Archive pour le Tag 'sociétal'

Santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune,  revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

.

Choix sociétal : Aimer la France ou partir ?

Choix sociétal : Aimer la France ou partir ?

À force de compromis et même de compromission avec les valeurs fondamentales de la république, s’installe en France une sorte de société multiculturelle hétéroclite à la mode américaine où finalement les lois et les pratiques diffèrent selon les communautés et même s’affrontent.Jusque-là ce qui faisait la caractéristique fondamentale de la France, c’était son caractère universel reposant sur des valeurs et des traditions communes. Le laxisme des responsables politiques mais tout autant d’une partie de la société a fait passer ainsi du concept d’assimilation que cela supposait à celui d’intégration puis de coexistence plus ou moins passive et parfois violente.

On ne peut laisser aux extrêmes le soin d’en rappeler aux valeurs fondamentales sans risque d’instrumentalisation au service d’idéologie illibérale. Mais cela suppose un réveil de toutes les sensibilités politiques républicaines. Un réveil, une lucidité et du courage.

En clair, le pays doit réaffirmer son originalité universelle et les valeurs qui la fondent. Rien n’est négociable de ce point de vue. Cela suppose une adhésion totale aux principes républicains et autres valeurs de la France.

Il faut aimer la France ou bien en partir. Personne n’est obligé, français de souche ou pas, à demeurer dans un pays qu’il déteste et dont il combat les principes fondateurs. Il y a suffisamment de place dans le monde pour trouver un espace géographique conforme à ses convictions. Notamment pour ceux qui sont hostiles à la démocratie, aux libertés individuelles et collectives et à la laïcité.

D’autres modèles existent plus conforme aux attentes de certains : en Chine, en Russie, en Iran, au Moyen-Orient, en Afrique et dans d’autres pays . L’inverse vaut aussi pour les Français expatriés. Si ces Français consentent à vivre dans des pays aux principes différents, ils doivent eux aussi respecter lois et traditions, sinon eux aussi partir. On ne peut pas faire nation avec des communautés qui refusent la loi commune tout en profitant des progrès qu’elle permet. Les principes de base doivent être rappelés dès l’école. Il ne s’agit pas simplement de faire connaître ce qui fait nation mais de faire aimer ce qui la rend possible.

Meurtre de Thomas à Crépol: Un choc sociétal pour les Français

Meurtre de Thomas à Crépol: Un choc sociétal pour les Français

Contrairement à certains politiques qui veulent rapidement fermer le dossier, le directeur de la tribune, Bruno jeudi estime dans son édito qu’il ne s’agit pas seulement d’un fait divers mais d’un véritable choc sociétal pour les Français.

La mort de Thomas, 16 ans, poignardé lors d’une rixe dans un bal de village, a choqué les Français. La salle des fêtes de Crépol est devenue la sale défaite d’une jeunesse souvent d’origine étrangère, mal intégrée, shootée à l’hyperviolence des réseaux sociaux et insuffisamment sanctionnée quand elle commet des délits.

Combien de temps avant qu’Emmanuel Macron traduise ses déclarations en actes d’autorité ? De la « décivilisation » (Macron) à l’« ensauvagement » (Darmanin) jusqu’à « tenez vos gosses ! » (Dupond-Moretti), la surenchère des mots contre les maux de la société bat son plein. Hélas, derrière, les bonnes réponses tardent. Celles promises par le chef de l’État après les émeutes urbaines n’ont toujours pas été concrétisées. « L’ordre ! L’ordre ! L’ordre ! », avait-il diagnostiqué à chaud. Depuis, l’attente s’est transformée en impuissance.

Celle-là même que le jeune candidat à la présidentielle n’avait cessé de pourfendre avec son « en même temps ». Confronté aux faits, le pouvoir semble débordé. Bien sûr, Emmanuel Macron a recréé des postes de policiers, de gendarmes et de magistrats par milliers. Bien sûr que l’action contre les dealers, qui pourrissent la vie des cités et maintenant de la ruralité, prend du temps. Dans un discours, mardi, passé inaperçu, Bruno Le Maire est sorti de son couloir économique devant les maires. Le ministre est revenu sur cette demande d’autorité en évoquant sa circonscription de l’Eure, passée de la Macronie au RN lors des dernières législatives. Nommant les choses, il a décrit les « deux plaies qui rongent la société : l’islam politique et le trafic de stupéfiants ». Sans dire comment y remédier.

