Société-La remise en cause totale de notre système de santé
La pandémie du coronavirus a causé déjà des milliers de morts en France, et son pic est encore loin d’être atteint. On s’aperçoit soudain que notre système de santé recèle de graves faiblesses. Constat de Claude Sicard, économiste et consultant international.
Nos hôpitaux manquent gravement de respirateurs, nous n’avons que très peu de masques pour satisfaire les besoins des personnels exposés, et les personnels hospitaliers sont totalement débordés. Par ailleurs, notre industrie est incapable de produire ne serait ce que les tests de dépistage du virus, et nous n’avons pas de fabricant de respirateurs alors que les Allemands en ont deux et les Suisses un, qui est le plus réputé mondialement. Aussi, Martin Hirsch, le directeur de l’Assistance publique et des hôpitaux de Paris s’est-il vu obligé de lancer, le 25 mars dernier, un appel angoissé à l’aide, indiquant que la situation était alarmante : « Je n’ai plus qu’une visibilité de 3 jours seulement », a-t-il averti.
Jusqu’ici, les Français s’étaient laissés bercer par l’idée que notre système de santé était l’un des meilleurs du monde, et les enquêtes d’opinion montraient, effectivement, que le public était tout à fait satisfait de la qualité des soins dans notre pays.
Un sondage Odexa effectué en mai 2019,par exemple, indiquait que parmi les personnes ayant eu à fréquenter ces deux dernières années un hôpital, le taux de satisfaction atteignait 86 %. Et, dans la population, en général, le service de santé français, dans cette même enquête, se révélait jouir d’une très bonne image, le taux de satisfaction étant de 71 % pour le secteur public, et de 77 % pour le secteur privé.
Face donc à la crise actuelle, les faiblesses de notre système de santé apparaissent soudain au grand jour. Déjà, d’ailleurs, depuis le mois de mai 2019, avons-nous pu assister à de nombreuses grèves des personnels soignants dans les hôpitaux, et tout particulièrement dans les services d’urgence de nombreux établissements publics. Et l’on a vu, récemment, mille chefs de service ont démissionné de leur fonction d’encadrement pour protester contre l’absence de réponse à leurs revendications. La Cour des comptes, elle même, dans un rapport de février 2019, n’avait pas manqué de lancer, de son côté, un cri d’alarme disant que notre système de santé est « à bout de souffle ». Ainsi donc, Emmanuel Macron, à l’occasion de sa visite, le 25 mars à Mulhouse à l’hôpital de campagne installé en urgence par l’armée dans le parking de l’hôpital Emile Muller, s’est il vu obligé d’annoncer, pour calmer les inquiétudes, le lancement prochain d’« un plan massif d’investissement et de revalorisation des carrières ». Marcel Gauchet, dans un excellent article dans Le Figaro du 26 mars, nous dit : « Toute les crises ont un effet de loupe », et il s’interroge : « Sommes nous, réellement, parmi les meilleurs du monde ? Nous l’avons été, mais nous ne le sommes probablement plus ».
Il nous faut donc voir par où pèche notre système de santé, un système qui se trouve complètement débordé aujourd’hui par l’épidémie du coronavirus. Et il nous faut, pour cela, effectuer quelques comparaisons avec des pays voisins, car on ne peut pas raisonner d’une manière abstraite : nous retiendrons, pour cela, quatre pays proches de nous, deux ayant un PIB/tête sensiblement inférieur au nôtre, et deux qui se trouvent soit au même niveau, cas de la Grande-Bretagne, soit légèrement au-dessus, cas de l’ Allemagne.
Les dépenses de santé en France
Généralement, les économistes, pour caractériser les dépenses de santé des pays, retiennent le ratio « Dépenses santé/PIB », et l’on a, alors, les chiffres suivants :
Dépenses de santé/PIB
Espagne : 9,1 %
Italie : 9,0 %
France : 11,1 %
Grande-Bretagne : 9,9 %
Allemagne : 11,0 %
Il nous parait plus judicieux de corréler les dépenses de santé des pays avec les PIB/tête, et c’est ce que montre le graphique ci-dessous où les dépenses par habitant sont celles données par l’OCDE pour 2018 :
Corrélation PIB/capita-dépenses de santé/tête (US$)
Cette approche présente le mérite de pouvoir définir une norme, celle-ci étant donnée par l’équation de la droite de corrélation. On voit sur ce graphique que nos dépenses de santé par personne se trouvent nettement au dessus de la droite de régression, et son équation indique que nous avons un excès dépenses qui se monte à 8,9 % , ce qui représente au niveau national la somme de 23 milliards d’euros.
Le nombre de lits
De nombreuses statistiques existent sur le nombre de lits d’hôpitaux par pays :nous retiendrons les données de l’OCDE :
Nombre de lits/1.000 habitants
Espagne : 2,5
Italie : 3,0
France : 6,5
Grande-Bretagne : 2,3
Allemagne : 8,0
La France n’est donc pas en sous équipement à cet égard. Dans les pays pauvres, on en est à seulement 2 lits pout mille habitants. Mais dans les pays plus riches que nous les chiffres ne sont guère différents : la Suisse qui est le pays le plus riche d’Europe, en est à 4,2 seulement.
