L’Afrique sub-saharienne et défis du réchauffement climatique
Lors de la COP 28, la discussion sur les efforts en faveur du climat attendus des pays africains a mis en évidence les arbitrages qui requièrent des choix politiques et éthiques allant au-delà des problèmes de soutien financier que les pays riches promettent à l’Afrique sub-saharienne (AS) (1) pour lui permettre de transformer son modèle énergétique.
Par Claude Crampes (TSE) et Antonio Estache (ULB), économistes. dans la Tribune
L’enthousiasme politique qui suit chacune des « Conférence des parties à la convention sur les changements climatiques » (alias COP) n’a d’égal que la déception des scientifiques qui observent l’augmentation régulière du stock de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère et l’inquiétude des habitants des pays les plus pauvres, largement démunis face aux dérèglements qu’ils subissent. C’est notamment le cas des pays d’Afrique sub-saharienne.
Près de 400 millions d’Africains (environ un tiers de la population du continent) vivent dans une pauvreté extrême. Approximativement 600 millions n’ont pas encore accès à l’électricité. L’AS ne représente que 6% de la consommation mondiale d’énergie et 3% de la demande mondiale d’électricité alors qu’on y trouve 14% de la population du globe. Le manque d’électricité explique aussi pourquoi 990 millions de ses habitants dépendent du bois et de combustibles fossiles pour cuisiner, notamment dans les zones rurales.
Dans ce contexte, toute décision prise à la COP 28 doit être évaluée non seulement en fonction de son impact climatique mais aussi en tenant compte de son impact sur la rapidité avec laquelle les retards du continent seront comblés. Il faut pour cela éliminer les obstacles à l’investissement et au financement des énergies propres, ce qui exige une prise de conscience de la nécessité de plus d’équité dans les efforts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
La déclaration de Dubaï du 13 décembre 2023 est présentée comme une victoire de la raison car, pour la première fois, est évoquée une « transition pour sortir des énergies fossiles afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques » (paragraphe 28d). La déclaration est prometteuse dans sa forme puisqu’elle établit que cette transition doit être juste, ordonnée et équitable, et déterminée nationalement. Malheureusement, le flou sémantique qui entoure les trois premiers adjectifs, combiné à la restriction du quatrième fait craindre que les engagements soient insuffisamment concrets. De nombreux pays, soumis à la myopie de leur opinion publique, continueront de jouer les passagers clandestins sur un bateau qui avance trop lentement puisque la plupart, notamment les plus riches, ne rament pas suffisamment. L’Afrique va donc devoir continuer à se battre pour ses droits.
Tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de mieux gérer les émissions de CO2 dans tous les pays. La transformation du modèle énergétique africain, essentiellement basé sur la combustion d’énergies fossiles et de biomasse, est inévitable. Heureusement, la marge de manœuvre est grande. Par exemple, le solaire, l’éolien et la géothermie ne représentent encore que 1 % de la consommation d’énergie du continent.
Cet énorme potentiel de transformation explique sans doute que l’effort de décarbonation demandé aux pays africains soit bien supérieur à leur part dans les émissions mondiales de GES qui est de l’ordre de 4%. Mais ces exigences explicitées dans les accords sous-estiment la « réalité physico-chimique », le « réalisme politico-économique » et l’hétérogénéité des options techniques et financières des pays de la région. Au niveau des principes, il est facile d’argumenter que réduire les émissions est dans l’intérêt de l’AS puisque tout nouvel apport au stock de CO2 est néfaste pour la planète et, de plus, la combustion de produits carbonés conduit à des maladies respiratoires, particulièrement chez les enfants. En pratique, cependant, la combinaison d’une transformation massive et rapide des sources énergétiques et l’augmentation de la consommation d’énergie nécessaire à l’amélioration des conditions de vie en AS sera difficilement réalisable à court ou même à moyen terme sans une contribution externe massive.
