Aux États-Unis notamment le télétravail permet de s’affranchir de la question de la localisation des salariés. C’est même devenu un argument pour recruter les meilleurs d’après un article du Wall Street Journal (extraits)
Pour Havenly, recruter signifie désormais être en concurrence avec des entreprises de tout le pays. Embaucher n’a jamais été aussi difficile et la jeune pousse a même failli perdre plusieurs membres de son équipe dirigeante.
« Le directeur marketing et le directeur financier sont venus me voir en me disant qu’ils adoraient l’entreprise, mais qu’un ami leur avait proposé autre chose », raconte Lee Mayer, cofondatrice et directrice générale. A plusieurs reprises, certains de ses responsables ont hésité à accepter les offres de géants californiens qui leur proposaient des salaires 20 % plus élevés sans obligation de déménager. « Même moi, on a essayé de me recruter », plaisante-t-elle.
De fait, après avoir accepté que leurs salariés aillent habiter loin de la baie de San Francisco, les grands noms de la tech se mettent aujourd’hui à recruter des collaborateurs dans des endroits où ils n’avaient jamais mis les pieds. A la clé : un marché du travail qui, dans le secteur, n’a jamais été aussi diversifié du point de vue géographique. Et des nouvelles recrues aux salaires nettement supérieurs à ce qui se pratique dans la région dans laquelle elles vivent, ce qui force les entreprises locales à augmenter les salaires pour suivre le coût de la vie et empêcher leurs riches concurrentes de Californie, de Seattle ou de New York de subtiliser leur main-d’œuvre.
Pour Mark Muro, de la Brookings Institution, les gagnants de la pandémie semblent être les salariés et les entreprises des villes côtières bien desservies qui peuvent proposer des salaires moins élevés qu’à San Francisco, mais plus intéressants que ce qui se fait sur place.
« Si les entreprises veulent des compétences, elles peuvent désormais aller chercher tous les Einstein oubliés du pays, résume-t-il. Avec le télétravail, chaque embauche est devenue une compétition nationale. »
La démocratisation des emplois technologiques semble pour le moment élargir le rayonnement de la Silicon Valley. Les entreprises des villes de taille plus modeste espèrent tout de même qu’à terme (notamment si les géants finissent par revenir sur leurs politiques de télétravail), la tendance s’inversera et qu’elles pourront elles aussi avoir accès à ces nouveaux « migrants technologiques » qui dynamisent le secteur et amènent avec eux les dollars du capital-risque.
Pendant des décennies, pour décrocher l’un de ces postes si convoités, il fallait accepter un déménagement, un loyer exorbitant et des trajets quotidiens interminables. Pour les entreprises comme les salariés, la pandémie a permis de relâcher la pression
Si beaucoup de géants de la tech ont ouvert des bureaux loin des métropoles californiennes, l’essentiel des emplois et moyens financiers se concentre toujours sur la côte, San Francisco en tête. Entre 2010 et 2018, selon Brookings, la baie a représenté près de 18 % de la croissance de l’emploi dans le secteur des services numériques aux Etats-Unis.
Pendant des décennies, pour décrocher l’un de ces postes si convoités, il fallait accepter un déménagement, un loyer exorbitant et des trajets quotidiens interminables. Pour les entreprises comme les salariés, la pandémie a permis de relâcher la pression. Neuf sociétés technologiques ont transmis au Wall Street Journal des statistiques sur les déménagements de leurs salariés. Verdict : environ 9 % des collaborateurs ont quitté la baie de San Francisco pendant la pandémie sans intention d’y revenir. Ces entreprises, dont Twitter, Slack ou encore Dropbox, comptaient au total plus de 9 000 salariés dans la région début 2020.
Une partie de leurs effectifs est partie vers Sacramento ou Los Angeles, des villes certes californiennes, mais trop éloignées pour envisager une présence quotidienne au bureau, et d’autres ont même quitté l’Etat pour d’autres hubs technologiques comme Austin, au Texas. Rêve de vie dans les montagnes ou envie de se rapprocher de la famille : des plans que les salariés de la côte ouest espéraient concrétiser dans cinq à dix ans sont subitement devenus immédiatement réalisables.