La France et l’Allemagne constituent des cas à part : ce sont des pays où les soins hospitaliers tiennent une place très importante dans leur système de soins.
La consommation de médicaments
Nous nous en référerons, ici aussi, aux données de l’OCDE :
Consommation de médicaments /personne (2017)
(En US $ )
Espagne : 403,8
Italie : 527,7
France : 502,0
Grande-Bretagne : 403,8
Allemagne : 596,6
L’Allemagne qui est le pays le plus riche de ceux figurant sur ce tableau est à un niveau supérieur au nôtre. La France se situe, elle, sensiblement à sa place, dans cette comparaison. Dans les pays pauvres comme la Turquie ou le Chili on en est à une consommation de 200 à 230 euros par habitant, mais dans les pays plus riches que nous les consommations ne sont pas supérieures à la nôtre : la Suède en est à 484,9 dollars, et la Norvège à 501,5 dollars.
Toutefois, dans le cas de la France, il existe une particularité : la consommation d’antibiotiques est anormalement élevée, avec 30,3 g pour 1 000 habitants, contre 14,1 g pour l’Allemagne, et 19,6 g pour la Grande-Bretagne. Les Pays-Bas, quant à eux, en sont à 10,4 g seulement pour 1 000 habitants.
Les personnels de santé
Les données, en ce qui concerne les personnels de santé, sont suivies régulièrement par l’OCDE. Elles sont les suivantes :
Personnel pour 10 000 habitants
Médecins Infirmiers Dentistes
Espagne 33 76 5
Italie 37 72 6
France 34 80 7
Grande-Bretagne 23 128 10
Allemagne 34 80 8
La France parait être tout à fait dans la norme ; en Grande-Bretagne, il y aurait donc pénurie de médecins, et cela expliquerait le ratio élevé d’infirmiers ou autres assistants médicaux. Quant aux pays pauvres, ils en sont à 12 à 15 médecins pour 10 000 habitants, et à 25 personnels infirmiers pour 10 000 habitants.
Les équipements de pointe
On dispose de peu de données dans ce domaine, et nous avons relevé les suivantes :
IRM Capacité d’accueil en soins intensifs
(Année 2015) (Nb de lits/100.000 hab)
Espagne 737 10,0
Italie 1 715 12,5
France 836 12,0
Grande-Bretagne 467 7,0
Allemagne 2 747 30,0
En 2018, en France, le nombre d’équipements en IRM avait certes progressé, et l’on en était arrivé à 960 appareils ; en scanners, selon les dernières statistiques connues, on en était à 1.103 appareils en France, contre 2.023 en Italie, et 2.866 en Allemagne. La France, et davantage encore la Grande-Bretagne, apparaissent donc comme des pays fortement sous-équipés ; l’Allemagne, par contre, est remarquablement dotée.
Les hôpitaux
Les statistiques en cette matière, sont très diverses, et seulement une comparaison avec l’ Allemagne parait possible :
Nombre d’hôpitaux Nombre de lits Nombre de lits/hôpital
France 3 044 450 000 148
Allemagne 1 400 640 000 457
Dans le cas de la France, il faut faire une séparation entre le secteur privé et le secteur public :
Capacité hospitalière
Secteur Public 60 %
Secteur privé lucratif 20 %
Secteur privé non lucratif 15 %
Autres 5 %
______
Total 100
Dans le secteur privé la taille des hôpitaux est généralement plus faible que dans le secteur public, et en introduisant cette distinction on aboutit pour le secteur public à une moyenne de 247 lits par hôpital. Mais cette moyenne n’est pas très significative car elle est la résultante de tailles très diverses dans les hôpitaux publics : il existe, en effet, 320 petits hôpitaux publics locaux qui auraient en moyenne 70 à 80 lits seulement, avec une structure comportant, par exemple, 14 lits médicaux,23 lits en SSR (soins de suite de réadaptation) et 36 lits en ULSD (Unité de soins de longue durée).
Par comparaison avec l’Allemagne, la France se caractérise donc par un plus grand nombre d’hôpitaux, mais des hôpitaux beaucoup plus petits, avec les inconvénients que cela entraîne en matière d’équipements de pointe à multiplier, et de frais de gestion. La proximité se paye par un sous équipement, et, au plan des personnels, par des effectifs globalement excédentaires mais mal répartis, plus, pour couronner le tout, des frais de gestion élevés (23 % supérieurs à la moyenne européenne).
