l’Autorité internationale des fonds marins, une émanation de l’ONU. En près de trente ans d’existence, cette organisation qui regroupe 168 pays membres n’a jamais donné de permis d’exploration minière ni établi de règles sur le sujet, un obstacle que TMC essaie de surmonter depuis deux décennies.
Entrepreneur chevronné né dans la campagne australienne, Gerard Barron a importé des batteries chinoises, géré un magazine et créé une société informatique, avant de découvrir les métaux marins en 2001, par l’entremise de David Heydon, avec lequel il jouait au tennis. C’est dans la start-up de ce dernier, Nautilus Minerals, qu’il a décidé d’investir.
Des Tonga à Vanuatu en passant par Nauru, en Océanie, Nautilus a tenté d’accéder aux fonds marins des eaux internationales, mais les choses ont traîné.
Les eaux territoriales de Papouasie-Nouvelle-Guinée, où les monts hydrothermaux ont créé au fil des millénaires d’immenses structures minérales, semblaient être une alternative idéale (et hors de portée des régulateurs internationaux). Les autorités locales ont investi 120 millions de dollars dans Nautilus et la start-up a commencé de sonder les fonds pour tester la viabilité de ses ambitions minières.
En 2005, Gerard Barron est monté au capital puis, quelques mois plus tard, la société est entrée en Bourse en utilisant une procédure de fusion inversée proche du fonctionnement des Spac. Gerard Barron a cédé des actions en 2007 puis en 2008, empochant (affirme-t-il) environ 30 millions de dollars au passage. David Heydon a lui aussi quitté le navire à la même époque.
En Papouasie, les choses avaient déjà commencé de se dégrader. Des villageois affirmaient que les travaux de Nautilus faisaient fuir les requins qu’ils consommaient lors des cérémonies rituelles. Les pouvoirs publics et les groupes écologistes ont demandé une suspension des opérations. « Il est très clairement apparu que les dégâts étaient très, très supérieurs aux avantages », résume Jonathan Mesulam, activiste et habitant d’un village voisin.
Nautilus a contesté les faits mais, à court d’argent, elle n’a jamais pu lancer la production. Son navire a été récupéré par ses créanciers et la société a déposé le bilan, selon des documents officiels. La Papouasie-Nouvelle-Guinée a perdu son investissement et deux investisseurs, un Qatari et un Russe, ont repris les actifs de Nautilus.
De leur côté, envisageant de reprendre les actifs de Nautilus dans les eaux internationales, où les nodules métalliques peuvent être ramassés « comme des balles de golf » dans une zone qui ressemble « à un désert », Gerard Barron et David Heydon avaient déjà lancé DeepGreen, depuis rebaptisé The Metals Company. A plus de trois kilomètres de profondeur, des travaux antérieurs et les efforts de TMC ont permis de repérer des nodules en quantité suffisante pour extraire de gros de volumes de métaux utilisés pour les batteries des voitures électriques.
Pour les océanographes, la zone, située à mi-chemin entre le Mexique et Hawaï, n’a rien d’un désert : il s’agit d’un écosystème encore méconnu où de nouvelles espèces sont régulièrement découvertes. Parmi les trouvailles récentes figurent un concombre de mer jaune vif dont la queue rappelle celle d’un écureuil et un « calamar qui marche » et arpente les fonds marins sur de frêles tentacules.
Les nodules que TMC veut extraire sont situés dans des zones peuplées uniquement d’animaux, affirment les scientifiques. Une récente étude publiée dans le Scientific Reports a révélé que, 26 ans après l’envoi un robot dans un habitat similaire dans le cadre d’un projet-pilote, les fonds marins et leurs occupants ne s’étaient pas rétablis.
Espérant apaiser une partie des craintes (et assurer les recherches nécessaires à l’obtention des permis), TMC a versé 2,9 millions de dollars aux chercheurs pour qu’ils étudient la faune et la flore de la zone que la société envisage d’exploiter. Beaucoup de scientifiques ont accepté : il est rarissime de pouvoir étudier l’un des environnements les plus reculés au monde et de recenser des espèces qui pourraient disparaître.
Parmi eux figure Jeff Drazen, professeur de biologie à l’université d’Hawaï qui fait autorité dans la région. Mais après avoir publiquement critiqué les projets miniers de TMC, il a reçu un appel d’un salarié de TMC qui lui a expliqué qu’il risquait de perdre sa bourse s’il continuait, ont rapporté des sources proches du dossier. Jeff Drazen n’a pas souhaité faire de commentaire. De son côté, le porte-parole de TMC a affirmé que les scientifiques avaient le droit de donner leur avis.
