Géopolitique de la Russie : la restauration de la puissance tsariste et soviétique
Par Lukas Aubin, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières dans » the conversation »
Depuis la dissolution de l’URSS en 1991, la Russie a cherché à conserver son influence sur les pays postsoviétiques, que ce soit sur les plans culturel, militaire ou diplomatique. Cette stratégie d’influence passe par la création d’outils intergouvernementaux, l’expansion de médias de propagande, mais aussi l’utilisation de soft et de hard power dans l’ensemble de la région. Le rapprochement des États baltes avec les structures euro-atlantiques et la volonté générale d’émancipation de ces pays à l’égard de Moscou s’opposent à l’idée transnationale de « monde russe ». La question de la position de la Russie vis-à-vis des pays anciennement membres de l’URSS mérite tout particulièrement d’être examinée en détail compte tenu de la guerre qu’elle a déclenchée le 24 février dernier en Ukraine.
Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Lukas Aubin, docteur en Études slaves contemporaines, spécialiste de la géopolitique de la Russie (Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières), intitulé Géopolitique de la Russie, à paraître le 8 septembre aux éditions La Découverte. Ce passage permet de mieux comprendre l’idée d’« étranger proche », utilisée en Russie pour désigner les pays post-soviétiques et la politique du Kremlin les concernant.
Si les ambitions géopolitiques de la Russie sont mondiales, les moyens de sa puissance sont donc avant tout régionaux. Ils se cantonnent à l’espace postsoviétique ou plus précisément aux quatorze pays de l’ex-URSS, soit les anciennes marches de l’empire du tsar Nicolas II. Principale puissance économique et militaire de l’espace postsoviétique, la Russie cherche à s’y imposer dès 1991 comme l’héritier naturel de l’URSS. Cette posture du « grand frère » trouve ses origines dans l’histoire de l’Empire russe et fait preuve d’une remarquable continuité jusqu’à aujourd’hui. Dans la « carte mentale » des dirigeants russes autant que dans celle de la population, la Russie se doit d’avoir la primauté de l’influence au sein de cet espace. En décembre 2018, un sondage du centre indépendant Levada révèle ainsi que 66 % des Russes interrogés regrettent l’URSS.
Les élites du pouvoir russes se dotent très tôt du concept d’« étranger proche » (blijniéié zaroubiéjié). Si son origine est incertaine, on la retrouve chez l’ancien ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev dans la première moitié des années 1990. Il désigne alors les territoires postsoviétiques sur lesquels la Russie cherche à conserver une influence.
Dès lors, afin de protéger son « glacis », le Kremlin s’efforce d’institutionnaliser sa politique d’influence dans les domaines économique, militaire et stratégique au sein de l’ex-URSS. En 1992, la création de la Communauté des États indépendants (CEI) par la Russie conjointement avec le Bélarus a pour objectif d’en être le fondement.
Regroupant douze des quinze États postsoviétiques, la CEI fait d’emblée face au refus des pays baltes qui décident de regarder à l’ouest. Déjà, cette stratégie connaît ses premiers échecs liés au fait que l’espace postsoviétique est particulièrement hétérogène et que chaque État dispose désormais de ses propres intérêts géopolitiques. Plus tard, le Turkménistan (2005), la Géorgie (2008) et l’Ukraine (2014) quittent l’organisation à la faveur de différends avec la Russie.
Malgré ces revers, l’expression « étranger proche » devient un pan entier de la politique étrangère russe sous Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev. En 2016, l’article 49 du Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie décrit le « développement de la coopération bilatérale et multilatérale avec les États membres de la Communauté des États indépendants (CEI) et le renforcement ultérieur des structures d’intégration actives dans l’espace de la CEI qui impliquent la Russie » comme les axes prioritaires du pays à l’étranger.
Pour concrétiser cette ambition, les autorités russes cherchent également à construire un espace économique commun dans la région. En 1995, l’Union douanière est créée entre le Bélarus, le Kazakhstan et la Russie. Rapidement renommée Zone de libre-échange (1996), elle participe à l’édification de l’Union économique eurasiatique (UEEA) en 2014 qui regroupe l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Bélarus et la Russie.
