L’accord n’est pas parfait, mais aucun accord ne l’est. Il contient en revanche de nombreux aspects positifs pour les pays de l’UE, aussi bien du point de vue économique qu’en termes de protection de l’environnement. Il peut également avoir une utilité réelle en termes politiques, l’Amérique du Sud étant largement travaillée par les influences américaine et chinoise.
par Maximiliano Marzetti Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 – LEM – Lille Économie Management, IÉSEG School of Management
Le 6 décembre 2024, après 25 ans de négociations prolongées, l’Union européenne et le Marché commun du Sud (Mercosur) ont conclu un accord de libre-échange (ALE) historique. Ce texte n’est pas encore finalisé, car il doit être ratifié par tous les pays membres du Mercosur et par une majorité des pays membres de l’UE. La France est l’un des opposants les plus déterminés à cet accord, et cherche à former une coalition de blocage avec d’autres membres de l’UE, dont la Pologne. Ainsi, un jeu complexe d’alliances a commencé, avec une issue incertaine. La réticence de certains pays de l’UE, comme la France, est-elle justifiée, du point de vue économique et du point de vue de la realpolitik ?
Le Mercosur est un bloc régional créé par le Traité d’Asunción en 1991 par l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Le Venezuela était membre à part entière jusqu’en 2017, lorsqu’il a été suspendu indéfiniment pour violation de la « clause démocratique » du Mercosur. La Bolivie, qui a ratifié son adhésion en juillet 2024, ne fait pas partie de l’ALE pour le moment.
Le Mercosur couvre une superficie de près de 15 millions de km2, compte 300 millions d’habitants et constitue la 5e économie mondiale. Institutionnellement, le Mercosur est moins développé que l’UE, avec un degré d’intégration politique moindre. Sur le plan économique, il s’agit d’une union douanière, et non d’un marché pleinement intégré.
L’accord couvre non seulement le commerce des biens, mais aussi celui des services et des commandes publiques, ainsi que la propriété intellectuelle, et inclut des clauses visant à protéger l’environnement et les droits humains. En 2023, l’UE était le deuxième partenaire commercial du Mercosur pour les biens, représentant 16,9 % du commerce total du Mercosur, après la Chine et devant les États-Unis. L’UE a exporté pour 55,7 milliards d’euros de biens vers le Mercosur, tandis que les exportations du Mercosur vers l’UE ont totalisé 53,7 milliards d’euros.
Les principales exportations du Mercosur vers l’UE comprenaient des produits minéraux (29,6 %), des produits alimentaires, des boissons et du tabac (19,2 %), et des produits végétaux (17,9 %). À l’inverse, les principales exportations de l’UE vers le Mercosur étaient des machines et appareils (26,7 %), des produits chimiques et pharmaceutiques (25 %) et des équipements de transport (11,9 %). En 2022, l’UE a exporté pour 28,2 milliards d’euros de services vers le Mercosur, tandis que le Mercosur a exporté pour 12,3 milliards d’euros de services vers l’UE. De plus, l’investissement accumulé de l’UE dans le Mercosur est passé de 130 milliards d’euros en 2000 à 384,7 milliards d’euros en 2022. Actuellement, le Mercosur impose des tarifs d’importation plus élevés que l’UE, avec un tarif moyen situé entre 10 et 12 %, mais susceptible, pour certains biens, d’atteindre jusqu’à 35 %. Il impose également une multitude d’autres frais et taxes à l’importation.
Selon l’UE, l’ALE proposé créera la plus grande zone de libre-échange au monde, englobant 700 millions de consommateurs, bénéficiant à 60 000 entreprises européennes, dont 30 000 PME, avec des économies estimées à 4 milliards d’euros en tarifs.
L’analyse économique du droit (AED) nous rappelle qu’aucune décision juridique, telle que la signature d’un ALE, n’est neutre. Chaque modification des règles du jeu entraîne un changement dans les schémas d’incitation et de désincitation des acteurs, créant ainsi des gagnants et des perdants.
Ce qui importe, du point de vue d’un ALE, c’est que les gains de l’accord dépassent ses coûts pour toutes les parties impliquées agrégées. Ainsi, le critère, pour l’AED, est l’efficacité. Un résultat efficient au sens de Pareto est, en termes simples, un résultat dans lequel, après une réallocation des ressources (par exemple, due à la signature d’un ALE), au moins une partie est mieux lotie sans qu’une autre soit moins bien lotie.
