Tech: trop de gaspillage dans les entreprises
(un article du Wall Street Journal)
Les entreprises dépensent énormément d’argent dans les technologies. Et elles en gaspillent aussi beaucoup.
Les explications à ce phénomène sont multiples. Parfois, elles sont à l’affût de la dernière nouveauté à la mode. Dans d’autres cas, elles ne comprennent pas bien ce que recherchent les consommateurs. Ou bien encore, elles conçoivent de nouveaux produits au lieu de se contenter d’en acheter sur le marché.
Quelle qu’en soit la cause, la probabilité de commettre des erreurs en matière d’investissement est plus importante que jamais : la pandémie a poussé les entreprises à se précipiter encore davantage à la recherche de nouveaux outils, notamment pour répondre aux besoins de personnes travaillant de plus en plus fréquemment à domicile. Les dépenses mondiales dans le domaine de l’informatique devraient ainsi atteindre 3 900 milliards de dollars cette année, soit une hausse de 6 % par rapport à 2020, selon le cabinet d’études Gartner.
« Le prix des services de base dans le cloud continue de baisser. Si vous y êtes déployé, vous pouvez en tirer profit, mais cela ne se fait pas toujours automatiquement »
« Avec la Covid, chacun constate l’accélération de la transition vers le numérique, mais très peu de structures cherchent à savoir qu’elles en sont les retombées sur leurs activités, explique James Anderson, vice-président de la recherche chez Gartner. Comment les entreprises gaspillent-elles leur argent ? Elles n’utilisent pas d’indicateurs de performance pour orienter leurs investissements, et font ce que les gens leur disent de faire. »
Le Wall Street Journal a interrogé des dirigeants de la tech et des entrepreneurs sur les erreurs les plus grosses et les plus coûteuses que commettent les entreprises dans ce domaine. Voici quelques-unes de leurs réponses.
Des dépenses trop élevées dans le cloud
Tout le monde connaît les avantages du cloud — des infrastructures et des coûts de stockage moins élevés, par exemple — et cette technologie ne cesse de s’améliorer.
Mais beaucoup d’entreprises finissent par dépenser beaucoup trop pour migrer sur le Web, car elles ne se rendent pas compte de ce que ce changement implique. Selon l’analyste Ed Anderson de chez Gartner, les sociétés qui n’ont pas de stratégie pour suivre et contrôler leurs coûts relatifs au cloud déboursent en moyenne 40 % de plus que nécessaire.
« Le prix des services de base dans le cloud continue de baisser. Si vous y êtes déployé, vous pouvez en tirer profit, mais cela ne se fait pas toujours automatiquement », avertit Brian Tosch, consultant principal de Tech DNA, une société de conseil en technologie basée à Seattle.
Souvent, les problèmes sont dus à une mauvaise planification. Beaucoup d’entreprises se contentent de transférer l’ensemble de leurs logiciels — afin qu’ils puissent fonctionner dans le cloud plutôt que sur les serveurs de l’entreprise — sans les modifier. Michael Kauffman, directeur et responsable juridique de Tech DNA, qualifie ce genre de migration de « lift and shift »(copier-coller).
Mais le problème est que si le logiciel n’est pas adapté, il risque de fonctionner en permanence et de consommer des ressources inutiles dans le cloud, ce qui engendre des coûts d’utilisation élevés.
Cette situation est susceptible de se produire avec de nombreuses applications, notamment le courrier électronique et les systèmes de communication, poursuit M. Anderson. La plupart d’entre elles sont conçues de manière à ce que vous « lanciez l’application et la laissiez s’exécuter. Ce schéma n’est pas nécessaire dans [le] cloud, car les ressources peuvent être allouées en temps réel lorsqu’une application en a besoin. »
Dans d’autres cas, les entreprises ne réalisent pas que la manière dont elles stockent leurs données en ligne leur coûte trop cher, sans que cela ait la moindre utilité. Un problème qui pourrait être résolu par de simples ajustements.
Cirrus Data, qui aide les grandes entreprises dans leurs projets de migration vers le cloud et de stockage de données, avait un client qui sous-estimait le travail nécessaire pour passer sur le cloud et n’avait pas adapté ses applications afin de profiter des économies potentielles offertes par cette transition, explique son directeur général Wayne Lam.
Résultat : le client a dû régler des factures liées à ses services en cloud 200 % plus élevées que prévu.