Les perspectives d’amélioration sont aussi menacées par les politiques adoptées par de nombreux pays riches pour réduire les émissions associées au commerce international. Par exemple, à partir de 2026, le « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » adopté par l’Union européenne (UE) imposera une taxe sur les produits provenant de pays qui ne se sont pas dotés d’un système pénalisant les émetteurs de GES. L’idée est de ne pas désavantager dans le commerce mondial les entreprises européennes assujetties au marché des quotas d’émissions. Une adoption de ce mécanisme sans aménagement pour protéger les pays les plus pauvres, notamment les pays africains qui n’ont pas réussi la transition énergétique suffisamment rapidement, ne respecte pas les ambitions morales de la COP28. En effet, elle pourrait impliquer un rééquilibrage des exportations vers les matières premières, annihilant les efforts d’industrialisation avec des conséquences non-négligeables sur les options de croissance du continent et le bien-être de ses populations. Les efforts globaux de décarbonation sont donc loin d’être neutres pour les perspectives de développement de l’AS et impliquent des arbitrages éthiques. Mais il y a aussi des arbitrages économiques.
Les risques associés à l’ajustement carbone aux frontières européennes sont renforcés par les efforts de l’UE pour développer les puits de carbone, notamment pour empêcher la déforestation. Mais, à nouveau, cette politique n’est pas neutre pour l’AS. L’un des outils du Pacte vert pour l’Europe consiste en effet à bloquer les importations de produits issus d’une déforestation, tels que les bovins, le cacao, le café, l’huile de palme, le caoutchouc, le soja, le bois, et un certain nombre de produits dérivés tels que chocolat, meubles et papier imprimé. Cela pourrait réduire significativement les revenus d’exportation du continent.
Pour compenser ces pertes de revenus, les pays concernés ne peuvent compter que sur la vente de crédits carbone (CC) dans le cadre de l’article 6 de l’Accord de Paris. Ces crédits sont achetés par des entreprises assujetties à des contraintes de décarbonation, par exemple en Californie et en Europe. Mais des désaccords persistent quant à la mise en œuvre de l’article 6 car elle risque de ne pas se réaliser au bénéfice des émetteurs de crédits. En effet, il y a des doutes sérieux sur la qualité de ces crédits (reflètent-ils réellement une capacité d’absorption des GES?). Ces doutes font chuter le prix du carbone et donc les bénéfices de l’instrument pour les pays africains.
A ces faiblesses s’ajoute le fait que certains pays abritant des espaces forestiers cèdent les droits de négoce des crédits à des entreprises spécialisées telles que Blue Carbon, basée à Dubaï. Ceci reproduit le modèle de confiscation de la valeur ajoutée des ressources naturelles qui fit la fortune des entreprises européennes au temps des colonies. Une correction potentielle est offerte par l’initiative des Marchés du Carbone en Afrique (ACMI) lancée lors de la COP27. L’ACMI voudrait faire des CC l’un des principaux produits d’exportation de l’AS. L’effort est important mais illustre à nouveau les difficultés pour trouver des instruments qui n’impliquent pas d’arbitrages ou des mesures correctives.
Pour que les décisions aboutissant à des arbitrages soient opérationnelles, les pays développés devront faire leur part. Ce message est clair dans la «déclaration de Nairobi» signée en septembre 2023. Elle rappelle que si les pays développés souhaitent bénéficier des efforts de l’AS dans la lutte contre le réchauffement climatique, il leur faut a minima « honorer l’engagement de fournir 100 milliards de dollars de financement annuel pour le climat, comme promis il y a 14 ans lors de la conférence de Copenhague ». Ne pas déforester a un coût qu’il faut répartir équitablement entre les bénéficiaires, donc prioritairement les pays riches. Financer le changement local est une affaire globale qui requiert une gouvernance complexe capable de décisions rapides. Malheureusement, la lenteur de la prise de conscience de cette nécessité n’est pas compatible avec l’urgence des multiples besoins à satisfaire.
(1) Voir les données de la Banque mondiale.