Combien de temps avant que le gouvernement sorte des circonvolutions sur l’immigration irrégulière ? La question sera demain au cœur des discussions à l’Assemblée nationale avec l’examen du projet de loi du gouvernement. Gérald Darmanin joue gros. S’il a laissé les sénateurs de droite durcir son texte, le ministre de l’Intérieur espère trouver une majorité grâce à l’appoint d’une partie des voix LR. Ce sera le crash test politique de cette fin d’année. Face à la menace des extrêmes, le sursaut est indispensable.
Bruno Jeudy

Bouleversements écologiques: un tournant sociétal

Bouleversements écologiques: un tournant sociétal

La crise climatique nous fait entrer dans une époque nouvelle que les concepts des Lumières peinent à appréhender, alors qu’il convient de refaire société avec la Terre, estiment l’anthropologue Philippe Descola et le philosophe Baptiste Morizot, dans un entretien au « Monde ». Dialogue entre deux explorateurs engagés.

Professeur émérite au Collège de France, Philippe Descola est un anthropologue qui a converti toute une génération de chercheurs à penser « par-delà nature et culture ». Maître de conférences à l’université Aix-Marseille, Baptiste Morizot est un philosophe qui explore nos « manières d’être vivant ». Tous deux sont des intellectuels de terrain : en Amazonie parmi les Achuar, une tribu jivaro, pour Philippe Descola ; sur la piste animale, mais aussi dans les fermes réensauvagées ou en agroforesterie, pour Baptiste Morizot.

Tous deux, qui participent à l’ouvrage collectif On ne dissout pas un soulèvement. Quarante voix pour Les Soulèvements de la Terre (Seuil, 192 pages, 11,50 euros), ont conscience que nous avons changé d’ère et qu’il convient de « bifurquer » afin de maintenir les conditions d’habitabilité de la planète. Philippe Descola, qui a récemment consacré un séminaire, à l’université de Berkeley (Californie), à l’élaboration d’une nouvelle « cosmopolitique », et Baptiste Morizot, qui vient de publier L’Inexploré (Wildproject, 432 pages, 26 euros), s’entretiennent ici, dans un dialogue philosophique, sur les enjeux écologiques.

Dans quel nouveau monde nous fait entrer la crise écologique ? Et dans quelle mesure bouleverse-t-il nos anciens cadres de pensée ?
Philippe Descola : Le nouveau régime climatique, la destruction accélérée des milieux de vie ont fait quitter à beaucoup d’entre nous l’archipel des certitudes où nous nous ébattions depuis la pensée des Lumières, remettant en cause l’édifice intellectuel et institutionnel qu’elle nous avait légué. Nous savons certes ce qui ne va pas dans les grandes lignes, en quoi nos instruments de mesure et nos outils de connexion ne nous permettent plus de rendre compte de notre réalité collective. Nous avons laissé derrière nous le grand récit évolutionniste qui conduisait l’humanité vers un perfectionnement constant, mais inégal selon les lieux, dû au progrès de la maîtrise des ressources, conscients que nous sommes que les solutions techniques ne sauveront pas la Terre….

Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

.

Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

.

L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

.

L’enjeu sociétal de l’accès aux soins

L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

.

TECH-ChatGPT : enjeu technologique et sociétal ?

-TECH-ChatGPT : enjeu technologique et sociétal ?

par Thierry Poibeau , CNRS  École Normale Supérieure (ENS) dans The conversation 

La sortie de ChatGPT le 30 novembre dernier a marqué une nouvelle étape dans le développement des technologies de traitement des langues. C’est en tout cas la première fois qu’un système d’IA, directement issu de la recherche, suscite un tel engouement : de nombreux articles sont parus dans la presse spécialisée mais aussi générale. ChatGPT (ou OpenAI, la société qui développe ChatGPT, ou les deux) sont régulièrement en top tendance sur Twitter aujourd’hui encore.

Pourquoi un tel écho ? Les capacités de ChatGPT marquent-elles un tournant par rapport aux précédentes technologies capables de générer des textes ?

Clairement, ChatGPT a permis un saut qualitatif : il est capable de répondre, de manière souvent pertinente, à presque n’importe quelle requête en langage naturel. GPT2, puis GPT3 – les précédents modèles de langage mis au point par OpenAI – étaient déjà très forts pour générer du texte à partir de quelques mots ou phrases donnés en amorce (ce que l’on appelle le « prompt ») : on parlait souvent de « perroquets » (stochastic parrots), comme l’a proposé Emily Bender, et de nombreux autres chercheurs critiques de ces techniques. En effet, on pouvait dire que ces systèmes produisaient du texte à partir de bouts de phrases tirées des immenses corpus à leur disposition… même s’il faut nuancer cette image du perroquet : les systèmes ne répètent pas des extraits mot à mot, mais produisent en général un texte original en reprenant, paraphrasant, combinant des éléments vus dans des corpus variés.

