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Une inflation sous-estimée ?

Une inflation sous-estimée ?

Répondre aux conséquences de l’inflation qui a sévi en France à la suite du Covid et de l’invasion de l’Ukraine et à une supposée baisse du pouvoir d’achat. La question est au cœur des programmes électoraux des élections législatives, les uns imaginant y répondre par une baisse de TVA sur certains produits, d’autres par une hausse du smic et une indexation des retraites sur le niveau des prix, d’autres encore par une réforme des aides aux entreprises et de la prime d’activité. Théoriquement, l’inflation est une composante importante de la perte de pouvoir d’achat des ménages : plus l’inflation augmente, plus le pouvoir d’achat diminue, du moins tant que les salaires nominaux n’augmentent pas. Dans la réalité, les salaires sont négociés, généralement une fois par an, pour éviter le grignotage de ce pouvoir d’achat, ou pour tenter, dans le meilleur des cas d’en gagner. Ces négociations ont toujours comme point de référence décisif l’indice de l’inflation : si l’Insee a enregistré une inflation de 4,9 %, comme cela a été le cas en 2023, les organisations syndicales tentent d’obtenir des augmentations de salaires d’au moins 4,9 % pour maintenir le pouvoir d’achat des salariés. Dans les cas où les rapports de force sont en faveur des travailleurs (chez les cadres par exemple, ou dans les secteurs bien couverts par les syndicats), les augmentations pourront être supérieures.

 

par 

Professeur d’économie, membre du Centre lillois d’études et de recherches économiques et sociologiques, Université de Lille dans The Conversation. 

Cette manière de voir les choses prend cependant pour acquis le fait que la mesure de l’inflation serait conforme à l’évolution du « coût de la vie » de chaque salarié. Or, on peut dire, avec très peu de chances de se tromper, que si les méthodologies étaient restées inchangées ces trente dernières années en matière de mesure de l’inflation, celle-ci serait aujourd’hui plus élevée que le chiffre produit par l’Insee, justifiant une hausse de certaines prestations indexées sur celui-ci, à l’instar du salaire minimum. Pourquoi ce delta ? Et pour quelles conséquences ?

De manière simple on peut dire que l’inflation est mesurée par l’évolution du prix d’un panier représentatif de la consommation des ménages. C’est une des raisons pour lesquelles on l’appelle en langage statistique non pas « inflation » mais « indice des prix à la consommation » (IPC). Le panier est composé de biens (par exemple les produits alimentaires ou l’équipement en technologie) de services (par exemple les services d’assurance et de restauration), et du loyer pour les ménages locataires. Cet IPC était originellement calculé comme une moyenne arithmétique des variations de prix des biens et services de ce panier, pondérée par les coefficients budgétaires, c’est-à-dire par la part de chacun de ces biens et services dans les dépenses globales des ménages.

Pour rassurante que soit cette référence à une formule statistique, celle-ci ne rend pas compte de l’ensemble des conventions qui ont présidé et continuent de présider à la construction de l’IPC et à ses métamorphoses. Comme nous l’observons dans nos travaux, les évolutions méthodologiques sont guidées, pour l’essentiel, par deux phénomènes.

D’une part, la statistique publique est en permanence challengée par les transformations du capitalisme. Elle l’est par le capitalisme tertiarisé, dans lequel la part des services dans la consommation ne cesse de progresser ; dans le capitalisme post-fordiste, qui valorise la singularité, renouvelle en permanence les produits, leurs fonctionnalités leur packaging, recrée des espaces de monopole pour les producteurs, et fait de la flexibilité des prix un enjeu majeur de ses modèles économiques ; dans le capitalisme financiarisé où la part des produits soumis à spéculation s’accroît sans référence à une quelconque valeur substantive.

