La constitution de la Ve République toujours adaptée ?
Un nouveau terme vient de rentrer dans le petit dictionnaire de la vie politique française. Etablir le verdict des dernières élections législatives en insistant sur l’existence de trois blocs à l’Assemblée nationale permet de rendre compte tout à la fois de l’absence de majorité absolue et d’une faible fluidité du jeu politique. La plupart de nos voisins européens, à l’exception notable du Royaume-Uni, ont fait le choix du régime parlementaire et de la représentation proportionnelle. En Belgique ou en Allemagne, par exemple, les gouvernements sont le fruit de coalitions postélectorales, construites sur la base des résultats des élections législatives.
par Bernard Dolez
Professeur de sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans The Conversation
Outre-Rhin, le SPD s’est ainsi allié avec les Libéraux et les Écologistes après le scrutin de septembre 2021.
Mais en France, la situation risque d’être inextricable en raison de l’existence de trois blocs dont l’imperméabilité doit beaucoup aux caractéristiques de notre régime politique si singulier.
Le scrutin majoritaire à deux tours conduit à la constitution de coalitions préélectorales d’autant plus difficiles à remodeler après le scrutin qu’elles sont cimentées par l’élection présidentielle. Une logique purement institutionnelle commanderait que le président, dont l’article 5 de la Constitution précise qu’il « assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », prenne après le scrutin les initiatives nécessaires pour favoriser la constitution d’un gouvernement susceptible de trouver une majorité à l’Assemblée.
Mais depuis 1965, date de la première élection présidentielle au suffrage universel direct sous la Ve République, le président est prisonnier des alliances électorales qui l’ont mené à l’Élysée.
Pour ne rien arranger, l’existence du fait majoritaire, c’est-à-dire d’une majorité stable à l’Assemblée nationale pendant 60 ans, de 1962 à 2022, a annihilé toute culture du compromis.
Sous la IVe République, la pression conjuguée du Parti communiste et du RPF du général de Gaulle sur le système partisan poussait à la constitution de gouvernements de « troisième force ». Mais sous la Ve République, quand aucune majorité claire ne sort des urnes, le président de la Ve République a paradoxalement moins de marges de manœuvre qu’un Vincent Auriol ou un René Coty.
Dès lors, la tentation est forte de s’en remettre aux lois de l’arithmétique, mais la logique des chiffres exerce sur le système partisan des pressions si fortes qu’il est aujourd’hui au bord de l’implosion. Résumons.
L’arithmétique institutionnelle, qui découle de l’article 49 de la Constitution, fixe à 289 le nombre de députés qu’il faut réunir pour qu’un gouvernement soit assuré d’être à l’abri du vote d’une motion de censure.
L’arithmétique parlementaire a placé le Nouveau Front populaire (NFP) devant les deux autres blocs au soir du 7 juillet, mais avec seulement 182 sièges, soit très loin de la majorité absolue. Un hypothétique accord de gouvernement entre Ensemble et LR totaliserait au mieux 220 députés.
L’arithmétique électorale du 2e tour n’a permis au NFP et Ensemble de devancer le Rassemblement national qu’au prix d’un front républicain, qui s’est traduit par le retrait de 224 candidatures entre les deux tours et surtout, par une dynamique électorale en faveur du candidat qui affrontait le RN en duel.
Dans les duels NFP/RN, la moitié des électeurs d’Ensemble du 1er tour se sont reportés au 2e tour sur le candidat NFP, selon Ipsos ; inversement, dans les duels Ensemble/RN, près des trois-quarts des électeurs de gauche se sont reportés sur le candidat Ensemble. En d’autres termes, plusieurs dizaines de députés Ensemble ou NFP ne doivent leur salut qu’à la discipline républicaine dont on fait preuve les électeurs le 7 juillet, ce qui devrait inciter chacun de ces deux blocs à la modestie.
L’arithmétique politique, enfin, avec une France coupée en trois, laisse entrevoir un sort funeste à tout gouvernement minoritaire issu soit du bloc de gauche, soit du bloc central. Celui-ci serait par construction confronté très rapidement à l’hostilité des 2/3 des Français. Le nouveau gouvernement ne serait pas seulement minoritaire au parlement. Il serait surtout minoritaire dans le pays, aggravant encore le fossé entre gouvernants et gouvernés.
Dans n’importe quel autre pays que la France, ces quatre éléments s’imposeraient aux forces politiques et commanderaient la constitution d’une vaste coalition qui ferait sans doute exploser le Nouveau Front populaire et le parti Les Républicains.
Mais en France, un cinquième élément, décisif, œuvre en sens contraire. L’élection présidentielle, qui se tiendra au plus tard dans trois ans, est un frein puissant à la recomposition immédiate du paysage politique qui serait seule susceptible d’aboutir à la constitution d’une vaste coalition susceptible d’être soutenue par plus de 289 députés.
Les uns souhaiteront rester à l’écart pour mieux préparer la Présidentielle, en pariant sur la résurgence du fait majoritaire lors des Législatives qui suivront ; les autres estimeront que la constitution d’une vaste coalition ne pourrait que favoriser à terme Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen.
Et tous redouteront d’être sanctionnés par les électeurs lors de l’élection-reine s’ils se confrontent d’ici là à l’exercice du pouvoir.
Depuis près de 60 ans, l’élection présidentielle avait contribué à la stabilité gouvernementale. Mais le graal de la vie politique française est aujourd’hui un verrou. Et si la Ve République gaullienne était devenue un obstacle à la normalisation de la vie politique française ?