Au premier trimestre 2021, à Austin, les acheteurs arrivant de San Francisco ont été plus nombreux que les gens qui vivaient déjà dans la capitale texane, selon le courtier en immobilier Atlasa. Selon lui, une cinquantaine de salariés de Google ont acheté une maison à Austin, contre 23 collaborateurs de Facebook, 17 d’Apple et 17 d’Amazon.
Sous l’impulsion de son patron Jack Dorsey, convaincu que le réseau social était trop concentré sur le plan géographique, Twitter a commencé dès 2018 à plancher sur une décentralisation de ses activités, raconte Jennifer Christie, directrice des ressources humaines.
Cette année, neuf fois plus de salariés ont formulé des demandes de télétravail (depuis là où ils vivent déjà ou depuis une autre ville) qu’en 2019.
« Les attentes des collaborateurs ont changé pour de bon, c’est indubitable, souligne Jennifer Christie. Aujourd’hui, la flexibilité est un enjeu capital. »
Ces douze derniers mois, environ 10 % des salariés de Twitter ont quitté San Francisco. Depuis début juillet, le réseau social a rouvert ses bureaux dans la ville, tout en s’installant aussi ailleurs dans la baie, notamment à San José. Il garde aussi un œil sur la situation à Austin, San Diego ou Portland pour savoir s’il serait pertinent d’y louer des espaces de travail.
Pour Twitter, ces évolutions permettent de recruter des profils plus divers : des talents venus d’Atlanta, ville qui compte le plus de diplômés noirs en science, en technologie, en ingénierie et en mathématiques, ou de Miami, riche en habitants latino-américains.
« L’idée, c’est d’avoir plusieurs hubs au lieu d’un seul. Nous encourageons nos collaborateurs à déménager »
L’idée de répartir l’activité entre plusieurs bureaux et des espaces de coworking dans tout le pays fait peu à peu son chemin chez les géants de la technologie. En avril dernier, Slack a ainsi lancé un projet pilote d’une durée de six mois : le groupe a offert à tous ses salariés un abonnement WeWork.
De son côté, Dropbox (qui compte 2 700 salariés) envisage de rebaptiser ses bureaux « studios » et d’ouvrir de nouveaux lieux de travail dans plusieurs villes d’ici 18 mois.
« L’idée, c’est d’avoir plusieurs hubs au lieu d’un seul, explique Melanie Collins, directrice des ressources humaines. Nous encourageons nos collaborateurs à déménager. »
Le spécialiste du stockage en ligne a ainsi proposé des primes au déménagement allant de 10 000 à 30 000 dollars (pour ceux qui acceptaient d’aller en Géorgie ou dans l’Idaho, par exemple), entre autres pour inciter ses salariés à aller vivre dans des zones dans lesquelles l’entreprise a l’intention de recruter ou dans lesquelles se trouvent les clients. Depuis le début de l’année, près de 60 % des embauches ont concerné des postes non basés à San Francisco, New York ou Seattle.
Les sociétés technologiques implantées dans d’autres grandes villes font le même constat : le principal changement observé par Zillow par rapport à l’an passé, c’est la décision de ses collaborateurs de déménager à au moins 80 kilomètres de Seattle, où se trouve le siège du spécialiste de l’immobilier en ligne.
« C’est plus qu’un trajet que l’on fait tous les jours, sans pour autant être vraiment loin », résume Dan Spalding, directeur des ressources humaines.
Depuis l’adoption de sa politique de télétravail, Zillow a recruté plusieurs dirigeants de l’autre côté du pays, dans le Minnesota, et compte désormais des salariés dans 49 Etats.
Pour certains observateurs, la diversification géographique de la Big Tech risque de pénaliser l’innovation. Selon Bhaskar Chakravorti, doyen en charge des échanges internationaux à la Fletcher School de l’université Tufts, des secteurs comme l’intelligence artificielle sont d’ores et déjà entre les mains d’un tout petit nombre d’entreprises.
« Imaginez que Google, Facebook, Apple, Amazon et Microsoft se mettent à recruter des spécialistes de l’IA à Philadelphie, Houston et ainsi de suite… Les petites start-up qui sont indispensables à l’écosystème de l’IA ne seront plus en capacité de recruter des talents », prévient-il.