Ces cinq pays intègrent parallèlement un commandement militaire commun à l’initiative du Kremlin en 2012 par l’intermédiaire de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), créée en 1992. Selon les autorités russes, ces trois organisations (CEI, UEEA et OTSC) ont pour objectif de souder l’espace postsoviétique autour de la Russie et de construire une ceinture de protection militaire, économique et diplomatique face à l’OTAN et l’UE. Il est impératif pour le Kremlin que la Russie conserve une zone d’influence privilégiée sous peine de voir l’OTAN, l’UE et les États-Unis se rapprocher dangereusement du territoire russe.
Ces craintes se concrétisent dans les années 1990 et 2000, qui voient le déploiement de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie. Alors que Mikhaïl Gorbatchev souhaitait l’avènement d’une « maison commune européenne », la nouvelle maison post-URSS se construit sans la Russie par l’intermédiaire du déploiement de l’OTAN et l’UE vers l’est. À la faveur de vagues d’élargissement successives initiées en 1999, tous les anciens pays du pacte de Varsovie rejoignent l’Alliance atlantique. De plus, en 2004, cette dernière accueille sept nouveaux membres dont les pays baltes. Pour Moscou, l’intégration d’anciennes républiques soviétiques à l’OTAN marque un tournant.
Dès lors, la zone tampon géopolitique qui existait entre la Russie et le monde dit occidental disparaît et les bases militaires américaines se déploient aux frontières du plus grand pays du monde. Selon Vladimir Poutine, cette stratégie pilotée par les États-Unis est une violation d’un accord verbal entre le secrétaire d’État américain James Baker et Mikhaïl Gorbatchev sur la non-prolifération de l’Alliance atlantique vers l’est datant du 9 février 1990. « Ils nous ont menti à plusieurs reprises [...] avec l’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord vers l’est, ainsi qu’avec le déploiement d’infrastructures militaires à nos frontières », déclare le président russe le 18 mars 2014, justifiant par là même l’annexion de la Crimée.
Face à ce qui est perçu comme une agression, la Russie hausse le ton. Afin de conserver et d’exercer son influence, le Kremlin lie le concept d’« étranger proche » à celui de « monde russe » (rousski mir). Ce dernier correspond à une idée civilisationnelle transnationale qui dépasse les frontières de la Russie. Selon le chercheur Louis Pétiniaud, la notion de « monde russe » est une « représentation géopolitique aux racines multiséculaires, réaffirmée dans la sphère politique russe dans les années 1990, qui suggère l’existence d’un espace civilisationnel centré autour des valeurs, voire de l’ethnogenèse du peuple russe [...]. Le monde russe comprend la diaspora russe présente dans certaines républiques postsoviétiques » (Pétiniaud, in Limonier et Pawlotsky, 2019).
En effet, en 2020, la diaspora russe dans le monde est comprise entre 25 et 30 millions de personnes dont la majorité est située en ex-URSS. Ainsi cette forte proportion de Russes ethniques (autrement appelés russophones) devient-elle pour le Kremlin un levier d’influence culturel et politique vital. Dès 2001, Vladimir Poutine résume sa stratégie en s’adressant à ceux qu’il appelle les « compatriotes de l’étranger » lors du premier congrès mondial éponyme. Selon lui, les dizaines de millions de personnes parlant, pensant et se sentant russes qui vivent à l’étranger doivent « marcher ensemble » et « aider la patrie dans un dialogue constructif avec les partenaires étrangers ».
Dès lors, l’objectif est de transformer « la présence des Russes à l’étranger en influence de la Russie à l’étranger » Souslov, 2017. C’est ainsi que les créations consécutives de Russia Today _(2005), de la fondation Rousski Mir (2007) et de l’agence fédérale Rossotroudnitchestvo (2008) consacrent cette volonté politique. En disposant désormais de structures d’influence à l’étranger, le Kremlin peut déployer sa stratégie en ex-URSS via le « monde russe » pour orienter la politique des États ciblés.
