La sûreté nucléaire en France
Après un cavalier législatif manqué au printemps 2023, le gouvernement soumet au parlement un projet de loi visant à réformer la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Le texte retravaillé doit être examiné par le Sénat en séance publique ce 7 février. Son article premier propose de passer d’une organisation duale entre une Autorité de sûreté nucléaire (l’ASN) et un organisme de recherche et d’expertise, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (l’IRSN), à une organisation dite « intégrée ». Un établissement unique, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), disposerait alors à la fois des fonctions de recherche, d’expertise et de décision en matière de sûreté nucléaire et radioprotection.
par
Michaël Mangeon
Chercheur associé EVS-RIVES ENTPE, enseignant vacataire, consultant, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Mathias Roger
Chercheur en histoire et sociologie des sciences et des techniques, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom dans The Conversation
Ce projet suscite de nombreuses critiques et interrogations et questionne ce qui fait la spécificité historique du modèle français : le dialogue entre expert, contrôleur et exploitant.
Depuis les années 1960, l’expertise et le contrôle de la sûreté nucléaire sont assurés par un « dialogue technique » entre spécialistes qui se déroule dans des arènes fermées.
D’abord internes au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), puis étendues à EDF et aux différents constructeurs impliqués dans les projets, les discussions tournent autour d’incidents et d’accidents considérés comme « crédibles » au vu de l’expérience acquise et des meilleures connaissances disponibles.
Le règlement des questions de sûreté est guidé par la recherche de consensus et le « jugement d’expert » constitue la base de toutes décisions. En pratique, ce dialogue n’est pas que technique et inclut ouvertement et librement tous les aspects liés aux décisions de sûreté (coût, retards, niveau de sûreté, développement des connaissances, compétitivité et comparaison internationale…).
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L’efficacité de ce dialogue dépend alors de deux valeurs cardinales :
• l’esprit des relations entre acteurs,
• et la doctrine de la compétence.
Il s’agit, pour chaque question technique, de respecter l’avis du plus compétent et cela indépendamment de son rattachement institutionnel. Ce fonctionnement requiert une certaine proximité, une bonne entente, un haut niveau de confiance mutuelle (permise par l’absence de cadre réglementaire formalisé) et enfin une totale autonomie vis-à-vis de la société et du pouvoir politique.
Autrement dit, la sûreté n’y est pas considérée comme un contrôle de conformité à des normes préétablies, mais comme un sujet devant être élucidé au cas par cas via le dialogue entre parties prenantes des projets.
En comparaison, les pays anglo-saxons développent dès les années 1950 des règles, des normes, des méthodes et un cadre légal spécifique pour la sûreté nucléaire qui demeurent sous contrôle des pouvoirs publics et de la justice.
Malgré le développement massif du nucléaire civil en France, le modèle dialogique est maintenu dans les années 1970, avec l’instauration d’une réglementation « souple » qui respecte l’esprit des pionniers.
Toutefois, en accompagnement du Plan Messmer, sont créées deux entités : un contrôleur au sein du ministère de l’Industrie (le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN)) et un institut de recherche et d’expertise au sein du CEA, l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN).
Dates clés du système de gouvernance français du nucléaire civil. SFEN
Un dialogue « à trois » se met alors en place pour expertiser et contrôler l’essor d’un gigantesque parc nucléaire de 58 réacteurs exploités par EDF, ainsi que de nombreux autres types d’installations nucléaires.
Les responsables de la sûreté affirment à cette époque ce qui fait l’originalité et la valeur du système français, à savoir : « l’existence d’une expertise technique qui base sa compétence sur le contact avec les développeurs, et qui joue le rôle de soutien de l’administration qui détient, elle, le pouvoir ».
Les débats dans ce « petit monde de la sûreté » peuvent être extrêmement durs et aboutir à des conflits ouverts devant les responsables politiques et parfois même le grand public lui-même. Après l’accident de Tchernobyl, par exemple, deux visions s’affrontent au plan médiatique :
• celle du nouveau directeur de l’autorité de sûreté, Michel Lavérie, qui prône une plus grande ouverture vis-à-vis du public
• et celle de Pierre Tanguy, inspecteur général de la sûreté nucléaire (IGSN) à EDF et cadre historique de l’IPSN, qui souhaite que la sûreté nucléaire reste cantonnée dans le monde des spécialistes et loin du monde politique et médiatique.
Malgré cette divergence, les deux protagonistes s’accordent sur une chose : le modèle dialogique, permanent et continu entre expert, autorité et exploitant doit rester la base du modèle français.
« French cooking », ou la cuisine nucléaire française face au modèle américain
Après le choc de Tchernobyl, la gouvernance des risques nucléaires évolue progressivement pour aboutir à la création de l’IRSN en 2002 (totalement détaché du CEA) et de l’ASN en 2006 (sous la forme d’une Autorité administrative indépendante (AAI)).
Toutefois, le modèle dialogique n’est pas abandonné et constitue toujours le fondement des expertises et des prises de décision liées à la construction et au démarrage de l’EPR, à l’après-Fukushima, aux réexamens périodiques de sûreté des réacteurs ou aux défaillances qui ont impacté récemment les réacteurs nucléaires français.
