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Société- La laïcité : vertu ou principe ?

Société- La laïcité : vertu ou principe ?

La proposition d’interdire le port de l’abaya à l’école, mesure défendue par le nouveau ministre de l’éducation Gabriel Attal au début de l’année scolaire 2023 ravive les débats autour de la laïcité en France. La tentation est grande de donner à ce concept le statut d’une vertu politique, voire morale. En anglais, on dispose de deux mots : toleration et tolerance. Bien que leurs significations soient très proches, toleration a été utilisé depuis des siècles dans un sens technique, pour désigner un régime, un mode d’organisation de l’État, tandis que l’anglais tolerance renvoie plutôt à la disposition personnelle à agir de manière tolérante, c’est-à-dire à ce que la philosophie appelle une vertu.

par Laurent Jaffro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Professeur de philosophie morale, membre honoraire de l’Institut universitaire de France, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, l’Église anglicane, dont le chef est le monarque anglais, avait eu à choisir entre deux attitudes à l’égard des minorités protestantes non membres de l’Église d’État : l’une aurait consisté à faire revenir au sein de l’Église d’État cette diversité ; l’autre, toleration, option qui fut choisie, était une cohabitation avec des églises dissidentes restées extérieures.

En français, nous n’avons qu’un seul mot, tolérance, pour désigner une disposition personnelle et une organisation institutionnelle. Le philosophe Jürgen Habermas a fait la même remarque à propos du calque allemand, Toleranz. Ce n’est pas en soi un problème. Le mot fonctionne plutôt bien dans les deux sens, même si le sens institutionnel rappelle l’Ancien Régime : il s’agit de la « tolérance civile », verticale, de l’État vers des cultes minoritaires, qui est une organisation qui appartient au passé de l’Europe, ou encore, ce qui est différent, plus exigeant, et toujours d’actualité, la « tolérance religieuse » à la fois horizontale et verticale, entre les confessions. L’usage dominant, aujourd’hui, prend le mot au sens de vertu. La philosophie, depuis John Rawls, a redécouvert la tolérance comme une vertu cruciale, politique plus que morale.
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Le mot « laïcité » fonctionne-t-il comme le mot « tolérance » ?
Une première question est de déterminer si « laïcité » présente la même ambiguïté que « tolérance ». La République française a adopté la laïcité comme régime juridique depuis 1905. Le terme est peut-être à mettre au pluriel en raison de la pluralité de conceptions qu’il recouvre. La laïcité constitue une organisation bien différente de la tolérance civile qui, elle, suppose une Église d’État. Mais à ce régime institutionnel correspond-il, sur le plan des dispositions individuelles, une vertu de laïcité ?

Portrait de Ferdinand Buisson

Ferdinand Buisson, né le 20 décembre 1841 à Paris et mort le 16 février 1932 est un philosophe, pédagogue et homme politique français. Il est cofondateur, en 1898, de la Ligue des droits de l’homme. Wikimedia
Les historiens ont parlé d’un phénomène d’intériorisation de la laïcité dans les débuts de la IIIe République, notamment chez un des fondateurs, Ferdinand Buisson, selon une inspiration protestante qui rapporte la laïcité à une attitude intérieure, analogue à une vertu religieuse ou à la foi.

Les philosophes peuvent avoir la tentation d’asseoir la promotion de la laïcité sur des vertus laïques, comme Charles Coutel qui la rapporte à une vertu de sollicitude et veut remettre au goût du jour une spiritualité laïque.

Il demeure que la laïcité à la française s’entend essentiellement comme un mode d’organisation de l’État, des services publics et de leurs agents, et par extension de l’école de la République et d’autres institutions. Ce régime a pour fin de protéger les libertés de croyance et de culte ; la neutralité de l’État et de ses acteurs est le moyen de cette protection.

Une confusion
Parfois, on confond la laïcité avec des lois qui tentent de l’étendre à la vie sociale, dont il n’est pas absolument évident qu’elles soient justifiées par des considérations d’ordre public, et qui, au moins à première vue, réduisent la liberté religieuse.