D’une part, la Russie renforce ses accords économiques (notamment gaziers et pétroliers) avec la plupart des États postsoviétiques. Héritière structurelle de l’URSS, elle reste le centre énergétique, militaire et cybernétique de son territoire néocolonial et les États tiers en sont souvent dépendants. Les conflits gaziers réguliers entre la Russie et l’Ukraine (2005‑2006, 2007‑2008, 2008‑2009 et depuis 2013) révèlent les usages géopolitiques des ressources par Moscou avec l’« étranger proche ».
Pourtant, les forces centrifuges de l’« étranger proche » sont à l’œuvre depuis 1991 et nombreux sont les États et les peuples qui souhaitent s’émanciper du joug russe en rejoignant l’Occident. En 1997, l’Organisation pour la démocratie et le développement (GUAM), qui regroupe la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, naît d’une volonté des quatre États d’intégrer les structures européennes. Plus tard, les pays baltes, qui comptent d’importantes minorités russophones, rejoignent l’UE et l’OTAN en 2004. À la suite, les « révolutions de couleur » (révolution des roses en Géorgie, 2003 ; orange en Ukraine, 2004 ; des tulipes au Kirghizistan, 2005 ; en jean au Bélarus, 2005) voient les peuples postsoviétiques affirmer leurs espérances démocratiques et ébranler un peu plus la stratégie d’influence de la Russie au sein de l’ex-URSS.
Perçues à la fois comme une tentative d’ingérence occidentale et une tentative d’affranchissement de l’espace russe, ces révolutions entraînent un durcissement de la part des autorités russes. En Lettonie, en Ukraine ou même au Kazakhstan, les médias russophones se déploient en masse afin de prêcher la bonne parole et diffuser l’aura du Kremlin. La rhétorique de la protection du « monde russe » maltraité par des gouvernements « nazis » est par exemple devenue monnaie courante pour justifier un conflit diplomatique(pays baltes) ou une intervention militaire (Ukraine).
L’intervention américaine en Yougoslavie en 1999, qui a conduit à la dislocation du pays et au déploiement des bases militaires de l’OTAN, constitue un scénario que les autorités russes ne souhaitent pas voir se reproduire au sein de l’espace postsoviétique.
Que ce soit durant la guerre en Géorgie en 2008, la guerre en Ukraine depuis 2014, ou la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020 à propos du Haut-Karabakh, la Russie est depuis 2000 partie prenante de tous les conflits qui se tiennent sur son territoire de prédilection. La guerre en Géorgie en août 2008 est probablement un marqueur important de cette nouvelle stratégie conduite par le régime. En gelant le conflit par l’intermédiaire de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud-Alanie, le pouvoir russe crée des zones tampons où elle conserve une autorité certaine puisqu’elle est de facto et de jure l’un des seuls pays à les reconnaître et à les perfuser économiquement et militairement.
Désormais, ces États de facto sont nombreux et reflètent ces conflits dits « gelés » où les solutions n’ont toujours pas été trouvées, mais où l’influence russe est dominante : Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh, Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, et même Crimée. Ce mélange entre hard power et soft power dans des zones stratégiques proches de la Russie peut désormais être assimilé à ce que certains chercheurs appellent du smart power Nossel, 2004, c’est-à-dire la capacité de la Russie à utiliser à la fois l’intimidation militaire et l’influence culturelle dans des espaces russophones pour peser sur les décisions politiques de pays tiers.
En outre, à l’échelle de la Fédération de Russie, l’« activation du syndrome postimpérial » à partir de 2014 par le régime russe a également pour objectif de réunir et mobiliser la population des « quatre Russies » (Zoubarevitch, 2015) autour d’un but commun : la restauration de la puissance tsariste et soviétique.
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Par Lukas Aubin, Docteur en Études slaves contemporaines : spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.