Ces différents épisodes montrent une autre spécificité du modèle français qu’est l’idée de « progrès continu ». Ce précepte constitue, selon l’économiste François Lévêque, un point de divergence philosophique important par rapport au modèle américain de la sûreté : « On a affaire à une approche de la régulation fondée sur deux principes majeurs différents : à Washington, caler le niveau d’une sûreté assez sûre ; à Paris, faire continûment progresser la sûreté ».
En mars 1980, après l’accident de Three Mile Island, le chef de la radioprotection de Pennsylvanie, Thomas Gerusky, regarde à l’intérieur du sas de la zone de confinement de l’unité 2 de la centrale. Upi/AFP
En effet, la United States Nuclear Regulatory Commission (NRC) adopte, depuis les années 1980, un système basé sur la recherche de performance et d’efficacité à l’aide d’approches quantitatives (objectifs quantifiés, analyse coût-bénéfice, études probabilistes, doses reçues par les travailleurs ou la population…). Ces approches prennent une place croissante dans le processus de décision autour de la question « How safe is safe enough ? »
Du fait de leur différence, le modèle dialogique français est surnommé ironiquement « french cooking » par les Anglo-Saxons pour appuyer sur le fait que tous les aspects liés à la sûreté se règlent entre spécialistes. Le « French cooking », qui a été mis en avant comme un facteur de réussite de la réalisation du programme nucléaire, est aujourd’hui régulièrement critiqué pour son absence de prise en considération explicite d’objectifs quantifiés (et des coûts associés) et une tendance à « toujours plus de sûreté ».
Si le modèle dialogique a perduré, c’est qu’il a aussi été un moteur de changements. C’est par ce mode de fonctionnement que la sûreté en France s’est adaptée. D’abord à l’évolution du parc nucléaire, mais aussi aux progrès des connaissances scientifiques et techniques, au retour d’expérience des incidents/accidents, à l’internationalisation des standards de sûreté ainsi qu’à la nécessité croissante de transparence et d’implication du public.
Sur ce dernier point, depuis plusieurs années, l’ASN et l’IRSN ont tenté d’exporter, non sans difficulté, un modèle de « dialogue technique » vers la société. Des associations comme les commissions locales d’information (CLI) présentent autour des sites nucléaires, jouent un rôle important pour entretenir et alimenter ce processus.
Quelle place pour le modèle dialogique dans la future ASNR ?
La possible naissance d’un nouvel organisme issu de la fusion de l’IRSN et de l’ASN met à l’épreuve le fonctionnement historique de la gouvernance des risques nucléaires. Néanmoins, le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de juillet 2023, consacré à la reforme de la gouvernance des risques nucléaires, préconise de ne pas abandonner le « dialogue technique » à la française, « garant de la fluidité et de la qualité des contrôles [et que] notre pays aurait tort de céder à la tentation de l’autodénigrement de ses propres méthodes de travail ».
Se pose alors la question de la possibilité de faire perdurer un modèle dialogique « à deux » entre les industriels et la future ASNR.
Certains travaux ont en effet montré que le dialogue à trois est un puissant garde-fou face aux risques d’excès de zèle du binôme ASN/IRSN ou, à l’inverse, de sa « capture » par les intérêts de l’industriel : « La nette séparation en trois entités autonomes entretenant des rapports de confrontation et de coalitions instables, mais reliées par des objectifs communs (sûreté et préservation du cadre leur permettant d’exister), est apparue comme de nature à favoriser de nombreuses négociations, mais aussi d’en réguler les excès éventuels ou le risque de capture ».
Pour se prémunir de ce type de dérives, le projet de loi préconise de conserver une forme de séparation entre expertise et décision avec, d’un côté, le corps d’experts/chercheurs de l’IRSN et les chargés d’affaires de l’ASN et, de l’autre, un collège décisionnaire, qui existe déjà au sein de l’ASN.
Toutefois, cette garantie semble oublier que seules les décisions stratégiques sont prises par le collège à l’heure actuelle tandis que les décisions du « quotidien », qui constituent le plus grand nombre, se règlent par consensus ou compromis à différentes étapes d’un dialogue pas que technique.
La spécificité du modèle dialogique français est donc un argument à double tranchant.
• D’un côté, il est mobilisé par certains promoteurs de la réforme en raison de la proximité entre acteurs et d’une forme de porosité entre expertise et décision : s’il n’existe pas de séparation nette, on est en droit de se demander l’intérêt de conserver deux organismes distincts.
• De l’autre, le dialogue à trois a été jugé efficace pour développer le parc nucléaire dans les années 1970-1980 et est aujourd’hui reconnu, tant au plan national qu’international. Il permet notamment d’éviter certaines dérives : excès de zèle ou capture du pouvoir.
Dans tous les cas, le projet de réforme touche au fondement du fonctionnement du modèle dialogique qui a fait la force et la stabilité du système de gouvernance des risques nucléaires français. Reste à voir si ce nouveau modèle sera aussi efficace que le précédent pour assurer tant la sûreté que la réussite industrielle dans le contexte de développement d’un nouveau parc nucléaire et de prolongation de la durée de vie des centrales existantes.