Organisation du travail et révolutions technologiques
Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’Ehess, voit dans la démocratisation du télétravail une conséquence des évolutions profondes du marché du travail, des aspirations sociales et des révolutions technologiques. dans la Tribune
Les évolutions irréversibles dans le monde du travail sont peu nombreuses. Elles ont concerné notamment les congés payés, et l’instauration du salaire minimum. Le télétravail relève de l’organisation du travail, une matière d’accords très différenciés. Il existait avant la pandémie, et faisait partie des ressources offertes par les nouvelles technologies de communication et internet. Son essor dans le salariat lors de la pandémie a fait partie des solutions d’urgence à une situation exceptionnelle de confinement.
C’était une expérience grandeur nature d’exécution qui a d’abord concerné des emplois qualifiés et très qualifiés, et des secteurs (banques, assurances, conseil, informatique, enseignement) dans lesquels la productivité du travail paraissait pouvoir être préservée dans des limites acceptables, en situation d’autonomie forcée d’organisation de leur travail pour les salariés.
Une fois la pandémie passée, le télétravail est devenu un élément de négociation du côté des salariés candidats à un emploi et de ceux qui, pour rester, demandent le réaménagement de leurs conditions de travail. Les tensions du marché du travail favorisent elles-mêmes la revendication offensive des salariés les plus aptes à travailler à distance pour demander des arrangements flexibles.
Il est certain aussi que tout ce qui ne figurait pas, ou qui figurait seulement marginalement dans la comptabilité des conditions d’emploi et de rémunération, comme le trajet domicile-travail et ses coûts multiples, et les dépenses de logement, a pris une importance grandissante à la faveur du cycle d’inflation, supposé temporaire, et à la faveur de la crise climatique, qui n’a rien de temporaire à l’horizon de plusieurs générations.
Ces évolutions soutiennent l’installation durable du télétravail à la manière d’une flexibilité non plus simplement défensive, mais offensive, dans les préférences des salariés et la revendication d’équilibres plus dynamiques entre travail, vie de famille et hors-travail. Comme de nombreuses enquêtes l’ont montré, c’est d’abord le cas des actifs les plus qualifiés, qui savent et qui sauront tirer directement parti des cascades d’innovations technologiques qui ne cesseront pas de transformer le télétravail lui-même, son contenu et ses modalités de réalisation.
Du côté des entreprises et des employeurs, la question décisive demeure celle de la productivité du travail. L’évaluation des différentes combinaisons observées de travail in situ et de travail à distance n’est pas stabilisée, pour ce qui concerne la productivité du travail, le bien-être au travail, l’intégration des différentes générations dans le collectif, et les ressources d’inventivité que fournissent les interactions, planifiées ou non. Par ailleurs, le partage entre salariat, indépendance, et hybridation de ces deux régimes d’activité évolue. Le grand toilettage de l’organisation du travail ne fait que commencer, et il sera bousculé par les innovations (IA, environnement virtuel, notamment).
Parler d’irréversibilité, c’est supposer une dynamique linéaire, à partir d’un changement et d’un effet cliquet. Il est plus fécond d’entrevoir des changements multiples et non linéaires, avec leurs ajustements par tâtonnement.