Enfin, les entreprises transfèrent parfois des logiciels dans le cloud alors qu’il serait préférable de les faire tourner sur leurs propres serveurs. Par exemple, faire fonctionner des logiciels nécessitant une puissance de calcul élevée, comme les outils de traitement vidéo, se révèle parfois moins coûteux ailleurs que sur le cloud.
Une mauvaise compréhension du client
Il arrive que les entreprises choisissent une technologie en fonction de ce que les clients semblent vouloir, sans se rendre compte qu’elles se basent sur de fausses hypothèses.
Prenons le cas de Harry Rosen, une chaîne de 17 magasins de vêtements de luxe pour hommes basée à Toronto. En 2018, elle a réalisé une enquête auprès de ses clients, leur demandant s’ils utiliseraient PayPal dans le cas où la société le proposerait sur son site. Un nombre important d’entre eux a répondu par l’affirmative. L’entreprise a donc engagé un intégrateur de systèmes afin d’ajouter PayPal sur sa plateforme de commerce électronique, pour un coût de 80 000 dollars.
« Nous avons travaillé avec des entreprises où l’obstination à construire plutôt qu’à acheter est un facteur très important, [et] où il existe un grand penchant pour cette option. Vous finissez par fournir un énorme travail pour faire quelque chose qui, en étant honnête, existe déjà à un coût abordable dans le commerce, voire même gratuitement en open source. »
Mais seule une petite partie des achats en ligne de l’entreprise a ensuite été réglée via PayPal — à peine 10 % à la fin de 2018. Le problème était que payer par ce biais nécessitait de passer par plusieurs étapes. Les clients devaient cliquer sur « acheter », puis remplir leurs informations de paiement sur la plateforme PayPal, avant de retourner sur le site de Harry Rosen pour finaliser la transaction.
Rétrospectivement, reconnaît Ian Rosen, vice-président exécutif de Harry Rosen en charge du numérique et de la stratégie, l’entreprise aurait dû interroger les clients en posant une question plus générale : quel type de moyen de paiement répond le mieux à vos besoins ? L’entreprise se serait alors rendu compte que les clients souhaitaient globalement une méthode de paiement simplifiée, mais pas nécessairement PayPal.
M. Rosen indique que l’entreprise est en train de déployer une nouvelle plateforme de e-commerce avec une technologie de paiement qui permettra de pouvoir choisir entre plusieurs modes de règlement en un seul clic.
PayPal est « une solution fantastique » si vous optimisez vos systèmes pour qu’ils correspondent à ses points forts, précise M. Rosen, mais « lorsque vous essayez de l’intégrer de force à un autre processus, vous risquez de vous priver de certains de ses principaux avantages. »
Un porte-parole de PayPal explique que l’entreprise ne commente pas les cas particuliers, tout en précisant : « Nous travaillons avec nos nombreux partenaires pour offrir toutes les options et permettre aux entreprises d’intégrer nos solutions en fonction de leurs préférences. »
Le penchant pour les logiciels maison
La création ex nihilo d’outils comme un site web ou une application peut coûter des centaines de milliers de dollars, rappelle Oliver Dore, partenaire tech chez Work & Co, une entreprise new-yorkaise qui travaille avec les marques pour mettre en place des technologies centrées sur l’expérience client.
Alors, pourquoi tant de sociétés développent-elles en interne des logiciels au lieu de les acheter clés en mains ? Parfois, c’est une question de politique d’entreprise.
Dans celles qui ont de fortes capacités technologiques, les équipes travaillant dans ce domaine peuvent pousser à développer de nouveaux outils ou services en interne au lieu de les acheter, explique M. Dore.
« Nous avons travaillé avec des entreprises où l’obstination à construire plutôt qu’à acheter est un facteur très important, [et] où il existe un grand penchant pour cette option, dit-il. Vous finissez par fournir un énorme travail pour faire quelque chose qui, en étant honnête, existe déjà à un coût abordable dans le commerce, voire même gratuitement en open source. »
Par exemple, le groupe Authentic Brands, une société basée à New York qui possède Forever 21, Brooks Brothers, Lucky Brand et d’autres enseignes, avait l’habitude d’utiliser des outils fortement personnalisés. Même si leurs systèmes n’avaient pas été développés en interne de A à Z, ils les avaient tellement customisés qu’ils nécessitaient une étroite et lourde surveillance afin de gérer le flux de travail. Mais pendant la pandémie, l’entreprise a dû faciliter la transition vers le télétravail, ce qui l’a amenée à se tourner vers des logiciels très répandus sur le marché comme Dropbox et Trello.