Les évolutions méthodologiques sont, d’autre part, liées aux transformations dans le régime des idées et, dans notre cas d’espèce, à l’hégémonie de la microéconomie du consommateur comme seule référence légitime. Pour éclairer ce deuxième point, il nous faut convoquer l’histoire et revenir sur le tournant qu’a représenté le rapport Boskin en 1996.

Suscitée par Alan Greenspan, alors président de la Fed, une vive controverse sur les prix aux États-Unis émerge au milieu des années 1990. L’inflation serait-elle surestimée ? Greenspan avait commandé un rapport à une équipe d’économistes triés sur le volet, pour trouver des solutions à la hausse des dépenses publiques américaines et avait suggéré explicitement à Michael Boskin, ancien conseiller en politiques fiscales de Ronald Reagan, de réduire le chiffre officiel de l’inflation, à partir de réformes méthodologiques. Il avait en tête que ces réformes permettraient, par le jeu des indexations, de réduire les dépenses en prestations sociales, en minima sociaux, et, partant la dépense publique.

Boskin s’exécute. Après un an de travaux, il produit un rapport dans lequel il énonce que l’inflation officielle américaine aurait été surestimée de l’ordre de 1,3 % par an pendant les dix années précédant le rapport. La publication fait grand bruit du fait du hiatus important entre ce que devrait être, selon Boskin, le coût de la vie, et la mesure de l’inflation. Une succession de réformes méthodologiques suivent, allant dans le sens des propositions de Boskin. Pourtant à l’époque, cette controverse n’atteint pas complètement la France. L’Insee réagit en effet rapidement par deux publications importantes.C’est d’abord Michel Glaude, alors Directeur des statistiques démographiques et sociales de l’Insee, qui rédige un article dans lequel il n’hésite pas à considérer que « le débat américain semble avoir dérapé ». Il y dénonce certaines critiques relevant « de l’opportunisme politique », et l’« excès d’habileté d’Alan Greenspan pour justifier une politique monétaire qui se contente, de fait, d’un glissement annuel des prix de détail de 2 à 3 % ».

Michel Glaude est suivi par François Lequiller, à l’époque « chef adjoint du département des prix à la consommation, des ressources et des conditions de vie de l’Insee, chargé de l’indice des prix à la consommation ». Dans un article d’Economie et Statistique qui servira de référence à la communauté française pendant une décennie, il considère que la France est plutôt à l’abri d’une telle surestimation. Il affirme en outre que Boskin aurait dû se dispenser de proposer une évaluation chiffrée du « biais » :

« Avancer un chiffre quelconque sur ce problème dans l’état actuel de nos connaissances n’est guère raisonnable. »

Il insiste même :

« Dans un cas comme celui-là, la réponse du statisticien doit être de reconnaître son ignorance et de travailler à la réduire et non à faire des estimations hasardeuses. »

Ces prises de position nuancées et étayées – et pour Glaude quelque peu inquiètes – ont cependant progressivement été renvoyées aux oubliettes : le rapport Boskin fait figure aujourd’hui, malgré l’intention politique explicite de Greenspan à l’époque, de rapport de référence.

Cette amnésie tient aux changements dans la sociodémographie des statisticiens de l’Insee : à partir des années 2000 en France, la référence dominante à toutes les transformations est d’une part celle de Boskin, et d’autre part la théorie microéconomique du consommateur, les deux se renforçant mutuellement. Depuis, toutes les réformes méthodologiques de la mesure de l’inflation prennent appui sur la théorie néoclassique pour modifier le calcul de l’indice.

Progressivement l’indice des prix à la consommation n’a ainsi plus été un indice représentatif de la consommation de l’ouvrier parisien (1913), ni même du consommateur moyen (années 1970). Aujourd’hui l’indice des prix à la consommation est un indice de référence du coût de la vie d’un consommateur théorique, véritable Homo œconomicus, consommateur aux désirs idiosyncrasiques, être souverain et sans contrainte si ce n’est la contrainte du revenu, hyper rationnel dans ses consommations, parfaitement informé, aux préférences stables dans le temps, et donc s’orientant toujours vers les consommations les moins chères toutes choses égales par ailleurs. Chaque réforme méthodologique de l’indice s’appuie sur cette représentation du consommateur théorique. Chaque réforme méthodologique de l’indice conduit aussi incidemment à décoter l’inflation.