La loi du 11 octobre 2010 interdit la dissimulation du visage dans l’espace public. Sans entrer dans les controverses politiques et les débats juridiques (non clos au plan international), on doit faire remarquer que rien dans le régime juridique de la laïcité ne permet de l’assimiler à ce type de disposition.

Dans Les Religions face à l’intolérance, traduit de l’américain, la philosophe Martha Nussbaum ne retient guère de la laïcité française que la répression du port de la burqa et du niqab.

Mais c’est le législateur français qui a pris le risque d’encourager l’accusation selon laquelle la laïcité serait liberticide, en entretenant parfois la confusion.

Quelles vertus attendre des agents de l’État ?

Le fait que la laïcité ne soit pas une vertu n’empêche pas que des vertus véritables puissent accompagner la laïcité.

Une deuxième question doit être alors posée : quelles vertus ? Quelles attitudes et pratiques doit-on attendre des agents des services publics et des représentants de l’État ? La réponse varie beaucoup selon les métiers concernés. La nécessité pédagogique peut conduire l’enseignant à aborder des questions d’une manière qui serait contraire au devoir de réserve d’un agent d’un autre ministère.

La réserve n’est certainement pas une attitude que la laïcité exigerait sans limites et de manière absolue ; celle qui est attendue d’un agent administratif dans une mairie diffère de celle de l’enseignant.

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Dans le cas de l’école – des considérations semblables pourraient valoir aussi pour d’autres institutions –, les vertus fondamentales sont, outre les dispositions requises dans la déontologie de l’enseignement, des vertus intellectuelles.

Car les vertus qui contribuent à la laïcité de l’enseignement ne sont pas toutes propres au fonctionnaire. Commun à plusieurs métiers, et plus généralement au centre de la communication humaine qui a pour particularité de ne pas être toujours stratégique ou manipulatrice, il y a d’abord le souci de ne pas tromper les autres ou soi-même et, spécialement pour les enseignants – mais cela vaut pour les journalistes et pour d’autres professions –, le souci, non seulement de s’informer correctement, mais d’étayer ses assertions par des preuves ou des témoignages.

Quelles dispositions des usagers ?

Une dernière question est celle des attitudes personnelles à l’égard du régime de laïcité de la part des personnes qui ne sont pas directement concernées par sa mise en œuvre : quelles attitudes doivent être adoptées par tout citoyen et aussi par toute personne qui réside sur le territoire de la République, ou par de jeunes élèves dans une institution publique d’éducation ?

Pour un agent ou représentant de l’État, le respect du principe de laïcité consiste dans la mise en œuvre de son contenu : pas seulement la neutralité, mais aussi une attitude libérale à l’égard des croyances, des opinions religieuses, non religieuses, antireligieuses, et la protection des libertés de conscience, d’expression et de culte. Mais qu’est-ce que respecter le principe de laïcité quand on n’est pas soi-même directement responsable de son application, quand on est, disons, un usager ?

Ma proposition est que la forme d’adhésion qu’appelle la laïcité de la part des personnes vivant en France, citoyens ou non, qui ne sont pas des agents ou des représentants de l’État, se limite à l’acceptation, par opposition aux formes d’adhésion plus fortes que sont la croyance ou la valorisation.

La notion d’acceptation
La notion d’acceptation a été employée par le philosophe allemand Rainer Forst dans ses travaux sur la tolérance et le multiculturalisme. La distinction entre croire et accepter sur laquelle je m’appuie provient de l’épistémologie. Selon le philosophe anglais Jonathan Cohen, alors que croire consiste à tenir pour vrai que p (où p est une proposition) et est une attitude cognitive passive (comme sentir), accepter consiste à agir sur le principe que p. Par exemple, un navigateur, par sécurité, peut agir en fonction de la prémisse qu’il y aura une tempête, alors même qu’il ne croit pas vraiment qu’il y aura une tempête.