La difficile situation financière des hôpitaux publics
La situation financière des hôpitaux publics en France est préoccupante, mais les personnels médicaux paraissent l’ignorer. Ils réclament toujours plus de moyens et dénoncent une « gestion comptable » de la santé en France : il est vrai que les 35 heures de Martine Aubry ont causé dans les hôpitaux publics beaucoup de dégâts. Depuis 2006, les comptes d’exploitation des hôpitaux publics présentent régulièrement des résultats négatifs, et, ces dernières années, il s’est agi de pertes considérables qui ont oscillé entre 600 et 800 millions d’euros chaque année.
Déficit annuel des hôpitaux publics (millions €)
2016 : 529
2017 : 850
2018 : 650
2019 : 900
Aussi la dette des hôpitaux publics s’élève-t-elle maintenant à 30 milliards d’euros, et elle coûte en frais financiers 850 millions d’euros chaque année.
Les investissements ont ainsi dangereusement chuté : ils ne sont plus à présent que de 2,5 à 3 milliards par an, alors que les charges d’amortissement s’élèvent à 6 milliards d’euros. Le flux d’investissement annuel est donc totalement insuffisant pour maintenir l’ensemble du dispositif en état correct de fonctionnement, et les directeurs d’hôpitaux s’en inquiètent, à juste titre. Ils ne cessent de tirer la sonnette d’alarme, estimant qu’il leur faudrait investir environ 8 % du chiffre d’affaires, soit 7 à 7,5 milliards d ’euros chaque année.
A propos de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020, où il était demandé au secteur hospitalier une économie de 800 millions d’euros, Fréderic Valletoux, le président de la Fédération hospitalière de France (FHF) a déclaré : « Dans les faits, on va vers une mort lente de l’hôpital ».
L’Etat s’est donc finalement engagé à alléger la dette colossale des hôpitaux publics en en prenant à sa charge un tiers, soit 10 milliards d’euros, ce qui va quelque peu soulager les comptes d’exploitation de ces établissements.
Un besoin urgent de remise en cause du système hospitalier français
Le président de la fédération hospitalière française a déclaré dans une interview récente sur une radio : « On est à l’os ». Il est demandé, sans cesse, aux directeurs d’hôpitaux de faire des économies, mais sans que l’on s’attaque aux problèmes de fond qui sont de trois ordres : la structure du parc des hôpitaux en France, le statut des personnels, et le système de facturation des activités. Aussi, les quelques économies qui ont été faites (7 milliards d’euros en dix ans) n’y ont rien changé.
Au plan de la structure, tout d’abord : il y a beaucoup trop d’hôpitaux, et donc bon nombre d’entre eux sont de trop petits hôpitaux. Ils seraient à fermer, mais c’est extrêmement difficile, politiquement, car la population réagit vivement dès que l’on annonce la fermeture d’un hôpital de proximité. En Allemagne, on est passé de 2 258 hôpitaux en 1997 à 1 400 actuellement, et la fondation Bertelsmann considère qu’il faudrait en fermer 600, ce qui amènerait la moyenne à 800 lits/hôpital. Et certains spécialistes voudraient aller encore plus loin. Ainsi, en Belgique, Paul Otreppe, président de la Fédération belge des directeurs d’hôpitaux, a déclaré : « Pour être efficace, un hôpital doit avoir 2 000 lits ». L’hôpital Pompidou, à Paris, en a 1 452.
Le problème de la structure du réseau est donc fondamental, mais, au niveau du gouvernement, on n’ose pas l’aborder.
Au plan du statut des personnels, on sait qu’il s’agit du statut de la « Fonction publique hospitalière », un statut donc de fonctionnaire, avec les rigidités que cela représente pour les directeurs d’hôpitaux qui sont contraints de respecter les règles très strictes qui régissent ces personnels : mutation d’un poste à un autre très difficile, interdiction de licencier, progression des salaires à l’ancienneté, etc….
Au plan de la facturation des soins, enfin : le système en vigueur est, depuis 2004, celui de la tarification à l’acte (T2A), et il s’y rajoute chaque année des dotations forfaitaires (DAC) pour tenir compte de services particuliers rendus par ces types d’hôpitaux : recherche, enseignement…. Certains professionnels proposent d’abandonner ce système pour passer à un système qu’ils appellent le « système de parcours de soins ».
La tâche est donc immense, et vouloir s’attaquer à la reforme de notre système hospitalier sera aussi difficile et perturbant que l’est, actuellement, le chantier de la reforme du système des retraites. Peut être la crise du coronavirus pourrait-elle être l’occasion à saisir pour s’attaquer aux problèmes de fond qui sont à régler pour faire fonctionner correctement notre système hospitalier public. Il s’agit de 52 % des soins dans notre pays.
On sait que les Allemands, de leur côté, sont parvenus à régler sereinement leur problème : ils ont privatisé les hôpitaux déficitaires et laissé les Länder gérer les hôpitaux, c’est à dire réalisé en douceur une réelle décentralisation. Il y eut même un CHU qui fut privatisé, en 2005, racheté par le groupe Rhön Klinikum AG. Le secteur public a été ramené ainsi de 40,7 % du marché en 1997 à 23,8 % actuellement.
Claude Sicard
Economiste, consultant international