La manière dont est traitée la notion de « qualité » est assez révélatrice des limites de cette méthode. La statistique publique raisonne sur l’idée de « prix purs », débarrassés des bruits de variation de qualité : l’augmentation de prix occasionnée par l’augmentation de sa qualité ne sera pas enregistrée dans la mesure de l’inflation. Et ce même si pour le consommateur réel, le prix à l’achat a bien augmenté. Par ailleurs, les éléments caractéristiques de la qualité telle que peut l’objectiver l’Insee sont énoncés « à dires d’experts », ou sont documentés par les producteurs eux-mêmes, ou encore sont médiés par les agences marketing, avec tous les biais que cela peut comporter.

Symétriquement, on pourrait s’attendre à ce que chaque dégradation de la qualité provoque une surcote sur l’inflation. Cela n’est pas le cas : aucun statisticien ne documente les conséquences de la surconsommation de télécommunications ou encore de réseaux sociaux, de psychotropes, de produits gras et sucrés, ou encore de transport aérien sur la santé individuelle et collective. S’ils ne le font pas, c’est que dans leur cadre théorique, si les consommateurs achètent ces caractéristiques, c’est « qu’ils en ont pour leur argent », c’est qu’ils sont souverains de leur choix et qu’ils augmentent, par ces achats choisis, leur bien-être.

Ces constats n’ont pas comme unique effet de donner à déchiffrer des controverses picrocholines chez les économistes. Ils ont aussi comme conséquence de proposer des méthodologies qui viennent sous-estimer l’inflation par rapport à ce qu’elle aurait été s’il n’y avait pas eu ces transformations méthodologiques.

Mais alors de combien ? C’est évidemment une question d’autant plus complexe à documenter que, contrairement à ses homologues américains par exemple, ou britanniques, l’Insee ne propose pas d’études contrefactuelles. Il ne l’a pas fait quand a été introduit le passage de la moyenne arithmétique à la moyenne géométrique, quand ont été adoptés des profils de consommateurs pour rendre compte des variations de prix dans les télécommunications, ou encore quand, en 2020, ont été introduites les données de caisse.

Depuis le début des années 1990, l’inflation telle qu’on la mesure a connu une progression de 73,2 %. Si l’on fait l’hypothèse que le calcul l’inflation a pu être frappée d’une marge d’erreur de 10 % de sa valeur annuelle, alors le manque à gagner serait de 9,7 points… Et si suppose que les méthodologies ont pu conduire à réduire le niveau de l’inflation de 0,3 point par an, cela signifierait un manque à gagner de 13,2 points sur cette trentaine d’années.

Lorsque certains programmes politiques réclament une hausse des salaires minima de 14 %, on serait donc bien dans une fourchette raisonnable de justice statistique.

Défense: La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Défense: La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, enseignant à Sciences Po.

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

Politique-La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Politique-La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, (enseignant à Sciences Po)

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

_____

Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

La cécité de l’Europe face à Poutine

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, enseignant à Sciences Po)

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fera deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

Crise sanitaire : mortalité sous-estimée en France

Crise sanitaire : mortalité sous-estimée en France

 

 