ChatGPT reprend ces caractéristiques, mais la partie « chat » (dialogue) y ajoute une dimension tout à fait différente, et en apparence souvent bluffante.

Le système ne produit plus juste un paragraphe à partir d’une phrase donnée en entrée. Il est maintenant capable de répondre correctement à des questions simples comme à des questions complexes, il peut fournir des éléments de raisonnement, s’exprimer dans différentes langues, analyser ou produire du code informatique, entre autres.

Par exemple, si on lui demande si deux personnages ont pu se rencontrer, le système est capable de déterminer les dates correspondant à leur existence, comparer ces dates et en déduire une réponse. Ceci est trivial pour un humain, mais aucun système ne pouvait jusque-là répondre de manière aussi précise à ce type de question sans être hautement spécialisé. Au-delà du langage, ChatGPT peut aussi fournir des éléments de raisonnements mathématiques (mais il se trompe souvent) et analyser du code informatique notamment.

De ce point de vue, ChatGPT a une longueur d’avance sur ses concurrents.
Concernant le fonctionnement du système, difficile d’en dire plus, car OpenAI, malgré son nom, développe des systèmes fermés. C’est-à-dire que le code informatique (code source) utilisé n’est pas disponible et que les recherches liées à ChatGPT restent pour l’instant en grande partie un secret industriel – même si, évidemment, d’autres équipes travaillent sur des systèmes similaires, aussi à base d’apprentissage profond. On a donc une idée de ce qui est utilisé par OpenAI.

D’autres entreprises ont gardé un modèle plus ouvert, par exemple Meta avec les travaux menés à FAIR, en général ouverts et publiés dans les principales conférences du domaine. Mais, plus généralement, on constate de plus en plus une fermeture des recherches. Par exemple, alors qu’Apple a toujours eu un modèle de développement privé et très secret, Deepmind avait un modèle ouvert et l’est sans doute un peu moins, maintenant que l’entreprise est sous le contrôle de Google.

Le système ChatGPT lui-même pourrait devenir commercial : OpenAI est financé par Microsoft qui pourrait décider de fermer l’accès au système un jour prochain, si c’est son intérêt.

En attendant, OpenAI bénéficie de l’énorme publicité que lui apporte son outil, et aussi de toutes les interactions des utilisateurs avec lui. Si un utilisateur signale qu’une réponse n’est pas bonne, ou demande à l’outil de reformuler sa réponse en tenant compte d’un élément en plus, c’est autant d’information que le système emmagasine et pourra réutiliser pour affiner sa réponse la prochaine fois, sur la requête posée ou sur une requête similaire. En testant ChatGPT, on travaille gratuitement pour OpenAI !

Pour en revenir au système lui-même, la partie dialogue est donc ce qui fait la force et la particularité de ChatGPT (par rapport à GPT3 par exemple). Il ne s’agit plus d’un « simple » modèle de langage capable de générer du texte « au kilomètre », mais d’un véritable système de dialogue. Celui-ci a probablement bénéficié de millions ou de milliards d’exemples évalués par des humains, et la phase actuelle – où des centaines de milliers d’utilisateurs « jouent » quasi gratuitement avec le système – permet encore de l’améliorer en continu, puisque toutes les interactions sont évidemment enregistrées et exploitées pour cela.

Il est aujourd’hui assez simple d’accéder à des corpus de milliards de mots pour mettre au point un modèle de langage de type « GPT », au moins pour les langues bien répandues sur Internet.

Mais les données ayant permis la mise au point de ChatGPT (dialogues, interactions avec des humains) ne sont, elles, pas publiques, et c’est ce qui donne un avantage important pour OpenAI face à la concurrence.

Par exemple, Google dispose de données différentes, mais sans doute aussi exploitables pour ce type de systèmes – d’autant que Google a développé depuis plusieurs années un graphe de connaissances qui pourrait permettre de générer des réponses avec une meilleure fiabilité que ChatGPT. Notamment, l’analyse des enchaînements de requêtes issus du moteur de recherche de Google pourrait fournir des informations précieuses pour guider l’interaction avec l’utilisateur… Mais, en attendant, c’est OpenAI qui dispose de ChatGPT, et non Google : OpenAi a l’avantage.

De fait, même s’il est possible de contourner les limites de ChatGPT, le système refuse d’expliquer comment créer une bombe, de produire des contes érotiques ou de donner ses sentiments (ChatGPT répond fréquemment qu’elle est une machine, qu’elle n’a pas de sentiments ni de personnalité). OpenAI a visiblement soigné sa communication. La société a aussi mis un soin extrême à « blinder » le système, à lui permettre de déjouer la plupart des pièges qui peuvent ruiner en quelques heures ce type d’application, comme cela arrive fréquemment pour des systèmes ouverts au grand public.