Il existe une relation normative entre croire et accepter : croire est une raison d’accepter ; mais les deux sont bien distincts : accepter est volontaire et est une affaire de tout ou rien (soit on agit selon la règle, soit non), croire est involontaire et admet des degrés (on peut croire faiblement). L’acceptation peut répondre à un impératif d’utilité. Elle est l’adoption d’une policy, d’une ligne de conduite en vue d’un but. On peut même accepter que p sans croire que p. Par exemple, les personnes qui agissent dans certaines circonstances selon le principe que les femmes doivent remplir des rôles sociaux vraiment distincts de ceux des hommes, peuvent aussi, sans nécessairement renoncer à cette croyance, agir selon la négation de ce principe, dans des circonstances qui le requièrent.

La laïcité comporte des règles dont l’acceptation est requise pour que tous puissent exercer leurs droits dans le respect de ceux des autres. Cette acceptation s’exprime simplement à travers des manières de se conduire – par exemple, le renoncement au prosélytisme dans certains contextes – et elle n’est pas supposée refléter une conviction personnelle. Elle correspond à une nécessité pratique qui, pour les usagers, survient seulement dans des contextes institutionnels spécifiques. L’acceptation n’est pas requise de manière absolue, mais pour autant qu’elle est exigée par les particularités d’une situation – par exemple, scolaire ou hospitalière – dans laquelle on se trouve.

L’exemple de Condorcet

Cette conception de la laïcité peut paraître un peu froide, manquant de ferveur. Elle semble réduire la laïcité à un règlement valable de manière locale, à rebours d’une version morale et universaliste. Elle n’est pas nouvelle et peut s’autoriser des Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791). Son auteur, le philosophe et mathématicien Condorcet insistait sur le fait que l’instruction est une condition fondamentale d’exercice de la citoyenneté parce que les individus ne peuvent faire valoir leurs droits et remplir leurs devoirs que s’ils en ont connaissance.

Il voulait que la constitution, « à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre », soit enseignée comme un fait, et non comme un objet de croyance, encore moins d’adoration. Dans un contexte certes marqué par un fanatisme révolutionnaire, il rejetait la tentation de « l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle » ou d’« exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger » (I, 5).

La laïcité, comme la Constitution, doit être enseignée comme un fait, et non pas brandie comme une valeur. On entretient la confusion quand on parle de valeur, voire de vertu, là où il s’agit d’un principe d’action et d’organisation, dont le respect suppose la connaissance, et dont la connaissance suppose l’explication. La laïcité n’est pas affaire d’intériorité, mais de publicité.

Société- La crise de l’État-providence

Société- La crise de l’État-providence

La crise de l’État-providence est triple. Pierre Rosanvallon affirme dans La crise de l’État-providence qu’elle concerne à la fois sa légitimité, son financement, et son efficacité. Il pose donc la nécessité pratique d’assouplir le système, ce qui passe forcément, au niveau des principes, par une redéfinition des frontières entre l’État-providence et la société. Un article déjà ancien mais tellement d’actualité.

L’État en France selon Rosanvallon

La crise de l’État-providence résulte de ses défaillances. Selon Pierre Rosanvallon, la plus importante de celles-ci est la contre-productivité. Sur le plan financier, la croissance de la redistribution et des impôts étant plus rapide que celle de la production, elle entraîne mécaniquement l’augmentation des prélèvements obligatoires. « Si les choses restent en l’état, prévient l’historien, la progression des prélèvements obligatoires se poursuivra en effet inexorablement » (La crise de l’État-providence). Sur le plan économique, les politiques keynésiennes sont rendues inefficaces par de fortes contraintes extérieures. Ces défaillances sont dues à l’extension des prérogatives de l’État, ce que Rosanvallon explique par l’affirmation du droit de propriété lors de la Révolution, à partir de laquelle le développement du marché a invité l’État à parer aux providences religieuse et naturelle, à protéger des risques, et à homogénéiser la société par une norme commune. Or, le bouleversement du contexte sociopolitique ainsi que la non-délimitation des fonctions étatiques provoquent les effets pervers responsables de la crise de l’État-providence : la croissance du coût des politiques sociales ; le recul sécuritaire de la démocratie ; le sentiment d’injustice suscité par les redistributions ; le développement des corporatismes. Rosanvallon reproche plus fondamentalement à la solidarité orchestrée par l’État d’entraver la liberté individuelle, l’autonomisation, et la gestion solidaire citoyenne.