D’après plusieurs instituts de recherche le nombre de décès en France pourrait tourner autour de 40 000 au lieu des 22 000 annoncés. En cause la sous-estimation des morts dans les EHPAD et hors milieu hospitalier.  Un institut de recherche dépendant de l’Inserm, le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), a pour fonction d’analyser les informations récoltées sur tous les décès et de les classer selon les codes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « En temps réel, nous ne sommes pas exhaustifs, admet Claire Morgand, sa directrice adjointe. Les vrais chiffres, nous les aurons dans une bonne année. » Les certificats de décès constituent la matière première des scientifiques de cette équipe. En cas de Covid, deux catégories ont été établies : décès avéré et décès suspecté. Même en temps normal, le processus est très lourd et très long : les équipes du CépiDc travaillaient encore sur les données de 2017 quand a commencé la crise. Il les ont abandonnées pour se concentrer sur celles de 2020. Plus précisément sur les morts qui ont été certifiés numériquement depuis le début de l’année

Coronavirus : mortalité sous-estimée en France

Coronavirus : mortalité sous-estimée en France

 

 

D’après plusieurs instituts de recherche le nombre de décès en France pourrait tourner autour de 40 000 au lieu des 22 000 annoncés. En cause la sous-estimation des morts dans les EHPAD et hors milieu hospitalier.  Un institut de recherche dépendant de l’Inserm, le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), a pour fonction d’analyser les informations récoltées sur tous les décès et de les classer selon les codes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « En temps réel, nous ne sommes pas exhaustifs, admet Claire Morgand, sa directrice adjointe. Les vrais chiffres, nous les aurons dans une bonne année. » Les certificats de décès constituent la matière première des scientifiques de cette équipe. En cas de Covid, deux catégories ont été établies : décès avéré et décès suspecté. Même en temps normal, le processus est très lourd et très long : les équipes du CépiDc travaillaient encore sur les données de 2017 quand a commencé la crise. Il les ont abandonnées pour se concentrer sur celles de 2020. Plus précisément sur les morts qui ont été certifiés numériquement depuis le début de l’année.

Covid-19 : une perte de 120 milliards sous-estimée

Covid-19 : une perte de 120 milliards sous-estimée

on peut se demander si ce n’est pas à dessein que certains instituts se livrent à des exercices de prévision économique très sous-estimée pour ne pas désespérer les acteurs économiques. En effet l’OFCE entre parenthèses ( de Sciences-po Paris) vient d’estimé à 120 milliards d’euros la perte de croissance sur deux mois. Or l’INSEE et d’autres instituts avaient déjà considéré que chaque mois de confinement ferait perdre 3 % au PIB annuel. Un chiffre lui-même déjà sous-estimé. Sur la base de l’INSEE, ce n’est donc pas 120 milliards de pertes qu’il faut prendre en compte pour le PIB  annuel  sur deux mois mais près de 150. Selon une note de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) publiée ce lundi 20 avril, l’impact de deux mois de confinement est estimé à environ 120 milliards d’euros, soit 5 points de produit intérieur brut (PIB) annuel en moins. Ce chiffre corrobore les premières estimations du laboratoire de recherches rattaché à Sciences-Po Paris publiées à la fin du mois de mars. Les économistes rappellent  »qu’une telle chute de l’activité est inédite à part peut être en temps de guerre » et redoutent une récession profonde à la fin du confinement.

Lors d’un point de situation dimanche 19 avril, le Premier ministre Edouard Philippe a rappelé que la France traversait sa pire récession depuis 1945. M. Philippe a martelé que la crise économique serait « brutale » et « ne fait que commencer », tout en rappelant les mesures d’aides.

Brexit: la complexité du Brexit sous-estimée par Boris Johnson

Brexit: la complexité du Brexit  sous-estimée par Boris Johnson

Trouver un accord commercial entre l’union économique et la Grande-Bretagne en à peine un an relève de l’utopie pour  l’économiste Sébastien Jean qui estime que Boris Johnson a complètement sous-estimé la problématique en la caricaturant.( Interview  dans l’Opinion)

Ministre du Bureau du cabinet de Boris Johnson, Michael Gove a répété, dimanche, sur la chaîne télévisée Sky que la priorité du gouvernement conservateur, désormais nanti d’une large majorité au Parlement de Westminster, était d’acter la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne le 31 janvier. Le ministre a également assuré que Londres entendait boucler les négociations sur les futures relations commerciales entre le Royaume-Uni et l’UE d’ici fin 2020.

