Taxer les superprofits ( Stiglitz)
Une guerre aux portes de l’Union européenne, une crise de l’énergie historique, une inflation au sommet, une menace de récession, des pénuries alimentaires : les perspectives économiques de l’Europe se sont considérablement assombries ces derniers mois. Il y a un an, beaucoup d’économistes tablaient sur une poursuite de la reprise post-pandémie marquée par un fort rebond de l’activité dans la plupart des grandes économies de la planète. L’éclatement de la guerre en Ukraine a brutalement plongé le Vieux continent dans un épais brouillard. Sept mois après l’entrée en guerre de la Russie, les économistes de la Banque de France n’excluent pas une récession de l’économie tricolore dans les mois à venir.
Dans leurs dernières prévisions dévoilées ce jeudi 15 septembre, les conjoncturistes tablent désormais sur une fourchette de projections oscillant entre -0,5% et 0,8% de croissance du PIB pour 2023. Et la France est loin d’être un cas isolé en Europe. L’Allemagne a récemment annoncé qu’elle fonçait tout droit vers la récession et l’économie britannique est en proie à d’immenses difficultés. Depuis plusieurs mois, les grèves se multiplient dans de nombreux secteurs alors qu’une grande partie de la population doit faire face à une explosion du coût de la vie.
Dans ce contexte troublé, les économistes Joseph Stiglitz, Thomas Piketty et d’autres personnalités réclament au nom de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises, une coalition internationale de personnalités et dirigeants, « des mesures fiscales d’urgence pour faire face à la crise de l’inflation ». Lors d’un point presse organisé à l’Ecole d’économie de Paris ce vendredi dans le XIVème arrondissement de la capitale, le prix Nobel d’Economie américain et ancien conseiller de l’ex-chef d’Etat Bill Clinton a tiré la sonnette d’alarme. « Dans les pays développés, les Américains et les Européens sont frappés par l’inflation [...] Dans les pays en développement et les économies émergentes, les populations continuent de souffrir de la pandémie. La réponse des Etats doit passer par plus de redistribution », a déclaré le professeur à l’université de Columbia aux Etats-Unis.
En France, le débat sur les superprofits a ressurgi ces derniers jours avec la publication des résultats semestriels stratosphériques de grandes entreprises dans l’énergie ou le fret maritime (CMA-CGM). Du côté du gouvernement, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, après avoir affirmé qu’il ne savait pas « ce qu’étaient les superprofits » devant le Medef à Longchamp à la fin du mois d’août, s’oppose toujours à cette fiscalité. Lors d’une récente réunion avec des journalistes, il a réaffirmé qu’il ne voulait pas « de nouveau impôt, pas de nouvelle taxe. La justice fiscale, ce n’est pas des impôts tous azimuts ». En revanche, il s’est montré favorable à « un mécanisme de contribution [à l'échelle européenne]. Nous voulons supprimer certaines rentes ». Mardi dernier, la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, dans son discours sur l’Etat de l’Union, a plaidé pour un plafonnement des prix des producteurs d’électricité à partir d’énergies renouvelables et du nucléaire qui permettrait de lever plus de 140 milliards d’euros en Europe.
Parmi les mesures préconisées par les économistes de renommée planétaire figurent notamment une taxe sur « les bénéfices exceptionnels des entreprises qui profitent de la crise et de la pandémie, y compris, mais sans se limiter, au secteur de l’énergie. » Les universitaires ont notamment évoqué les géants de la pharmacie ou les services numériques par exemple.
Ils recommandent également aux Etats de « taxer les entreprises oligopolistiques [..] en ciblant des rentes économiques ». Une des difficultés souvent mentionnée « est qu’il n’y a pas de définition claire. Les profits évoqués sont liés à des événements extérieurs comme la crise sanitaire ou la crise énergétique. Ces profits ne sont pas liés à des décisions des entreprises. Ces entreprises ont généré des profits qui sont surtout liés à une rente » a expliqué récemment à La Tribune, le directeur adjoint du CEPII Vincent Vicard, spécialiste français de la fiscalité des multinationales.
Après de longues années d’âpres tractations et de négociations, l’OCDE se félicitait il y a un an de l’accord obtenu de haute volée sur la fiscalité des multinationales. Pour rappel, cet accord jugé historique comporte deux piliers. Le pilier 1 de la réforme vise à répartir équitablement entre les pays les droits à taxer les profits des multinationales. L’impôt ne sera donc plus dû uniquement là où leurs sièges sociaux sont installés mais sur les profits également réalisés à l’étranger. Le pilier 2 fixe un taux d’imposition minimum de 15% sur les plus grandes entreprises.
Lors du point presse, Eva Joly, ex-député européenne et spécialiste de l’évasion fiscale a rappelé que depuis la révélation de scandales comme « Luxleaks, les multinationales ne paient pas les taux d’imposition affichés par les pays. En Irlande, le taux d’imposition de 12% n’est pas effectif [...] Dans ce sens, l’accord limite les intérêts des paradis fiscaux ». En revanche, « l’accord tel qu’il est conçu actuellement, ne s’appliquerait qu’à environ 140 des multinationales les plus grandes et les plus rentables. En outre, il n’attribuerait qu’une petite partie de leurs bénéfices aux pays où elles ont des ventes ».
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En outre, malgré des avancées récentes, l’entrée en vigueur de cet outil se heurte à de multiples obstacles en Europe. La Hongrie dirigée par Victor Orban continue de freiner des quatre fers pour appliquer cette fiscalité. Face à ce refus, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas ont annoncé dans un communiqué la semaine dernière qu’ils allaient mettre en place une coopération renforcée pour tenter de contourner les refus du régime hongrois.
L’impôt minimum mondial risque de léser les pays en développement
La dernière critique exprimée sur l’accord fiscal planétaire concerne la répartition des bénéfices entre les pays riches et les pays pauvres, c’est-à-dire le pilier 1. « Les pays en développement n’en tireraient que peu d’avantages – beaucoup pourraient même voir leur situation se détériorer. En effet, le système de répartition qui résulterait de l’accord favoriserait les pays riches, alors que tous les pays, y compris les pays à faible revenu, devraient renoncer à tous leurs autres droits de taxer les multinationales, comme les taxes sur les services numériques », estiment les auteurs du rapport. Face à ces difficultés, Léonce Ndikumana, professeur d’économie à l’université du Massachusetts et membre de la commission sur la fiscalité des entreprises a affirmé « qu’il faut absolument inviter l’Afrique à la table des négociations ». Le chemin pour appliquer cette taxe risque d’être encore très long.