On peut par exemple citer Meta, qui en novembre dernier a dû retirer son système appelé « Galactica » deux jours après l’avoir mis en ligne. Galactica avait été entraîné sur le domaine scientifique et pensé pour offrir des services aux chercheurs. Il a d’abord été présenté comme pouvant écrire des articles scientifiques automatiquement à partir d’un prompt… avant que la société ne précise qu’il ne s’agissait évidemment que d’une aide à la rédaction. Mais cette stratégie de communication malheureuse a déclenché une polémique qui a obligé Meta à débrancher rapidement Galactica.

À l’inverse, ChatGPT est toujours en ligne, et suscite toujours autant de passion auprès d’un large public. Des questions demeurent cependant : quel impact aura ChatGPT ? Quelles applications en seront dérivées ? Et quel modèle économique la compagnie OpenAI (et Microsoft, son principal investisseur) vise-t-elle ?

TECH-ChatGPT : un bond technologique et sociétal ?

-TECH-ChatGPT : un bond technologique et sociétal ?

par Thierry Poibeau , CNRS  École Normale Supérieure (ENS) dans The conversation 

La sortie de ChatGPT le 30 novembre dernier a marqué une nouvelle étape dans le développement des technologies de traitement des langues. C’est en tout cas la première fois qu’un système d’IA, directement issu de la recherche, suscite un tel engouement : de nombreux articles sont parus dans la presse spécialisée mais aussi générale. ChatGPT (ou OpenAI, la société qui développe ChatGPT, ou les deux) sont régulièrement en top tendance sur Twitter aujourd’hui encore.

Pourquoi un tel écho ? Les capacités de ChatGPT marquent-elles un tournant par rapport aux précédentes technologies capables de générer des textes ?

Clairement, ChatGPT a permis un saut qualitatif : il est capable de répondre, de manière souvent pertinente, à presque n’importe quelle requête en langage naturel. GPT2, puis GPT3 – les précédents modèles de langage mis au point par OpenAI – étaient déjà très forts pour générer du texte à partir de quelques mots ou phrases donnés en amorce (ce que l’on appelle le « prompt ») : on parlait souvent de « perroquets » (stochastic parrots), comme l’a proposé Emily Bender, et de nombreux autres chercheurs critiques de ces techniques. En effet, on pouvait dire que ces systèmes produisaient du texte à partir de bouts de phrases tirées des immenses corpus à leur disposition… même s’il faut nuancer cette image du perroquet : les systèmes ne répètent pas des extraits mot à mot, mais produisent en général un texte original en reprenant, paraphrasant, combinant des éléments vus dans des corpus variés.

ChatGPT reprend ces caractéristiques, mais la partie « chat » (dialogue) y ajoute une dimension tout à fait différente, et en apparence souvent bluffante.

Le système ne produit plus juste un paragraphe à partir d’une phrase donnée en entrée. Il est maintenant capable de répondre correctement à des questions simples comme à des questions complexes, il peut fournir des éléments de raisonnement, s’exprimer dans différentes langues, analyser ou produire du code informatique, entre autres.

Par exemple, si on lui demande si deux personnages ont pu se rencontrer, le système est capable de déterminer les dates correspondant à leur existence, comparer ces dates et en déduire une réponse. Ceci est trivial pour un humain, mais aucun système ne pouvait jusque-là répondre de manière aussi précise à ce type de question sans être hautement spécialisé. Au-delà du langage, ChatGPT peut aussi fournir des éléments de raisonnements mathématiques (mais il se trompe souvent) et analyser du code informatique notamment.

De ce point de vue, ChatGPT a une longueur d’avance sur ses concurrents.
Concernant le fonctionnement du système, difficile d’en dire plus, car OpenAI, malgré son nom, développe des systèmes fermés. C’est-à-dire que le code informatique (code source) utilisé n’est pas disponible et que les recherches liées à ChatGPT restent pour l’instant en grande partie un secret industriel – même si, évidemment, d’autres équipes travaillent sur des systèmes similaires, aussi à base d’apprentissage profond. On a donc une idée de ce qui est utilisé par OpenAI.

D’autres entreprises ont gardé un modèle plus ouvert, par exemple Meta avec les travaux menés à FAIR, en général ouverts et publiés dans les principales conférences du domaine. Mais, plus généralement, on constate de plus en plus une fermeture des recherches. Par exemple, alors qu’Apple a toujours eu un modèle de développement privé et très secret, Deepmind avait un modèle ouvert et l’est sans doute un peu moins, maintenant que l’entreprise est sous le contrôle de Google.