En raison de l’impossibilité quasi totale d’atteindre de tels résultats dans le monde réel, les économistes préfèrent une autre notion d’efficacité, l’efficacité de Kaldor-Hicks, selon laquelle les gains de la réallocation des ressources dépassent les pertes et, en principe, les gagnants peuvent compenser les perdants. Mais voici le hic : l’efficacité de Kaldor-Hicks stipule que les gagnants peuvent compenser les perdants, pas qu’ils doivent le faire. L’économie, en particulier l’économie néoclassique, ne se soucie pas de la distribution ou de la redistribution. Mais c’est pour cela que la politique existe, qui, par exemple, à travers des politiques publiques redistributives financées par les impôts, peut compenser les « perdants ».Anticipant et espérant dissiper les préoccupations de certains secteurs concernant l’ALE, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a déclaré le 6 décembre 2024 :
« Il s’agit d’un accord gagnant-gagnant, qui apportera des avantages significatifs aux consommateurs et aux entreprises des deux parties. (…) Nous avons écouté les préoccupations de nos agriculteurs et nous en avons tenu compte. Cet accord prévoit des garanties solides pour protéger vos moyens de subsistance. L’accord UE-Mercosur est le plus important jamais négocié en ce qui concerne la protection des produits alimentaires et des boissons de l’UE. Plus de 350 produits de l’UE sont désormais protégés par une indication géographique. En outre, nos normes européennes en matière de santé et d’alimentation demeurent intangibles. Les exportateurs du Mercosur devront respecter strictement ces normes pour accéder au marché de l’UE. Telle est la réalité d’un accord qui permettra aux entreprises de l’UE d’économiser 4 milliards d’euros de droits à l’exportation par an. »
En d’autres termes, la représentante de l’UE affirme non seulement que, d’un point de vue du coûts-bénéfices, l’ALE est bénéfique pour l’UE et ses membres, mais aussi que les « perdants » présumés ne devraient pas trop s’inquiéter. Selon les détracteurs du texte, ses conséquences seront désastreuses pour les agriculteurs de l’UE et l’environnement. Examinons ce que comprend le texte pour y voir plus clair.
En ce qui concerne les exportations de l’UE vers le Mercosur, les producteurs bénéficient de la suppression des droits de douane élevés sur les exportations agroalimentaires de l’UE (par exemple, vins, fromages, huile d’olive, etc.). Par ailleurs, afin de donner aux agriculteurs de l’UE le temps de s’adapter, un chronogramme de libéralisation commerciale a été établi. Pour certains produits agricoles en provenance du Mercosur, les droits d’importation vers l’Europe ne seront supprimés que dans sept à dix ans. D’autres produits, tels que le bioéthanol, le bœuf et la volaille, sont soumis à des quotas.
Tous les produits importés dans l’UE doivent respecter les normes sanitaires et phytosanitaires, même si les normes de production peuvent différer entre les pays tiers et les pays de l’UE. Par exemple, les OGM interdits dans l’UE ne peuvent pas être importés, les denrées alimentaires importées doivent respecter les limites de résidus de pesticides fixées par l’UE, et, depuis une directive de 1981, il est interdit d’importer des viandes dont la croissance a été stimulée par des hormones.
La version 2024 de l’ALE ne se concentre pas uniquement sur le commerce, mais met également l’accent sur les questions environnementales, sociales et de droits de l’homme, incarnant un modèle de « nouveau régionalisme » qui oblige les États membres du Mercosur à élever leurs normes dans ces domaines, ce qui pourrait affecter leurs avantages concurrentiels en raison de l’augmentation des coûts. De plus, une nouvelle annexe au chapitre sur le développement durable comprend des engagements à promouvoir l’autonomisation des femmes, développer des chaînes d’approvisionnement durables, en particulier dans les secteurs de l’énergie et de la transition vertes, encourager le commerce de produits durables qui préservent la biodiversité et soutiennent les moyens de subsistance des populations autochtones, réaffirmer les engagements de l’OIT avec un accent sur la lutte contre le travail des enfants, et coopérer avec et soutenir les pays du Mercosur dans la mise en œuvre du règlement de l’UE sur la déforestation. Les parties sont convenues de mettre en œuvre des mesures pour arrêter la déforestation d’ici à 2030, marquant la première fois que les pays du Mercosur prennent un engagement juridique individuel pour mettre fin à la déforestation.
La violation d’un élément essentiel de l’ALE, tel que la lutte contre la déforestation, permet à toute partie de prendre des mesures appropriées, y compris la suspension totale ou partielle de l’accord. De plus, l’UE a demandé l’inclusion de l’Accord de Paris sur le changement climatique comme nouvel élément essentiel de l’accord UE-Mercosur, permettant la suspension de l’accord si une partie se retire de l’Accord de Paris ou ne le respecte pas de bonne foi.