des solutions

La défaillance de l’État-providence met en lumière les solutions libérales. Définissant le libéralisme comme « une doctrine fondée sur la dénonciation d’un rôle trop actif de l’État et sur la valorisation des vertus régulatrices du marché » (La crise de l’État-providence), Rosanvallon distingue un libéralisme d’externalité, où il s’agissait d’empêcher les agents de se nuire les uns les autres, et un libéralisme d’internalité, plus récent, qui intègre des facteurs non marchands (bureaucratie, associations, etc.) dans le calcul économique. Les théoriciens de l’État minimal, tout d’abord, préconisent la réduction des fonctions étatiques pour protéger les mécanismes du marché. Si Adam Smith et Jeremy Bentham représentent le libéralisme d’externalité, Wilhelm von Humboldt avance lui que l’État doit simplement empêcher le pire, au risque d’enclencher le cercle vicieux des dépenses publiques en rendant permanentes des mesures circonstancielles. L’autre solution libérale évoquée par Rosanvallon consiste à limiter la redistribution à la sûreté. Le néolibéral Robert Nozick plaide par exemple pour un État « veilleur de nuit » assurant une protection minimale même aux individus qui n’ont pas souscrit à ses services. Nul besoin de combattre les inégalités dans cette perspective, puisqu’elles sont naturelles et volontaires. Or, elles peuvent être héritées (John Stuart Mill) et elles n’améliorent pas forcément le niveau de vie des plus pauvres (John Rawls). Rosanvallon ajoute une dimension subjective : la réalité sociale est polluée par l’envie, rendant ainsi nécessaires des groupes de références au sein desquels les individus supporteraient leurs différences.

Anarchie

La crise de l’État-providence demande un nouveau modèle composite. Rosanvallon plaide en faveur d’une « post social-démocratie » fondée sur le « compromis social », afin d’adapter la société à la crise de l’État-providence. L’objectif plus fondamental est de redéfinir « les frontières et les rapports entre l’État et la société » (La crise de l’État-providence). Écartant le préjugé cantonnant l’injustice dans le secteur privé comme celui de l’État protecteur des droits collectifs, l’historien propose de transférer des compétences publiques à la sphère privée par deux moyens complémentaires de l’autonomisation, la socialisation et la décentralisation. La socialisation, d’une part, est une solution à l’approfondissement de l’atomisation de la société, dû à la perte d’efficacité du tissu associatif qui comble le manque d’État. Pour Rosanvallon, cette situation demande d’ouvrir des espaces de solidarités citoyennes et d’initiatives privées, ce qui présuppose de réussir à instaurer un compromis avec le patronat pour réduire le temps de travail. Cette évolution serait favorisée juridiquement en dérogeant au caractère général de la loi pour permettre aux multiples acteurs sociaux d’édicter leurs propres règles. Le second moyen, la décentralisation, découle du coût élevé de la centralisation bureaucratique. Il permettrait également de rétablir la capacité de la redistribution à légitimer l’impôt en rapprochant le citoyen des politiques publiques. Rosanvallon précise que la décentralisation implique un compromis avec l’État, pour le transfert des compétences ; et avec la société, afin qu’elle se prenne davantage en charge.

Société:« La ville du quart d’heure » ?

Société:« La ville du quart d’heure »  ?

Carlos Moreno, directeur scientifique de la chaire « Entreprenariat, territoire, innovation » à l’Université Paris-I.

 

Carlos Moreno est un chercheur et entrepreneur franco-colombien, directeur scientifique de la chaire « Entreprenariat, territoire, innovation » à l’Université Paris-I. Il est le père du concept de « ville du quart d’heure ».

Notons cependant que cette ville du quart d’heure existe déjà dans les petites villes et les villes moyennes. D’où peut-être la remise en cause de ville de taille démentielle ? (NDLR). Interview dans l’Opinion.

Nos villes sont aujourd’hui stressantes, inégalitaires… Ont-elles été victimes de leur propre croissance ?