Le système ChatGPT lui-même pourrait devenir commercial : OpenAI est financé par Microsoft qui pourrait décider de fermer l’accès au système un jour prochain, si c’est son intérêt.

En attendant, OpenAI bénéficie de l’énorme publicité que lui apporte son outil, et aussi de toutes les interactions des utilisateurs avec lui. Si un utilisateur signale qu’une réponse n’est pas bonne, ou demande à l’outil de reformuler sa réponse en tenant compte d’un élément en plus, c’est autant d’information que le système emmagasine et pourra réutiliser pour affiner sa réponse la prochaine fois, sur la requête posée ou sur une requête similaire. En testant ChatGPT, on travaille gratuitement pour OpenAI !

Pour en revenir au système lui-même, la partie dialogue est donc ce qui fait la force et la particularité de ChatGPT (par rapport à GPT3 par exemple). Il ne s’agit plus d’un « simple » modèle de langage capable de générer du texte « au kilomètre », mais d’un véritable système de dialogue. Celui-ci a probablement bénéficié de millions ou de milliards d’exemples évalués par des humains, et la phase actuelle – où des centaines de milliers d’utilisateurs « jouent » quasi gratuitement avec le système – permet encore de l’améliorer en continu, puisque toutes les interactions sont évidemment enregistrées et exploitées pour cela.

Il est aujourd’hui assez simple d’accéder à des corpus de milliards de mots pour mettre au point un modèle de langage de type « GPT », au moins pour les langues bien répandues sur Internet.

Mais les données ayant permis la mise au point de ChatGPT (dialogues, interactions avec des humains) ne sont, elles, pas publiques, et c’est ce qui donne un avantage important pour OpenAI face à la concurrence.

Par exemple, Google dispose de données différentes, mais sans doute aussi exploitables pour ce type de systèmes – d’autant que Google a développé depuis plusieurs années un graphe de connaissances qui pourrait permettre de générer des réponses avec une meilleure fiabilité que ChatGPT. Notamment, l’analyse des enchaînements de requêtes issus du moteur de recherche de Google pourrait fournir des informations précieuses pour guider l’interaction avec l’utilisateur… Mais, en attendant, c’est OpenAI qui dispose de ChatGPT, et non Google : OpenAi a l’avantage.

De fait, même s’il est possible de contourner les limites de ChatGPT, le système refuse d’expliquer comment créer une bombe, de produire des contes érotiques ou de donner ses sentiments (ChatGPT répond fréquemment qu’elle est une machine, qu’elle n’a pas de sentiments ni de personnalité). OpenAI a visiblement soigné sa communication. La société a aussi mis un soin extrême à « blinder » le système, à lui permettre de déjouer la plupart des pièges qui peuvent ruiner en quelques heures ce type d’application, comme cela arrive fréquemment pour des systèmes ouverts au grand public.

On peut par exemple citer Meta, qui en novembre dernier a dû retirer son système appelé « Galactica » deux jours après l’avoir mis en ligne. Galactica avait été entraîné sur le domaine scientifique et pensé pour offrir des services aux chercheurs. Il a d’abord été présenté comme pouvant écrire des articles scientifiques automatiquement à partir d’un prompt… avant que la société ne précise qu’il ne s’agissait évidemment que d’une aide à la rédaction. Mais cette stratégie de communication malheureuse a déclenché une polémique qui a obligé Meta à débrancher rapidement Galactica.

À l’inverse, ChatGPT est toujours en ligne, et suscite toujours autant de passion auprès d’un large public. Des questions demeurent cependant : quel impact aura ChatGPT ? Quelles applications en seront dérivées ? Et quel modèle économique la compagnie OpenAI (et Microsoft, son principal investisseur) vise-t-elle ?

ChatGPT : un saut technologique et sociétal ?

ChatGPT : un saut technologique et sociétal ?

par Thierry Poibeau , CNRS  École Normale Supérieure (ENS) dans The conversation 

La sortie de ChatGPT le 30 novembre dernier a marqué une nouvelle étape dans le développement des technologies de traitement des langues. C’est en tout cas la première fois qu’un système d’IA, directement issu de la recherche, suscite un tel engouement : de nombreux articles sont parus dans la presse spécialisée mais aussi générale. ChatGPT (ou OpenAI, la société qui développe ChatGPT, ou les deux) sont régulièrement en top tendance sur Twitter aujourd’hui encore.

Pourquoi un tel écho ? Les capacités de ChatGPT marquent-elles un tournant par rapport aux précédentes technologies capables de générer des textes ?