Y a-t-il eu dans le passé des accords de séparation de ce type comme celui auquel devraient arriver le Royaume-Uni et l’Union européenne ?

 

Pour l’Union européenne, non, même si dans l’absolu se sont déjà produites des séparations comme celle de la Slovaquie et de la Tchéquie après l’éclatement de l’Etat fédéral. Mais aucun cas passé ne pourra servir de guide dans cette négociation. Il n’y a pas de précédent comparable. D’ailleurs, les références que l’on prend, aujourd’hui, ce sont les accords récents de l’UE comme l’accord économique commercial global (AECG ou CETA en anglais) conclu récemment avec le Canada ou ceux, plus anciens, passés avec la Suisse ou la Norvège.

Dans ce cadre, comment voyez-vous les négociations commerciales à venir, dès lors que Boris Johnson se dit pressé ?

C’est un accord qui actera des divergences mais son objet sera surtout de savoir quels sont les garanties et l’encadrement juridique que l’on se donnera pour limiter ces divergences et leurs effets. J’ai du mal à croire qu’une négociation de cette complexité puisse être bouclée dans de bonnes conditions en onze mois, sachant que l’accord qui a été le plus rapidement bouclé, à ma connaissance, a été celui conclu avec la Corée et qui a nécessité deux ans et demi de discussions. Je crains que Boris Johnson ne sous-estime la complexité de la négociation et je ne suis pas sûr que cela soit le meilleur moyen pour le Royaume-Uni d’obtenir un bon accord. Il se met en position de faiblesse en partant sur cette base et il risque de le payer assez cher. Dans ce type de négociation, c’est le plus pressé qui est contraint à faire le plus de concessions pour conclure. D’autant qu’il va se trouver confronté à des négociateurs européens excellents. Ce sont les meilleurs au monde et le Royaume-Uni ne dispose que de gens assez peu expérimentés. Ils ne partent pas avec un avantage en matière de maîtrise technique.

Sur quoi va-t-on négocier ​?

Cela va être un accord entre voisins immédiats, c’est-à-dire de bon voisinage. Ce qui le différencie des accords noués avec des partenaires distants. Les enjeux globaux sont clairs en termes d’intérêts offensifs et défensifs de ce type de négociation. L’Union européenne va mettre l’accent sur l’industrie et l’agriculture et le Royaume-Uni sur les services financiers même s’il y a des secteurs comme la chimie et la pharmacie où les Britanniques sont très compétitifs. L’Union sera aussi soucieuse d’obtenir des garanties sur le fait que le Royaume-Uni ne se lance pas dans une stratégie de dumping fiscal ou social. Il y a quand même un contexte spécifique pour l’industrie, en partie là où il y a des chaînes de valeur compliquées déjà en place comme dans l’automobile et l’aéronautique avec beaucoup d’allers-retours des deux côtés de la Manche. Là, le problème c’est que, même avec zéro droits de douane, il faudra des contrôles en douane parce qu’il faudra respecter les règles d’origine, s’assurer de la conformité aux réglementations techniques de l’UE sans parler de la perception de la TVA. On n’aura jamais la même fluidité que précédemment. Il va y avoir des créneaux où le Royaume-Uni aura du mal à rester performant.

C’est-à-dire ​?

Quand on négocie un accord, on négocie autour d’opportunités possibles. Si on y arrive, les agents économiques vont investir pour s’en saisir, c’est-à-dire adapter leurs produits, faire du marketing, trouver des distributeurs et des clients etc. Aujourd’hui, ces flux commerciaux existent déjà. Du coup, ce qui va être très coûteux cela va être de voir supprimées ces opportunités dont ces agents économiques jouissaient jusque-là. Ils ont fait ces investissements dans la connaissance du marché, les réseaux etc. Ils ont des coûts fixes et cela va être douloureux car les changements qui vont se produire vont se faire vers le bas et déboucher sur des pertes.

