L’avenir du télétravail :limité
Bertrand Jacquillat vice-président du Cercle des économistes et senior advisor de J. de Demandolx Gestion estime dans l’Opinion que le télé travail aura forcément des limites.
L’utilisation du télétravail a explosé à la suite de la pandémie de Covid-19 pour les salariés dont la nature de leur travail s’y prêtait. Elle a donné naissance à la fois à un rêve et à un cauchemar. Le cauchemar pour certains, confrontés à la fermeture des lieux de vie et de loisirs que sont notamment les bars, les cafés et les restaurants, et des lieux de production culturelle, mais aussi à la baisse des prix de l’immobilier de bureau et des logements dans les grandes villes à la suite de l’exode de certains de ses habitants. Car c’est le rêve pour d’autres de pouvoir s’installer à la campagne et d’y travailler en conservant la même rémunération, en même temps que de s’occuper de leur jardin, ou pour d’autres d’appeler leurs clients d’une station de ski. Et pour tous d’éviter la perte de temps et la fatigue des trajets journaliers du domicile au lieu de travail.
Pour de nombreux salariés et leurs dirigeants, mais aussi pour les travailleurs indépendants, le lieu de travail n’est plus tant un lieu physique qu’un espace virtuel. Le personnel ainsi déplacé a réussi à faire apparaître comme naturel que le bureau soit installé dans une pièce d’appartement, équipée d’ordinateur portable, de tablette ou de smartphone. Il y a longtemps que l’on rêve de déplacer les villes à la campagne et leur étiolement, voire leur disparition, a souvent été annoncé. La généralisation d’Internet a semblé rendre plausible une telle hypothèse, et le succès du télétravail n’a fait que renforcer cette conviction.
Mais la probabilité que celle-ci se réalise est nulle.
Les travailleurs apprennent davantage dans les villes car ils sont confrontés à d’autres individus plus qualifiés, avec qui ils coopèrent ou sont en concurrence, et qui les tirent vers le haut
Innovation. Force d’abord est de constater que la part de la population mondiale vivant dans les métropoles ne cesse de s’accroître, non sans raison. Outre les nombreux avantages extraprofessionnels que procure la ville, les travailleurs apprennent davantage dans les villes car ils sont confrontés à d’autres individus plus qualifiés, avec qui ils coopèrent ou sont en concurrence, et qui les tirent vers le haut, ce que Zoom ne peut accomplir.
Les entreprises aussi bénéficient de ce phénomène de cluster, quand bien même ce terme a été utilisé pour dénommer aussi un foyer d’infection pandémique. Ainsi, une étude récente a mis en évidence que l’installation d’une nouvelle usine sur un territoire augmentait la productivité des entreprises concurrentes de 12 % dans les cinq ans qui suivaient son installation. Dans le contexte de l’économie de l’innovation, il est convenu que ce qui a fait le succès, d’abord de la route 128 autour du MIT dans le Massachusetts puis de la Silicon Valley autour de San Francisco, ce sont les échanges fréquents entre individus que permet leur proximité et la circulation de l’information qui en résulte.
Ces bénéfices ne concernent pas les seules entreprises du même secteur des semi-conducteurs et des « technos », mais aussi des entreprises d’autres secteurs. Même dans un monde aussi connecté que le nôtre, les percées conceptuelles conduisant aux innovations traversent plus facilement un hall universitaire ou la rue, que les océans ou un continent. Cette intuition a été parfaitement résumée dans le Bûcher des vanités de Tom Wolfe (1983) : « Il y avait toujours un endroit, The wagon wheel, Chez Yvonne, Rickey’s, où les membres de cette fraternité ésotérique, des jeunes hommes et femmes de l’industrie des semi-conducteurs, se réunissaient tous les jours après leur travail pour prendre un verre et fanfaronner sur leurs dernières trouvailles, tout aussi ésotériques les unes que les autres. » Ce phénomène a été illustré en modèle réduit avec la métaphore de la machine à café dans les entreprises autour de laquelle se retrouvent les salariés qui peuvent ainsi échanger sur un tas de sujets, qui ne concernent pas seulement l’exploit réalisé par Rafael Nadal en remportant sa treizième victoire aux Internationaux de tennis de Roland-Garros.
Les gains de productivité et les avantages de rémunération qu’entraîne la ville ne peuvent être reproduits dans des organisations qui fonctionnent par télétravail
Productivité. Certains historiens prétendent que la plupart des innovations majeures se sont produites dans les villes. La concentration des individus, des occupations, des métiers, des entreprises de secteurs industriels divers et variés constitue un environnement propice à la propagation des idées, et donc à l’innovation et à la croissance. C’est ce que montre une récente étude d’Akin, Chen et Popov qui ont réussi à surmonter l’opacité de ces échanges informels entre les individus, due au fait que leur contenu est invisible, même dans une économie de surveillance telle que la Chine, et qu’aucune trace écrite de ces échanges n’est laissée dont le matériau pourrait être utilisé par les chercheurs. Grâce notamment aux données de géolocalisation fournies par leurs smartphones, l’intuition de Tom Wolfe a pu être confirmée. Les rencontres, même fortuites, des salariés dans les cafés situés à proximité de leur lieu de travail avaient pour conséquence une augmentation des brevets déposés par leurs entreprises. A l’inverse, les entreprises de vidéo conférences font tout pour protéger la totale discrétion, voire l’anonymat, des échanges effectués sur leur système.
Ainsi, les gains de productivité et les avantages de rémunération qu’entraîne la ville ne peuvent être reproduits dans des organisations qui fonctionnent par télétravail. En définitive, s’il est un fait bien établi de l’économie urbaine, c’est celui du surcroît de productivité que les villes procurent. Le doublement de la taille d’une ville entraîne une augmentation de la productivité comprise entre 3 % et 8 % selon les pays et la spécialisation sectorielle de leurs villes. Cette plus grande productivité entraîne une hausse des salaires, certes compensée en partie par un coût de la vie plus élevé.
Et pourtant la crise sanitaire du Covid 19 ne semble pas s’être traduite par une baisse de la productivité alors qu’une grande partie des salariés restait confinée chez eux. La ville ne serait-elle alors qu’une collection d’individus qualifiés et les bureaux de l’entreprise qu’un moyen de faciliter leur coordination ? Après tout si les dirigeants et cadres d’une entreprise peuvent se voir, discuter, partager des documents au travers de l’internet, est-il besoin de proximité physique ? La réponse est donc clairement oui. Certes, si la pandémie devait perdurer, le télétravail prendrait durablement de l’importance, et l’attractivité de la ville et la vie urbaine en seraient grandement affectées. Mais une fois la pandémie jugulée, d’une manière ou d’une autre, l’activité urbaine reprendra le dessus, même si le télétravail conserve une certaine place, justifiée par les avantages qu’il procure et que nous avons évoqués, notamment dans des professions et des activités dont l’efficacité ne dépend pas ou peu de l’interaction humaine. Souhaitons donc que l’avenir du télétravail soit limité.
Bertrand Jacquillat est vice-président du Cercle des économistes et senior advisor de J. de Demandolx Gestion