L’ALE stipule que 357 indications géographiques (IG) de l’UE, dont 64 IG françaises pour les produits alimentaires, les vins et les spiritueux, seront protégées dans la région du Mercosur à un niveau comparable à celui de l’UE. Cela représente une amélioration significative par rapport au niveau de protection actuel et marque le plus grand nombre d’IG jamais protégées dans un ALE de l’UE. La protection des IG associées aux produits alimentaires, vins et spiritueux de l’UE renforce l’avantage concurrentiel des producteurs européens. De plus, comme les producteurs locaux en Argentine et au Brésil utilisent actuellement des noms tels que Roquefort ou Cognac (et sa traduction au portugais, conhaque) pour les fromages et les spiritueux produits localement, après la ratification de l’ALE, ils devront cesser d’utiliser ces IG dans les sept ans suivant l’entrée en vigueur de l’accord.
L’opposition de plusieurs pays de l’UE à l’ALE se fait au nom des intérêts de leurs secteurs agricoles. Il est vrai que le secteur agricole de l’UE fait face à de nombreux défis, mais l’ALE n’en est pas la cause ; il ne fait que mettre en évidence les faiblesses existantes.
Dans des pays comme la France, le pourcentage de travailleurs agricoles diminue d’année en année, ne représentant que 1,5 % de l’emploi total en 2019. Dans son œuvre la plus récente, le sociologue Jérôme Fourquet suggère qu’en 2030, cette proportion sera réduite de moitié. Sans minimiser les difficultés du secteur agricole, il est possible de suggérer que ses problèmes ne sont pas causés par la concurrence étrangère ; ils ont des racines plus profondes. Bloquer un accord largement bénéfique au nom de la défense d’un secteur petit et en déclin est-il justifié ? Bien sûr, les agriculteurs devraient être soutenus pour devenir plus compétitifs et innovants. À cette fin, des pays comme la France et la Pologne devraient investir dans l’innovation de leurs secteurs agricoles.
Les environnementalistes devraient eux aussi accueillir l’accord favorablement. Il n’est peut-être pas parfait – aucun traité ne l’est –, mais il répond aux préoccupations qui étaient restées sans réponse en 2019, en élevant les normes des pays du Mercosur en matière de protection de l’environnement. De plus, si l’ALE n’est pas ratifié, les pays du Mercosur manqueront de fortes incitations à réduire la déforestation, à lutter contre le changement climatique ou à améliorer les normes du travail. Lorsqu’il s’agit de solutions concrètes, nous devons éviter de tomber dans le piège du sophisme de Nirvana, qui consiste à comparer des solutions réelles, bien qu’imparfaites, avec des solutions parfaites, mais irréalistes.
Depuis 2019, lorsque l’accord « en principe » a été signé, la situation géopolitique a changé, mettant l’UE sous une pression croissante. La guerre russo-ukrainienne a non seulement rapproché le spectre de la guerre, mais a également privé les États membres de l’UE de sources d’énergie bon marché. L’élection récente aux États-Unisde Donald Trump a elle aussi sans doute pesé sur la décision de l’UE de conclure l’accord avec le Mercosur. Le futur président américain ne fait pas mystère de sa volonté de renforcer les politiques protectionnistes, ainsi que de désarmer le système commercial multilatéral.
La Chine est actuellement l’un des principaux investisseurs en Amérique latine. Les entreprises chinoises ont acquis des entreprises de pays du Mercosur dans des secteurs stratégiques, tels que l’alimentation, les minéraux, la communication et les infrastructures. Contrairement à l’approche basée sur les droits de l’UE, la manière chinoise de faire des affaires en Amérique latine n’inclut pas de préoccupations sociales ou environnementales et se fait en secret. L’ALE peut permettre aux entreprises de l’UE de défier la domination de la Chine dans la région.
De plus, l’ALE pourrait être un mouvement stratégique pour déstabiliser le bloc BRICS, qui s’est récemment élargi et inclut désormais le Brésil. Bien que les objectifs du bloc BRICS restent quelque peu vagues, il est souvent perçu comme une alternative à l’influence occidentale.
De plus, l’ALE permet à l’UE d’accéder à certains des métaux critiques dont elle a désespérément besoin pour la transition énergétique et pour atteindre son « Pacte vert pour l’Europe ». L’Argentine possède de grandes réserves de lithium, étant l’un des trois pays du soi-disant Triangle du Lithium, qui détient collectivement environ 44 millions de tonnes de lithium, représentant près de 43 % des réserves mondiales. Le Brésil possède l’une des plus grandes réserves de matières premières critiques (CRM, selon son acronyme en anglais) au monde, y compris le graphite, les terres rares et le phosphate. L’accès à ces dépôts aiderait à diversifier les chaînes d’approvisionnement en CRM de l’Europe et à réduire la dépendance à la Chine.
Si, comme l’a suggéré Alan Rouquié, l’Amérique latine est « l’extrême Occident », en étendant les relations commerciales et de coopération avec les pays du Mercosur, l’UE pourrait étendre son influence dans la région à un moment où elle devient un acteur minoritaire et solitaire sur la scène internationale.