Au même titre que le XIXe siècle était celui des Empires et le XXe celui des Etats-Nations, le XXIe est bien celui des villes. Le moteur du changement d’ère dans notre modernité de l’après-guerre, a été l’émergence des villes-monde, créatrices de richesses, centres de pouvoir et de décision. Mais la ville qui gagne est aussi celle qui perd. La richesse s’accompagne inéluctablement d’inégalités et d’un contexte socialement anxiogène. La ville reluisante par son patrimoine est aussi la ville en proie à des incivilités majeures. Surtout, elle concentre les trois défis de notre génération : la crise écologique, car nos centres-villes sont de plus en plus pollués ; la crise sanitaire, car les villes sont les premiers espaces confinés ; et la crise sociale, générée par les fractures territoriales. Les villes portent en elles les réponses à ces problèmes.

Comment nos villes peuvent-elles résoudre ces crises ?

Les villes sont au cœur de la solution car elles sont la colonne vertébrale des actions de transformation. La tendance dominante est la pensée réductrice. On réduit la ville uniquement à des questions d’architecture, d’urbanisme ou de circulation. La question climatique sera au cœur des problématiques urbaines pour les prochaines décennies. Nous avons célébré le cinquième anniversaire des accords de Paris. On l’a vu, les Etats ont failli à leurs promesses, en quittant l’accord ou bien en ne le respectant pas. Les villes ont pris le relais. Elles montrent le chemin pour un mode de vie décarboné, tout en étant un rempart contre l’extrémisme : le Rassemblement national fait toujours de moins bons résultats aux élections municipales qu’à l’élection présidentielle. Parce que les liens de proximité sont plus forts à l’échelle d’une ville. Les relations qui s’y tissent permettent de mobiliser rapidement et efficacement des écosystèmes locaux.

« Avec la ville du quart d’heure, les mobilités obligées, celles qui nous amènent sur nos lieux de travail en nous prenant parfois jusqu’à trois heures de nos vies dans des conditions insupportables, deviendront des mobilités choisies »

La proximité est justement l’idée phare de la « ville du quart d’heure », qui rend accessible toutes les activités essentielles dans un rayon de 15 minutes. C’était important de remettre le temps au cœur de la réflexion urbanistique ?

La proximité est aujourd’hui un élément essentiel de la qualité de vie des citoyens. En rapprochant les six fonctions sociales essentielles que sont l’habitat, le travail, l’approvisionnement, l’éducation, la santé et les loisirs, on gagne du temps sur nos vies à cent à l’heure. La longueur des déplacements est symptomatique des fractures d’une ville. Avec la ville du quart d’heure, les mobilités obligées, celles qui nous amènent sur nos lieux de travail en nous prenant parfois jusqu’à trois heures de nos vies dans des conditions insupportables, deviendront des mobilités choisies. Ce sera du temps gagné pour notre vie personnelle, sociale ou créative. A ce « chrono urbanisme », j’associe la « chronotopie ». Aujourd’hui, les mètres carrés construits n’ont qu’une seule fonction. Ils sont utilisés à seulement 40 % de leur temps disponible. Une aberration. Pourquoi ne pas redonner une fonction à ses espaces sous-utilisés ? Pourquoi ne pas transformer des discothèques en salle de sport la journée ? Ou bien rendre les cours des écoles accessibles le week-end ? La ville du quart d’heure nous offre une autre manière de vivre, de consommer, de travailler. Cette vie de proximités nous permettra de reprendre le contrôle de notre temps.

Cette ville de tous les avantages, où les inconvénients ont disparu, n’est-elle pas une utopie ?

J’ai parlé pour la première fois de ce concept la veille du lancement de la COP21 en 2015. A l’époque, on me rétorquait déjà que la ville du quart d’heure était une utopie. Que jamais nous n’allions pouvoir travailler là où nous habitions. Mais que s’est-il passé depuis cinq ans ? Des quartiers se piétonnisent, se végétalisent, s’ouvrent à leurs habitants. La transformation a déjà commencé et elle se poursuit avec le confinement. Les gens ont été obligés de vivre en proximité. Certains ont redécouvert leurs voisins, leur quartier… La grande révolution viendra du télétravail. Les gens comprendront que leur temps de trajet peut être économisé. Il ne faut pas non plus oublier que la ville est et sera toujours imparfaite. Il n’y a pas de ville idéale, elle sera toujours en travaux.