Clairement, ChatGPT a permis un saut qualitatif : il est capable de répondre, de manière souvent pertinente, à presque n’importe quelle requête en langage naturel. GPT2, puis GPT3 – les précédents modèles de langage mis au point par OpenAI – étaient déjà très forts pour générer du texte à partir de quelques mots ou phrases donnés en amorce (ce que l’on appelle le « prompt ») : on parlait souvent de « perroquets » (stochastic parrots), comme l’a proposé Emily Bender, et de nombreux autres chercheurs critiques de ces techniques. En effet, on pouvait dire que ces systèmes produisaient du texte à partir de bouts de phrases tirées des immenses corpus à leur disposition… même s’il faut nuancer cette image du perroquet : les systèmes ne répètent pas des extraits mot à mot, mais produisent en général un texte original en reprenant, paraphrasant, combinant des éléments vus dans des corpus variés.

ChatGPT reprend ces caractéristiques, mais la partie « chat » (dialogue) y ajoute une dimension tout à fait différente, et en apparence souvent bluffante.

Le système ne produit plus juste un paragraphe à partir d’une phrase donnée en entrée. Il est maintenant capable de répondre correctement à des questions simples comme à des questions complexes, il peut fournir des éléments de raisonnement, s’exprimer dans différentes langues, analyser ou produire du code informatique, entre autres.

Par exemple, si on lui demande si deux personnages ont pu se rencontrer, le système est capable de déterminer les dates correspondant à leur existence, comparer ces dates et en déduire une réponse. Ceci est trivial pour un humain, mais aucun système ne pouvait jusque-là répondre de manière aussi précise à ce type de question sans être hautement spécialisé. Au-delà du langage, ChatGPT peut aussi fournir des éléments de raisonnements mathématiques (mais il se trompe souvent) et analyser du code informatique notamment.

De ce point de vue, ChatGPT a une longueur d’avance sur ses concurrents.
Concernant le fonctionnement du système, difficile d’en dire plus, car OpenAI, malgré son nom, développe des systèmes fermés. C’est-à-dire que le code informatique (code source) utilisé n’est pas disponible et que les recherches liées à ChatGPT restent pour l’instant en grande partie un secret industriel – même si, évidemment, d’autres équipes travaillent sur des systèmes similaires, aussi à base d’apprentissage profond. On a donc une idée de ce qui est utilisé par OpenAI.

D’autres entreprises ont gardé un modèle plus ouvert, par exemple Meta avec les travaux menés à FAIR, en général ouverts et publiés dans les principales conférences du domaine. Mais, plus généralement, on constate de plus en plus une fermeture des recherches. Par exemple, alors qu’Apple a toujours eu un modèle de développement privé et très secret, Deepmind avait un modèle ouvert et l’est sans doute un peu moins, maintenant que l’entreprise est sous le contrôle de Google.

Le système ChatGPT lui-même pourrait devenir commercial : OpenAI est financé par Microsoft qui pourrait décider de fermer l’accès au système un jour prochain, si c’est son intérêt.

En attendant, OpenAI bénéficie de l’énorme publicité que lui apporte son outil, et aussi de toutes les interactions des utilisateurs avec lui. Si un utilisateur signale qu’une réponse n’est pas bonne, ou demande à l’outil de reformuler sa réponse en tenant compte d’un élément en plus, c’est autant d’information que le système emmagasine et pourra réutiliser pour affiner sa réponse la prochaine fois, sur la requête posée ou sur une requête similaire. En testant ChatGPT, on travaille gratuitement pour OpenAI !

Pour en revenir au système lui-même, la partie dialogue est donc ce qui fait la force et la particularité de ChatGPT (par rapport à GPT3 par exemple). Il ne s’agit plus d’un « simple » modèle de langage capable de générer du texte « au kilomètre », mais d’un véritable système de dialogue. Celui-ci a probablement bénéficié de millions ou de milliards d’exemples évalués par des humains, et la phase actuelle – où des centaines de milliers d’utilisateurs « jouent » quasi gratuitement avec le système – permet encore de l’améliorer en continu, puisque toutes les interactions sont évidemment enregistrées et exploitées pour cela.

Il est aujourd’hui assez simple d’accéder à des corpus de milliards de mots pour mettre au point un modèle de langage de type « GPT », au moins pour les langues bien répandues sur Internet.

Mais les données ayant permis la mise au point de ChatGPT (dialogues, interactions avec des humains) ne sont, elles, pas publiques, et c’est ce qui donne un avantage important pour OpenAI face à la concurrence.