La diaspora de la Silicon Valley pourrait aussi exporter ses problèmes sociaux. A Bozeman, le prix médian d’une maison a bondi de 50 % en juin par rapport à la même période un an plus tôt, selon l’association locale des agents immobiliers.
Mike Myer, cofondateur et directeur général de la messagerie commerciale Quiq, basée dans cette petite ville du Montana, raconte qu’il est victime de l’essor du télétravail et des stratégies de recrutement « tous horizons » : le coût de la vie a augmenté et il est désormais en concurrence avec des entreprises de New York ou San Francisco quand il veut embaucher.
Il a récemment perdu un candidat au profit d’une société cotée qui proposait un salaire plus élevé, et a dû augmenter ses collaborateurs en poste pour éviter une vague de départ. « Il va falloir continuer de faire des ajustements », soupire-t-il.
Clearwater Analytics, la plus grande société technologique de Boise, dans l’Idaho, affirme que 60 % des salariés qui ont démissionné ces six derniers mois ont accepté des emplois en télétravail, la moitié pour des entreprises de la baie de San Francisco ou de Seattle.
A Provo, dans l’Utah, la pandémie a plombé certains pans du marché du travail et en a fait exploser d’autres, estime Verl Allen, directeur général de Claravine, une start-up spécialisée dans les logiciels de marketing fondée en 2014. Elle compte aujourd’hui 40 salariés.
« Quand on a voulu recruter, notamment des ingénieurs, on a eu du mal à trouver des candidats, soupire-t-il. On n’arrive pas à étoffer les équipes assez vite. »
Il raconte que certains de ses amis installés dans l’Utah ont récemment été recrutés par Salesforce et Okta, deux sociétés installées à San Francisco, et n’ont pas été contraints de déménager. Il a en revanche trouvé des talents à Little Rock et à Portland.
« San Francisco va recruter à Salt Lake, donc Salt Lake va désormais recruter à Little Rock ou à Portland. Ça complique les choses pour nous, mais c’est encore pire pour les villes plus petites que nous, là ce sera probablement très difficile »
« San Francisco va recruter à Salt Lake, donc Salt Lake va désormais recruter à Little Rock ou à Portland, explique-t-il. Ça complique les choses pour nous, mais c’est encore pire pour les villes plus petites que nous, là ce sera probablement très difficile. »
Il y a plusieurs années, quand il travaillait encore chez Adobe, Bryson Webster, 33 ans, a quitté Walnut Creek, en Californie, pour Lehi, dans l’Utah, où la société possédait des bureaux. A l’époque, il avait peur que partir pour une région où la vie est moins chère ne lui coûte des opportunités professionnelles une fois son contrat chez Adobe terminé.
Quand il s’est mis en quête d’un nouvel emploi l’an passé, il n’a pas postulé auprès d’entreprises de l’Utah : il n’a passé des entretiens qu’avec des entreprises de San Francisco ou de New York qui acceptaient qu’il travaille à distance. Il a finalement été recruté par Okta sans avoir à faire ses valises.
« Ça m’a ouvert une immense palette de possibilités, raconte-t-il. Donc pourquoi me contenter du local ? »
Steve Case, cofondateur d’AOL et patron de Revolution, une société de capital-risque, estime que les salariés de la tech qui ont quitté la Californie pourraient finir par travailler pour des start-up locales : moins de paperasse, plus d’équité et plus de chances de participer aux premiers pas d’un projet. Après avoir compris comment fonctionnait leur région d’adoption, certains pourraient aussi monter leur propre boîte. Mais, pour d’autres, la réalité pourrait aussi être moins rose.
« Pas sûr qu’ils apprécient de ne pas physiquement être dans la pièce où les choses se décident. »
Lee Mayer a fini par recruter une société de conseil pour réaliser un audit de la rémunération des dirigeants, qu’elle a augmentés de 15 % à 20 %. Plusieurs salariés ont quitté la société pour télétravailler pour des acteurs de taille moyenne basés à San Francisco et New York ; l’un d’eux est parti chez Amazon et un autre, chez WhatsApp, la messagerie détenue par Facebook.
La patronne de Havenly espère en revanche pouvoir recruter l’un des cadres d’un spécialiste des VTC installé à San Francisco : il est actuellement en télétravail à Denver et ne veut pas retourner en Californie si son employeur demande à ses troupes de revenir au bureau.