Haïti souvent victime de catastrophes en tous genres a pourtant vu des pluies de milliards s’abattre sur l’île. Pour autant, le pays est demeuré l’un des plus pauvres au monde et des plus violents. Témoin l’assassinat récent du président haïtien, Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques et chargé d’études pour l’ONG Centre tricontinental (Cetri), explique le contexte dans le JDD.
Interview (extrait )
L’assassinat du président Jovenel Moïse était-il prévisible?
Malheureusement, oui. Cela reste un choc, mais il y avait un environnement d’insécurité, d’impasse politique, de recrudescence de gangs armés, de « gangstérisation » de l’Etat qui rendait le scénario du pire possible. Jovenel Moïse est victime d’une violence dont il est largement responsable.
Que voulez-vous dire?
En Haïti, il y a une tradition d’instrumentalisation des bandes armées par la classe politique. Mais la violence a explosé ces derniers mois, avec des affrontements très violents au mois de juin dans le quartier populaire de Martissant, à Port-au-Prince. Ils ont provoqué 150 morts, dont 15 en une seule nuit, parmi lesquels le journaliste Diego Charles et la militante féministe Antoinette Duclair. Plus de 10.000 personnes ont été déplacées. L’assassinat du président s’inscrit dans cette recrudescence des bandes armées, qui contrôlent une large partie du territoire de Port-au-Prince, coupant même l’accès à la partie sud de l’île. Or ces violences se sont développées à partir de la fin 2018, en réponse aux contestations populaires contre la vie chère et la corruption. Cela a été une manière de contrôler ces contestations sociales et de s’assurer le pouvoir. Cette instrumentalisation est documentée par des enquêtes, qui montrent l’implication de policier, de fonctionnaires. Il y a une impunité totale qui permet ce cycle de violence. Et l’obstination de Jovenel Moïse à se maintenir au pouvoir n’a fait qu’alimenter cette violence, catalysée par la perspective des prochaines élections. En effet, ces bandes armées cherchent à assoir leur contrôle sur des territoires de la capitale afin d’assurer les votes à ceux qui les payent le plus.
Comment pourrait-on qualifier la vie politique haïtienne?
Il y a une vie politique de débat d’idées très active au sein de la société civile : des organisations sociales et syndicales, des mouvements de femmes, de paysans, mais avec des partis politiques peu représentatifs et peu institutionnalisés. Ce sont souvent des partis centrés autour d’une personne, qui se constituent en vue des élections pour mener campagne, mais qui n’ont pas une durée de vie très longue. Aux dernières élections, Jovenel Moïse a été élu avec un taux de participation autour de 20%. Il y a un discrédit très fort des partis politiques, qui ont un fonctionnement très clientéliste. Il y a quelques partis d’opposition, mais ils ont peu de poids face à une population qui témoigne d’une très grande défiance envers la classe politique, et plus généralement l’élite au pouvoir.
Ariel Henry avait été nommé lundi pour organiser des élections. Que devient ce calendrier électoral avec le meurtre du président?
Les seuls à croire à ces élections ce sont les Etats-Unis, la communauté internationale et le gouvernement. Il n’y a aucune conditions juridique, sécuritaire, politique ni même technique – toute une partie de la population n’est pas inscrite sur les listes électorales – pour que ces élections aient lieu dans moins de 100 jours. Par ailleurs, la majorité de la population ne veut pas de ce scrutin, parce qu’elle se défie du pouvoir. Le conseil électoral provisoire en charge de ces élections n’est pas légitime, il y a des irrégularités, des accusations de corruption… Ces élections sont une manière de reconduire l’impunité et le système dont la population ne veut plus. Elles ne sont portées que par le pouvoir et par la communauté internationale. Les Etats-Unis viennent de faire une déclaration pour appeler à maintenir le calendrier électoral. C’est aussi illusoire qu’absurde.
En attendant, Claude Joseph, Premier ministre sortant, a repris la gouvernance par intérim. Que peut-on dire de cet homme?
Les personnes autour de Jovenel Moïse sont ses dauphins. Aussi bien Claude Joseph, qu’Ariel Henry n’ont pas de parti politique derrière eux : ce sont des personnes de pouvoir qui ne représentent rien. Ils ne portent pas de projets différents, ils ne bénéficient pas de la confiance de la population et ne sont pas garants d’une transition, d’un renforcement démocratique. Nous sommes à nouveau dans une forme de rivalité au sein d’une même clique. Les enjeux de démocratie et de liberté se jouent ailleurs. Les organisations de la société civile ne croient pas du tout à ces hommes politiques. Ils ne sont là que pour reconduire le système, le mener à des élections qui seront une farce et se maintenir au pouvoir pour avoir accès à des ressources économiques et de pouvoir.
L’Etat de siège a été déclaré, est-ce que cela signifie que la police, l’exécutif vont reprendre le pouvoir?
Théoriquement oui, mais la police a été totalement absente au cours des derniers mois pour affronter les bandes armées. Que veut dire un état de siège alors qu’une partie de Port-au-Prince est aux mains de gangs armés qui agissent en toute impunité? Il y a une forme aussi de déliquescence, d’affaiblissement, de captation et de privatisation de toutes les institutions publiques qui font qu’il est difficile de faire la part des choses entre les effets d’annonce et ce qui va se dérouler sur le terrain. Mercredi, la plupart des gens à Port-au-Prince ne sont pas sortis parce qu’ils sont dans la crainte d’une fuite en avant, d’une dérive mafieuse et autoritaire encore plus accélérée, mais pas parce qu’il y a un état de siège. Le gouvernement gouverne très peu en réalité.
Puissances étrangères craignent une « spirale de violence », pensez-vous que la situation peut encore s’aggraver?
Le pays brûle déjà. Au moins de juin, les affrontements ont déplacé 10.000 personnes, réfugiées dans des écoles, des gymnases. Dans leurs quartiers, les commissariats sont tenus par les bandes armées. Il faut plutôt voir dans l’assassinat de Jovenel Moïse le retour du bâton de la communauté internationale qui ne veut pas regarder en face la situation et qui en appelle toujours aux même types de solutions faussées : des élections menées par un gouvernement illégitime dans un contexte de violence et de contrôle des gangs armés.