Par exemple, Google dispose de données différentes, mais sans doute aussi exploitables pour ce type de systèmes – d’autant que Google a développé depuis plusieurs années un graphe de connaissances qui pourrait permettre de générer des réponses avec une meilleure fiabilité que ChatGPT. Notamment, l’analyse des enchaînements de requêtes issus du moteur de recherche de Google pourrait fournir des informations précieuses pour guider l’interaction avec l’utilisateur… Mais, en attendant, c’est OpenAI qui dispose de ChatGPT, et non Google : OpenAi a l’avantage.

De fait, même s’il est possible de contourner les limites de ChatGPT, le système refuse d’expliquer comment créer une bombe, de produire des contes érotiques ou de donner ses sentiments (ChatGPT répond fréquemment qu’elle est une machine, qu’elle n’a pas de sentiments ni de personnalité). OpenAI a visiblement soigné sa communication. La société a aussi mis un soin extrême à « blinder » le système, à lui permettre de déjouer la plupart des pièges qui peuvent ruiner en quelques heures ce type d’application, comme cela arrive fréquemment pour des systèmes ouverts au grand public.

On peut par exemple citer Meta, qui en novembre dernier a dû retirer son système appelé « Galactica » deux jours après l’avoir mis en ligne. Galactica avait été entraîné sur le domaine scientifique et pensé pour offrir des services aux chercheurs. Il a d’abord été présenté comme pouvant écrire des articles scientifiques automatiquement à partir d’un prompt… avant que la société ne précise qu’il ne s’agissait évidemment que d’une aide à la rédaction. Mais cette stratégie de communication malheureuse a déclenché une polémique qui a obligé Meta à débrancher rapidement Galactica.

À l’inverse, ChatGPT est toujours en ligne, et suscite toujours autant de passion auprès d’un large public. Des questions demeurent cependant : quel impact aura ChatGPT ? Quelles applications en seront dérivées ? Et quel modèle économique la compagnie OpenAI (et Microsoft, son principal investisseur) vise-t-elle ?

Ukraine–Russie : aussi un duel sociétal et culturel

Ukraine–Russie : aussi un duel sociétal et culturel

Il y a évidemment quelque chose de surréaliste dans les prétentions de Poutine de considérer les démocraties comme obsolètes pour y substituer des régimes autocratiques imposées par la force et la répression de toutes les libertés.

Certes, on objectera que l’hypothèse d’une victoire de ces régimes dictatoriaux dans nombre de pays du monde n’est pas à exclure. En effet,devant la complexification des crises systémiques qui impliquent les champs économiques, technologiques, sociaux et environnementaux notamment,le risque est grand que les peuples affolés se rangent du côté des fausses certitudes des régimes d’extrême droite.

Dans le même temps que progresse effectivement les régimes et programmes autoritaires dans certains pays en développement mais aussi dans des pays plus développés , s’ouvre une vaste crise dans les pays dirigés par des dictateurs.

L’absence de liberté -tout autant d’ailleurs que l’insuffisance des résultats économiques et sociaux- fait naître un débat et parfois des protestations y compris violentes pour remettre en cause l’appropriation des libertés aussi bien en Chine, qu’en Russie, qu’en Iran, qu’en Turquie et dans bien d’autres pays.

Le reproche central fait à ces pays à système dirigiste concerne en particulier les libertés individuelles et collectives. Bref l’absence de démocratie. Un reproche auquel s’ajoute un échec économique souvent et surtout le renforcement des inégalités.

On objectera qu’il y a de plus en plus de nouveaux riches en Chine ou en Russie mais c’est la corruption généralisée qui permet l’enrichissement constitue le principal ressort de ce développement.

En Chine, ce sont les proches des 10 millions d’adhérents du parti communiste qui accèdent aux couches moyennes et supérieures. En Russie,ce sont surtout les oligarques et leurs courtisans qui se partagent la richesse nationale, Poutine en premier évidemment.

En Corée du Nord, l’essentiel des ressources est orienté vers inutile système de défense les plus sophistiqués tandis que le peuple n’est même pas assuré de son bol de riz quotidien. La comparaison entre Corée-du-Nord et Corée-du-Sud suffit à démontrer la folie du dictateur.

Ce qui se joue entre l’Ukraine et la Russie, c’est la victoire sur le terrain militaire mais sans doute encore davantage la victoire dans l’espace des libertés et du progrès.

