Quel avenir pour le syndicalisme ?
Par
Dominique Andolfatto
Professeur des universités en science politique, Université de Bourgogne – UBFC dans The Conversation
Le 15 juin, l’intersyndicale – qui a animé les mobilisations contre la réforme des retraites – s’est résolue à tourner la page de ce mouvement. Le 21 juin Marylise Léon succédera à Laurent Berger à la tête de la CFDT. Ce dernier vient de publier un livre sur ces événements, son rôle et, plus largement, les tensions que connaît le monde du travail. Cela ouvre une nouvelle période pour l’action syndicale. Quel bilan tirer de cette longue séquence qui a polarisé l’actualité sociale – voire politique – en France depuis plusieurs mois et comment envisager l’avenir de l’action collective ?
En 2019, une étude européenne – passée inaperçue en France – s’interrogeait sur le devenir du syndicalisme et, compte tenu des mutations à l’œuvre depuis un demi-siècle, traçait quatre scénarios d’évolution :
l’extinction du syndicalisme (liée à une désaffection sociale progressive et massive) ;
le repli (l’action collective ne serait plus que le fait d’« insiders » – bien intégrés dans des emplois correctement rémunérés – ou détriment des « outsiders », confrontés à de nouvelle formes d’emploi, non régulées et précaires) ;
le remplacement (soit l’émergence de nouvelles formes d’expression collective, portées par les pouvoirs publics, les employeurs ou issues du terrain) ;
la reconquête (tirant les leçons de leur déclin, les syndicats seraient capables de renouvellement afin de retrouver toute leur place dans le monde du travail et la société démocratique).
Après le semestre « chaud » que la France vient de connaître autour de la réforme des retraites, quel scénario se dessinerait concernant le syndicalisme dans l’hexagone ?
L’image des syndicats se serait redressée. C’est ce que montre, en particulier, un sondage Elabe, pour l’Institut Montaigne, publié le 6 avril 2023. Une majorité de Français (52 %) les perçoivent comme « un élément de dialogue de la société française », chiffre en progression de 12 points par rapport à une enquête comparable en 2020. Inversement, ils sont moins vus comme « un élément de blocage » de cette même société (46 %, pourcentage en recul de 13 points). Bref, le syndicat serait davantage perçu comme « modérateur » dans la société, un « médiateur » et, à l’encontre d’idées reçues, moins comme un vecteur par définition de contestation. Cela étant, le « baromètre de la confiance politique » (Sciences Po-Cevipof) ne traduit pas de remontée sensible de l’image des syndicats. Certes la dernière mesure de ce baromètre est intervenue début février 2023 (soit au début du mouvement social).
Mais deux journées de manifestations, rassemblant plus d’un million de personnes chacune (selon les chiffres du ministère du travail), était déjà intervenues. D’après ce même baromètre, la confiance des Français dans les syndicats est surtout remontée entre 2020 et 2022, passant alors de 27 % à 38 % avant de refluer légèrement (36 %) en 2023.
Plusieurs syndicats ont souligné aussi que le mouvement social du premier semestre 2023 avait relancé la syndicalisation, la CGT déclarant avoir gagné 30 000 adhérents les trois premiers mois de 2023 et la CFDT affichant un gain « exceptionnel » de 43 000 adhérents en cinq mois. Pour prendre la mesure de ces gains, il faut les rapporter aux effectifs officiels des deux organisations : environ 600 000 adhérents. La CGT et la CFDT aurait donc vu s’accroître leurs effectifs de quelque 5 à 7 % en quelques mois.
Au total, ces données – nuancées – ne traduisent pas une mutation mais bien d’un infléchissement, donnant raison au scénario d’une reconquête qui serait en marche. Toutefois, il faut rester prudent. Le baromètre du Cevipof indique que le militantisme syndical reste modeste : seuls 7 % des Français estiment que celui-ci peut influencer les décisions.
Le même baromètre révèle aussi un bond en faveur des manifestations et, plus encore, de la grève pour peser sur ces mêmes décisions. Dans cet objectif, la grève est jugée efficace pour 30 % des Français. Cependant, le mouvement social – piloté par l’intersyndicale (composées de 8 organisations syndicales et 5 organisations étudiantes ou lycéennes) – a privilégié la stratégie de la rue à celle de la grève, trouvant là une limite qui explique sans doute l’échec à obtenir le retrait de la réforme des retraites.
Cela mérite certes une étude plus approfondie mais, au contraire du mouvement social de 1995 (face à un précédent projet de réforme des retraites et, plus largement, de la Sécurité sociale), les manifestations de 2023 n’ont été que marginalement conjuguées avec des grèves et celles-ci n’étaient pas le fait de l’intersyndicale.
