Matières premières : Une guerre surtout spéculative
L’expert Didier Julienne dénonce, dans une tribune au « Monde », l’incapacité des pouvoirs publics à concevoir une politique de souveraineté minière et métallurgique, au-delà des risques actuels, plus spéculatifs que réels.
Tribune.
Pas un jour ne se passe sans que, en boomerang des sanctions contre la Russie, des déclarations anxiogènes pointent une future « guerre des métaux », une disette de « métaux rares » qui frapperaient nos industries. Les stocks mondiaux sont déjà bas en raison de la reprise postpandémie et alors que l’Ukraine, qui représente environ 9 % des importations européennes d’acier (en 2021) et exporte du fer et des ferroalliages, voit son infrastructure logistique et certaines de ses capacités métallurgiques et minières pulvérisées par les bombes. Cette chorale « pro-pénurie », véritable cinquième colonne minant notre volonté de combattre, espère que ce qu’une sanction a fait, une annulation de la sanction le défasse. Mais il faudrait au préalable que de grands changements interviennent à la tête de la Russie…
En réalité, en temps de guerre ou pas, les producteurs de matières premières ont toujours autant besoin de leurs clients que l’inverse. L’Occident sanctionne donc en fonction de ses intérêts : la production électrique des Etats-Unis dépend à hauteur de 20 % de l’uranium russe, le gaz russe est indispensable à l’Europe, le nickel et le palladium russe sont essentiels aux deux. Jusqu’à présent, aucune de ces matières premières n’est concernée par les sanctions. La logistique, les usines et les mines russes sont intactes, peu de livraisons physiques de métaux russes manquent à l’appel, à l’exception d’un peu d’alumine et d’acier et de celles liées aux effets indirects des sanctions sur les prix du fret maritime et des assurances de transport.
Dans une vraie guerre, il n’y a plus de « grands métaux » abondants ou de « petits métaux » critiques, puisque tous sont stratégiques. Et il existe plusieurs outils pour pallier d’éventuelles pénuries, si tant est qu’existe une volonté politique de les activer.
Premièrement, les prix peuvent être réglementés. Le chinois Tsingshan, premier producteur mondial de nickel, avait utilisé des produits dérivés pour vendre à terme la future augmentation de sa production sur le marché des métaux de Londres, le London Metal Exchange (LME). Des investisseurs avaient acheté ses positions, assurant ainsi la liquidité du marché. Mais entre le 24 février et le 8 mars, le cygne noir de l’invasion russe, la spéculation et la panique ont quadruplé les prix du nickel, sans guère de liens avec les fondamentaux du marché – offre, demande, coût de production. Les vendeurs faisaient face à des pertes abyssales, les fonds d’investissement à des profits colossaux. Le risque d’une crise financière systémique s’ajoutant à la guerre en Ukraine, le LME a tout simplement annulé les prix du 8 mars. Le contrôle d’un prix excessif par élimination de l’obstacle – ici l’investisseur – est courant en économie de guerre.