La pêche est un atout dans les mains britanniques…

C’est effectivement un dossier extrêmement sensible sur lequel le Royaume-Uni va se trouver en position de force. Cela va être un élément important de cette négociation. Cela peut faire partie de ces dossiers qui ne seront tranchés qu’à la fin parce qu’il y a une énorme pression politique autour de cela.

Boris Johnson peut aussi claquer la porte purement et simplement et opter pour un Brexit dur…

Il peut jouer cette carte politiquement mais il ne sera pas en position de force pour le faire. Il a beaucoup à perdre. Les Européens aussi, mais beaucoup moins que le Royaume-Uni. Boris Johnson risque de s’affronter à une bonne partie des acteurs économiques britanniques qui seront vent debout contre une telle attitude. Ce serait très dangereux d’organiser un choc qui pourrait être très négatif pour une grande partie du tissu économique du Royaume-Uni.

Un accord commercial rapide avec les Etats-Unis comme le promet Donald Trump est-il faisable ​?

C’est la même problématique qu’avec l’Union européenne mais en pire ​! Les Etats-Unis vont être un partenaire très mal commode. On voit bien comment fonctionne l’administration Trump. Elle sera prête à offrir aux Britanniques un accord très limité dans son périmètre en échange de baisse des barrières douanières comme elle l’a fait avec le Japon. Ce peut être négociable assez rapidement. Mais les Américains essaieront d’exploiter au maximum la position de faiblesse du Royaume-Uni. Est-ce que Boris Johnson va pouvoir résister aux pressions de Washington sur la question de l’ouverture du marché des médicaments et assurer une protection minimale à son agriculture ​? Il y a des différences significatives dans l’approche des priorités commerciales que les Britanniques risquent de payer cher à la fin des négociations avec les Etats-Unis. Ce sont des négociations où il y a des rapports de force et Boris Johnson se met dans des positions qui ne seront pas forcément faciles à gérer.

Sébastien Jean est directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII).

 

Immobilier : une baisse sous-estimée

Immobilier : une baisse sous-estimée

Les Notaires de France font le point sur l’état du marché immobilier au premier trimestre 2014. Comme d’habitude la baisse des prix est notoirement sous-estimée.  Comparés à l’année dernière, les prix de vente des logements auraient  chuté de 1,7 %. Les maisons encaissent une baisse un peu plus prononcée (-2 %) que les appartements (-1,2 %). En réalité les prix baissent de l’ordre de 10% au moins dans nombre de villes et en zone rurale les baisses peuvent atteindre 30% voire davantage dans les territoires très isolés.  Avec 10 ans et demi de détention en moyenne pour les appartements et 12 pour les maisons, on assiste à des taux de détention record en province. Ce sont les plus hauts depuis 10 ans « et supérieurs de près de 2 ans à ce qu’ils étaient il y a cinq ou six ans », soulignent les Notaires. Un chiffre qui reflète l’attentisme du marché, malgré une volonté de vendre, notamment de la part des propriétaires de résidences secondaires. Ce chiffe témoigne du blocage du marché les acheteurs potentiels attendant davantage de baisse et les vendeurs prenant davantage de temps pour accepter une diminution du prix de départ.  Le logement neuf va toujours aussi mal. Les mises en chantier ne progressent pas. Seules 312 066 ont eu lieu entre juin 2013 et mai 2014, alors que le gouvernement vise les 500 000 nouveaux logements par an.  « Jamais depuis la fin des années 40, les taux des crédits immobiliers n’étaient descendus aussi bas », souligne les Notaires, en reprenant une constatation de l’Observatoire Crédit Logement/CSA de mai dernier. Depuis ce mois-ci, les taux stagnent à un niveau historiquement bas, autour de 3 %.




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