Comme ces produits disposent d’équipes de maintenance, l’entreprise a pu diminuer le nombre d’employés nécessaires pour assurer l’exécution de ses tâches, explique Adam Kronengold, directeur numérique d’Authentic Brands.
« Nous avons compris que nos activités complexes ne nécessitaient pas d’outils très sophistiqués, et que la solution la plus adaptée pour notre entreprise était de modifier nos propres procédés internes tout en adoptant des technologies standards », souligne M. Kronengold.
Il est certain, selon M. Dore, que dans certains cas, tout construire à partir de rien peut permettre d’économiser de l’argent à terme. Cette considération prend tout son sens lorsque les coûts de licence des outils disponibles sur le marché sont élevés, quand les fonctionnalités qui y sont intégrées offrent des services qui ne sont pas nécessaires ou présentent peu d’intérêt, et que le coût d’intégration d’un service externe à la panoplie des outils existants dans l’entreprise est prohibitif.
Une mauvaise communication interne
Lorsque des problèmes techniques surgissent et entraînent un gaspillage d’argent pour l’entreprise, la cause en est parfois les désaccords entre services.
C’est ce qui s’est passé chez LuckyTruck, un courtier d’assurance numérique basé à Cincinnati qui permet aux transporteurs de souscrire des assurances en ligne. Début 2020, la société a construit un outil web pour remplir automatiquement les informations des dossiers d’assurance en faisant du « scrapping » (technique d’extraction de contenus) depuis des bases de données en ligne accessibles au public. Cet outil devait réduire le temps nécessaire pour remplir une demande de près d’une heure, explique Haseeb Khizar, responsable de la technologie chez LuckyTruck.
Mais, peu après son lancement, la société a constaté que si cet outil permettait de recueillir des informations, celles-ci ne pouvaient pas être transférées sur le site de la société. Les membres de l’équipe technique ont été chargés de résoudre le problème, qui, peu de temps après, semblait résolu.
Quelques mois plus tard, M. Khizar a remarqué quelque chose d’inhabituel : l’entreprise utilisait deux « scrapers » en même temps.
Que s’était-il passé ? Des problèmes de communication.
Selon M. Khizar, l’équipe technique avait expliqué que trois à quatre semaines seraient nécessaires afin de trouver une solution pour le « scraper » originel. Un délai qui a exercé sur elle une forte pression. L’équipe a donc préféré bâtir un deuxième « scraper », en environ deux fois moins de temps.
Mais elle n’a jamais parlé de ce deuxième outil, si bien que le premier scraper a été maintenu en ligne. L’entreprise payait 1,80 dollar de l’heure pour le faire fonctionner, ce qui lui a coûté environ 7 800 dollars sur six mois.
Le manque de communication, et peut-être une hésitation à communiquer sur un échec, peut expliquer pourquoi le problème a mis si longtemps à être résolu, note M. Khizar.
« Cela a pu se produire parce qu’ils éprouvaient un sentiment de gêne, ou autre chose, dit-il. Mais nous n’avons jamais eu pour habitude de jeter l’opprobre sur nos collaborateurs à cause de leurs erreurs. »
Dans certains cas, les entreprises gaspillent de l’argent parce qu’elles ne peuvent pas suivre chaque nouvelle tendance. Elles finissent donc par rester coincées par une technologie dépassée qui n’est plus rentable.
Vivek Kundra, directeur général de Sprinklr, une société de logiciels basée à New York et spécialisée dans l’expérience client, a vu cette tendance se manifester au cours de ses premières années comme directeur des systèmes d’information au sein de l’administration Obama. A l’époque, de nombreuses structures se tournaient déjà vers le cloud, mais l’argent gouvernemental était orienté vers la croissance de ses propres data centers.
« Une des choses que j’avais remarquée est que le gouvernement était passé de 400 data centers en 1998 à plus de 5 000 en 2009, alors que leur taux d’utilisation moyen était inférieur à 27%, se souvient M. Kundra. L’un des plus gros problèmes avec la technologie est que les dirigeants continuent à jeter de l’argent par les fenêtres de cette façon. »
Selon M. Kundra, la planification et le suivi sont des éléments importants pour garantir qu’une solution technologique répondra aux besoins de l’activité.
« Les entreprises doivent s’assurer qu’elles comprennent bien quels sont concrètement leurs propres objectifs avant de procéder à la mise en œuvre d’un logiciel, ajoute-t-il. Elles doivent travailler avec le fournisseur pour déterminer comment la technologie va les aider à remplir leurs objectifs. »