Ces réflexions ne sont-elles pas valables uniquement pour les salariés du tertiaire ? C’est une des critiques adressée à Anne Hidalgo, qui a repris votre concept dans son programme pour les municipales…

Si on désature l’espace public, on laisse de meilleures conditions à ceux qui n’auront pas d’autre choix que de se rendre sur leur lieu de travail. Alors, certes, la ville du quart d’heure n’est pas une baguette magique. On ne changera pas soixante-dix ans d’urbanisme centré sur les infrastructures pour un urbanisme d’usage du jour au lendemain. Mais Anne Hidalgo a su capter l’importance de développer cette proximité, à la fois demandée et inéluctable si l’on veut résoudre les grands défis de notre génération. Et il n’y a pas que Paris ! Ottawa, au Canada, a opté pour le « 15-minutes neighbourhood », de même que Melbourne en Australie, ou encore Portland, Barcelone, Milan… Il faut changer le paradigme actuel du produire, consommer, se déplacer. Recréer de nouvelles urbanités et de nouvelles narrations. Contribuer à l’amélioration de nos villes.

Les villes sont ancrées dans des territoires. Quel regard portez-vous sur ces espaces ? Le concept de ville quart d’heure y paraît moins pertinent.

La logique de rapprochement des habitants et de leurs activités s’y applique également. En France, la flambée des Gilets jaunes était en partie une colère liée à la mobilité. Nous avons proposé le « territoire de la demi-heure » comme adaptation, autour d’une nouvelle armature territoriale. En France, 80 % des Français habitent en zone urbaine, soit 20 % des territoires. Les villes doivent pouvoir créer des liens forts avec les territoires car elles ne seront jamais autosuffisantes. Ces armatures urbaines doivent être renforcées et cela passe par un large processus de décentralisation. La pandémie a montré la difficulté d’associer les régions et les territoires à la prise de décision et les problèmes que cela a engendrés. Le mille-feuille territorial doit être simplifié pour que les territoires deviennent vertueux et apaisés.

Combien de temps prendrait le passage à la ville du quart d’heure ?

L’urbanisme est trop souvent assimilé à la construction de bâtiments, qui s’étale sur plusieurs années. Avec la ville du quart d’heure, il ne s’agit pas d’aménager la ville mais d’aménager la vie urbaine. C’est un voyage, un processus itératif qui s’étale sur le temps long : il commence dès maintenant et ne se finira probablement jamais.

« Ce ne sont pas les smart cities, les smart métropoles ou les smart régions, qui suffiront à enrichir les réflexions stratégiques et les solutions opérationnelles dans un monde complexe et urbanisé. Du fait des histoires, de la culture, des traditions, il ne peut pas y avoir un modèle unique. Seulement des sources d’inspiration. Les technologies en font partie »

Vous êtes né en Colombie, et avez pu vous rendre aux quatre coins du monde. Dans quelle mesure ces voyages ont influencé le concept de ville du quart d’heure ?

Je m’en suis nourri. Ils ont, sans aucun doute, façonné mon regard. Je reste plus attaché aux gens qu’à l’architecture. Italo Calvino écrivait dans Les villes invisibles (1972) : « Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions. » Cette réflexion m’a porté : comment et pourquoi les villes sont-elles inégalitaires, ségrégatives, polluées… ? Lors d’un déplacement à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, je suis resté stupéfait par la pollution et la pauvreté d’une ville qui avait tout, dans sa culture et ses traditions, pour promouvoir un mode de vie sain. Je me suis toujours interrogé sur la manière de redonner de la qualité à la vie. Ce ne sont pas les smart cities, les « smart métropoles » ou les « smart régions », qui suffiront à enrichir les réflexions stratégiques et les solutions opérationnelles dans un monde complexe et urbanisé. Du fait des histoires, de la culture, des traditions, il ne peut pas y avoir un modèle unique. Seulement des sources d’inspiration. Les technologies en font partie. Ce que je propose, c’est une voie inspirante, centrée sur l’humain, en phase avec les grands défis d’aujourd’hui.




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