Compatibilité entre progrès technique et progrès écologique ?
Le think tank Open Diplomacy et CentraleSupélec ont co-organisé à Metz les rencontres du Développement Durable. Thomas Friang, le directeur du think tank et créateur des rencontres, livre son éditorial pour le JDD.
Lorsque le GIEC a publié son 6e rapport d’évaluation, le débat public s’est focalisé sur un élément très fort : nous devons, à l’échelle planétaire, atteindre le pic d’émissions de gaz à effet de serre avant 2025 si nous voulons réellement atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, c’est-à-dire limiter le réchauffement planétaire à +2°C d’ici la fin du siècle. De ce fait, le 6e rapport du GIEC avait fait l’objet d’un rapport de force entre dirigeants politiques et responsables scientifiques plus fort que d’habitude encore.
Et pour cause, l’urgence climatique, que nous constatons par épisodes catastrophiques, est une tendance longue qui structure nos vies depuis déjà bien longtemps. Ce n’est pas une série d’épisodes plus ou moins dramatiques, plus ou moins proches de nous, tantôt un typhon hyper-violent, tantôt un méga-feu inarrêtable, tantôt une sécheresse insupportable.
Innover pour « shifter »
Alors que le temps presse, il faut s’emparer rapidement et profondément de chacune des conclusions que le GIEC a rassemblées en passant en revue des milliers de publications scientifiques pour constituer son 6e rapport d’évaluation, et notamment le chapitre consacré à l’atténuation des dérèglements climatiques.
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Celui-ci affirmait – entre autres données d’utilité publique – que « dans tous les secteurs, nous disposons de solutions pour réduire au moins de moitié les émissions d’ici à 2030 ». Quelles sont ces solutions ? Quelles sont les innovations à faire mûrir rapidement pour que nous puissions relever le défi ? Quels mécanismes de contrôle mettre en œuvre pour éviter que la promesse d’une greentech se transforme en une impasse de greenwashing ?
En somme, comment « innover pour shifter » ? C’était le thème de la première étape régionale des Rencontres du Développement Durable co-organisée à Metz par CentraleSupélec et l’Institut Open Diplomacy, en partenariat avec le JDD. Au fil de cette journée, plusieurs éléments de réponse ont émergé sur la manière de mettre la politique de recherche et d’innovation au service de la transition.
Des objectifs clairs pour piloter l’innovation au service de la transition
Le premier enjeu est celui de fixer des objectifs politiques clairs : tant pour piloter la politique de recherche et l’axer vers la transition que pour évaluer les projets de recherche eux-mêmes et leur contribution à celle-ci. Les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies, fournissant un système complet pour prendre en compte les aspects environnementaux, économiques et sociaux de la transition, se sont imposés comme le meilleur référentiel dans les débats.
Ce consensus s’est dégagé d’autant plus naturellement qu’il a été remarqué, par les scientifiques, élus nationaux et locaux, comme par les entreprises, que les ODD sont une référence commune à tous les acteurs qui peuvent former ensemble des écosystèmes de recherche. Or, il a été rappelé à quel point cette notion d’écosystème, tantôt appelé clusters, historiquement appelé technopôles en France, est essentielle pour faire émerger des projets de recherche à fort potentiel, en assurer le bon fonctionnement et les débouchés les plus rapides possibles vers des solutions appliquées, y compris quand on part d’une recherche plutôt exploratoire.
Penser à l’échelle d’un écosystème de recherche et d’innovation favorise également un meilleur pilotage politique de l’innovation au service de la transition. Cela crée une interface efficace (souvent locale, parfois nationale) entre politiques et scientifiques pour que la recherche soit la plus possible en phase avec les besoins de l’époque.
Cela permet des interactions entre le secteur public et les partenaires privés plus intégrées pour catalyser l’avancement des projets de recherche menés. Cela encourage, enfin, les connexions inter-disciplinaires qui sont le cœur de l’innovation au service de la transition.
Avec des objectifs clairs, une logique d’écosystèmes et des interfaces intelligentes, la promesse du progrès technique peut rimer avec le désir de progrès écologique. Mais ce n’est pas tout, car il y a encore bien des critères de succès pour aligner innovation et transition.
Appel à la mobilisation politique
Les nouveaux modèles économiques à la fois créateurs de richesse et prometteurs pour la transition et les solutions technologiques qui peuvent catalyser cette grande transformation ont pour témoins des entrepreneurs et des inventeurs qui ont un message en commun : il n’y a rien de plus fort que le signal législatif pour faire bouger les lignes et potentialiser le décollage économique d’une innovation écologique.
Un simple « projet de loi », même pas encore voté, peut débloquer des investissements importants pour accompagner l’émergence d’une solution technologique qui aurait un grand potentiel écologique.
Le courage du législateur précède l’existence des entrepreneurs… car il bouscule l’ordre établi, certaines rentes économiques qui sont des remparts anti-écologiques.
Plaidoyer pour des pratiques scientifiques nouvelles
Le pilotage politique de la recherche par les appels à projets est une méthode connue et éprouvée. L’approche européenne des appels à projet a été vivement critiquée par tous les experts présents à Metz : ces projets sont souvent le fruit de grands consortiums d’acteurs qui coopèrent de façon plutôt factice au prix de coûts de coordination qui consomment une grande partie du budget de la recherche.
La logique des appels à projet est plébiscitée quand elle encourage réellement la créativité, fondée sur des approches interdisciplinaires, partenariales, parfois exploratoires, et qu’elle n’est pas employée pour répliquer les généalogies scientifiques.
Cela nécessite parfois de la part des jurys de savoir rapprocher des projets entre eux, souvent complémentaires, plutôt que de les opposer via l’appel à projets.
La Nature, meilleure muse de la transition
Les débats auraient pu paraître fâcheusement anthropocentrés si les experts présents n’avaient pas rappelé, collectivement, que la plus grande source d’inspiration au service de la transition est la nature elle-même.
Les solutions les plus efficaces, les plus justes et les moins chères pour atténuer et nous adapter aux dérèglements climatiques se trouvent autour de nous. Si la photonique et la science des matériaux, si l’électronique ou la mécanique quantique sont des aires de progrès majeurs, y compris pour la transition écologique, n’oublions pas l’essentiel : la compréhension des écosystèmes naturels, aux fins de leur protection, leur gestion durable et leur restauration est la clé des solutions basées sur la nature qui sont nos meilleures alliées face aux dangers environnementaux que nous avons nous-mêmes créés.
Corollaire : les sciences comportementales, et plus généralement les sciences sociales, sont une nécessité absolue pour comprendre comment notre espèce – aussi avancée sur le plan technologique soit-elle – peut s’élancer aussi vite vers son autodestruction.
L’anthropocène n’est donc pas la fin du progrès technique, mais le début d’une éthique écologique des révolutions industrielles. Serait-ce la meilleure définition de la sobriété ?