En outre, au contraire de contextes antérieurs – de nouveau en 1995 ou encore en 2006 (face au projet de « contrat première embauche », qui avaient vu la rue gagner face au pouvoir, celui-ci est resté uni et ferme sur ses positions. Le fait que la cible ait été manqué en 2023 nuance finalement le scénario de reconquête syndicale et on ne peut complètement évacuer des éléments des autres scénarios.
Celui de l’extinction est évidemment excessif mais le taux de syndicalisation en France – 10,3 % des salariés et seulement 7,8 % dans le secteur privé selon la dernière estimation du ministère du Travail – demeure structurellement faible et officiellement en « repli ».
En outre, ce taux apparaît surévalué consécutivement à un changement de mode de calcul. Il est aussi le plus faible des pays européens comparables.
La nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, explique d’ailleurs la difficulté de recourir à la grève en raison de cette faiblesse.
Ce qui peut davantage inquiéter encore – malgré le succès des manifestations – c’est le recul de la présence syndicale sur le lieu de travail que montre le dépouillement du big data des dernières élections professionnelles : de 2013 à 2020 (dernière donnée disponible), cette présence par établissement a reculé de 11 % toute organisation confondue. Bien sûr, on peut faire l’hypothèse d’une inversion de cette tendance après le semestre des manifestations anti-retraite. Cependant, le secteur privé s’est montré assez peu présent dans celles-ci. Et une nouvelle mesure de cette présence syndicale par le ministère du Travail n’interviendra pas avant 2025.
Le scénario du remplacement ne peut pas non plus être complètement écarté. À sa manière, et partiellement, le mouvement des « gilets jaunes » l’a incarné et, en décembre dernier, la grève qui a touché les contrôleurs de la SNCF, en dehors des organisations syndicales habituelles, a traduit aussi une critique implicite de ces derniers, sans doute dans des logiques trop bureaucratiques, qui ne leur permettent pas toujours de porter les demandes de groupes qui s’estiment mal intégrés ou lésés.
De nouveaux mouvements sociaux, comme les Soulèvements de la Terre, ont également émergé ces dernières années, alliant lutte écologique et justice sociale.
Bref, l’action à la base, voire la « gilet-jaunisation » demeurent en embuscade. Sans parler de la réforme de la représentation du personnel dans les entreprises – consécutives aux ordonnances Macron de 2017 – qui, sous couvert de simplification, a complexifié en fait les relations professionnelles, exigeant des représentants une montée en expertise – voire en prise de responsabilité – qui les éloigne en fait des salariés sinon dénature leur rôle.
Reste le scénario du repli, celui d’un syndicalisme qui deviendrait d’abord une affaire d’« insiders » et, s’agissant de l’organisation, de « professionnels » du militantisme comme le sont les actuels leaders syndicaux.
Les manifestations, avec une présence relativement faible du secteur privé, les réticences à la grève – pour des raisons complexes, à la fois culturelles et économiques – traduisent bien ce dualisme de l’action syndicale. Le fait également que l’un des dirigeants du mouvement, sinon celui qui lui donnait son visage pour bien des médias et l’opinion, Laurent Berger, ait décidé brutalement d’annoncer sa démission mi-avril n’a pu qu’étonner.
Pourquoi partir alors que le mouvement battait son plein, même si gagner la bataille des retraites s’annonçait difficile ? On découvre alors que les agendas internes aux organisations ont primé sur le mouvement : Laurent Berger a obtenu en 2022 un nouveau mandat à la tête de la CFDT pour pouvoir conserver son mandat de président de la Confédération européenne des syndicats… mais il était programmé qu’il le perdrait en mai 2023, ce qui l’a conduit à annoncer aussi son départ de la CFDT en avril. Bref un double agenda personnel et organisationnel a préempté celui du mouvement social…
Parallèlement, l’intersyndicale a acté « n’avoir pas réussi à faire reculer le gouvernement » sur la réforme des retraites et les organisations syndicales annoncé de nouvelles priorités. Parmi ces dernières, discuter du rapport au travail en pleine mutation après la crise du Covid-19 et ce qui serait une « épidémie » de démissions silencieuses ; le pouvoir d’achat et la revalorisation des salaires ; le partage de la valeur (ou des profits engrangés par certaines entreprises depuis le retour de l’inflation) ; la question de l’environnement que le dernier communiqué de l’intersyndicale ne mentionne encore que trop rapidement alors que c’est un enjeu fondamental pour les années à venir…
Ces priorités seront-elles suffisantes pour susciter l’adhésion de tous, clé du succès comme l’écrivait Upton Sinclair à propos des travailleurs de Chicago, au début du XXe siècle, dans [La jungle](https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Jungle_(roman) ?