C’est en 2017, plus ou moins au moment où sa tentative d’introduction à la Bourse de Toronto a échoué, que TMC a décidé de se présenter comme une société verte.
Gerard Barron en est devenu directeur général et a recruté Erika Ilves, qui travaillait dans l’exploitation des ressources minières spatiales, pour l’aider à gérer la stratégie. Ils élèvent leurs filles ensemble.
Gerard Barron s’est laissé pousser les cheveux et la barbe et arbore toute une collection de bracelets en cuir. Dans la poche de sa veste, il a toujours un morceau de métal de la Lune et, quand le fragment fait sonner les portiques des aéroports, il propose aux agents de sécurité d’investir.
« Je le fais pour la planète et pour les enfants de la planète », disait-il dans un podcast financé par TMC. Il a aussi recruté une agence de communication qui le présente comme une version australienne d’Elon Musk.
Si c’est Gerard Barron qui est désormais le visage de TMC, l’obtention des droits miniers (dans les eaux internationales cette fois-ci) revient au cofondateur David Heydon et à son fils Robert, désormais lui aussi dirigeant de l’entreprise. L’Autorité internationale des fonds marins autorise ses membres à soutenir des projets dans les eaux internationales, avec un traitement de faveur pour les pays en développement. Les Heydon père et fils ont choisi d’établir la société qui demande le permis d’exploration à Nauru, entre autres pour aider la petite île océanienne et ses 10 000 habitants.
« J’ai toujours été très attaché à la justice », affirme Robert Heydon.
La société a d’abord appartenu à Nautilus, puis à un groupe d’investisseurs parmi lesquels figuraient les Heydon, puis à deux fondations publiques de Nauru, créées pour aider les habitants de ce petit Etat de 21 km². En 2012, ses administrateurs l’ont donnée à TMC.
Robert Haydon n’a pas souhaité détailler les conditions de l’opération, qualifiée de « transaction d’ordre privé ». Il explique que le seul argent versé par TMC à Nauru est destiné aux habitants, notamment au paiement des frais de scolarité de deux jeunes, dont la nièce du fonctionnaire qui était chargé de l’exploitation des fonds marins au moment du transfert de propriété, l’ancien ministre du Commerce Mike Aroi.
Toujours membre du gouvernement, Mike Aroi ne pense pas que la bourse de sa nièce soit due à son lien de parenté. Pour lui, cela s’explique par le fait qu’une petite dizaine d’étudiants seulement pouvaient prétendre à des études supérieures. Il ajoute qu’il n’a pas été impliqué dans le transfert de propriété à TMC et que personne, au sein du gouvernement, n’a vu de problème à ce que l’entreprise finance les études de sa nièce. La porte-parole du gouvernement n’a pas répondu aux demandes de commentaire.
TMC a négocié avec « plusieurs » Spac avant d’être approchée par Soac. Gerard Barron raconte qu’il a apprécié la volonté de durabilité de Soac, que son fondateur Scott Leonard a baptisée « première Spac ESG » (même si d’autres l’ont précédée sur ce terrain), et signé un contrat aux termes duquel il ne négocie plus avec personne tant que Soac et TMC discutent de leur mariage.
Gina Stryker raconte qu’au départ, elle n’était pas certaine que TMC soit un bon candidat. Mais après avoir étudié le business plan et les conséquences environnementales de l’exploitation minière sur terre et en mer, elle a changé d’avis. Les partenaires se sont rapidement mis en quête d’autres investisseurs avec une présentation qualifiant les nodules de « batterie pour véhicule électrique cachée dans une pierre ».
L’opération a rapporté 570 millions de dollars de trésorerie à TMC, désormais valorisée à 2,9 milliards de dollars, soit plus que n’importe quelle autre société minière cotée aux Etats-Unis qui ne génère pas un centime de chiffre d’affaires, indique Jay Ritter, professeur à l’université de Floride. Selon les projections de TMC, la société a besoin de plus de 3 milliards de dollars supplémentaires pour être rentable.
Dans un document déposé mercredi auprès des autorités, TMC a ajouté un nouveau facteur de risque relatif à l’impact environnemental de ses techniques d’exploration minière sur les fonds marins, impact qui « pourrait potentiellement être plus important qu’actuellement estimé » et faire l’objet de travaux complémentaires.
La participation de Gerard Barron vaut aujourd’hui autour de 175 millions de dollars.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)