Sociétal-Pour une écologie sans idéologie

Sociétal-Pour une écologie sans idéologie

par d’Emmanuel Blézès, Charles Mazé et Alexandre Simon

Emmanuel Blézès et Charles Mazé sont diplômés de HEC, Alexandre Simon est diplômé de l’Ecole Centrale Paris. Charles Mazé est l’auteur de La force de l’Union : ces raisons d’aimer l’Europe (2019).( dans l’Opinion)

La conscience environnementale progresse. Selon un sondage BVA d’août 2022, 87 % des Français se disent concernés par la crise climatique et reconnaissent la responsabilité de l’homme dans ce changement. Les vagues de chaleur, la sécheresse et les incendies de l’été dernier lui ont donné un caractère charnel, immédiat, faisant de la crise climatique l’une des premières préoccupations des Français, en particulier chez les jeunes, qui en vivront toutes les conséquences, et chez qui le sentiment d’urgence tourne parfois à l’angoisse.
De ce réveil collectif découlent deux enseignements sur le plan politique. Le premier est qu’il ne peut y avoir de projet politique crédible dont l’écologie ne soit pas un élément central. Les implications du dérèglement climatique affectent l’économie, nos façons de vivre, de consommer, de nous déplacer, de penser. C’est à ce titre un fait social total, au sens donné par Marcel Mauss. Le second enseignement, qui procède du premier, est que tout projet politique superficiel sur ce sujet sera d’office disqualifié par les citoyens, même s’il est abouti sur les autres aspects. Parler immigration ou chômage sans réflexion sérieuse sur la question climatique, ce sera assurément prêcher dans le désert.

Pourtant, l’essentiel des partis qui structurent la vie politique française sont disqualifiés, soit par la versatilité de leurs opinions sur le sujet – pour ou contre le nucléaire au gré des événements par exemple – soit par la légèreté de leur offre écologiste. Il y a une distorsion entre, d’une part, le caractère vital de l’enjeu et la prise de conscience collective et, d’autre part, la mue trop lente des partis politiques, qui peinent à mettre à jour leurs référentiels.

Tant et si bien que le parti écologiste ainsi quelesdits « Insoumis » peuvent se prévaloir du monopole de l’offre écologique totale, laissant orpheline une large frange de la population, tout aussi convaincue de la nécessité d’agir résolument, mais ne se reconnaissant ni dans leur postulat décroissantiste, ni dans leurs accommodements avec les valeurs de la République.
En refusant d’avoir recours au nucléaire, une énergie abondante, contrôlable et décarbonée, EELV et les Insoumis réduisent la quantité d’énergie disponible à l’avenir. Ce faisant, ils limitent notre capacité future à créer des richesses (ce qui conduirait à un affaissement majeur de notre niveau de vie), sans proposer de modèle économique et social adapté. Ce changement radical, l’essentiel des Français n’en veulent pas.

Le développement des énergies renouvelables est nécessaire, mais il ne suffira pas, ne serait-ce que pour des raisons techniques. L’accroissement de notre capacité de production d’électricité nucléaire est donc incontournable

Pour engager enfin, dans un cadre démocratique, tous les citoyens autour de la transition écologique, une offre politique alternative doit émerger : pragmatique, fondée sur la science, résolument tournée vers l’efficacité de la lutte contre le dérèglement climatique, sans sacrifier la prospérité, la stabilité sociale et le progrès. Elle pourrait reposer sur quelques grands principes.
D’abord, réaffirmer que l’objectif premier de la politique environnementale est la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et donc la baisse drastique de l’usage des énergies carbonées (pétrole, gaz et charbon). Cet objectif ne pourra être atteint sans l’électrification de nos modes de production et de consommation, et donc sans l’accroissement de notre capacité de production d’électricité. Se pose la question du mix énergétique : le développement des énergies renouvelables est nécessaire, mais il ne suffira pas, ne serait-ce que pour des raisons techniques. L’accroissement de notre capacité de production d’électricité nucléaire est donc incontournable.

Ensuite, rappeler que l’Etat a un rôle central à jouer, compte tenu de l’ampleur des changements nécessaires, mais qu’il n’est pas omnipotent. L’action de l’Etat doit prendre au moins trois formes : intégrer l’impératif climatique dans les mécanismes de marché par la régulation, financer les grandes infrastructures et assurer le caractère socialement soutenable de cette transition. Mais gardons-nous de la tentation très française de confier à l’Etat, dont on connaît les inefficiences et les rigidités, l’entièreté de la transition. Aucune transition n’est possible sans la mobilisation active des acteurs privés, individus et entreprises.

Les sénateurs pulvérisent le projet de loi sur l’accélération des énergies renouvelables
Enfin, reposer la question du financement de la transition. Etant donné le niveau des prélèvements obligatoires en France, il n’est pas raisonnable de financer la transition écologique par une nouvelle augmentation de la pression fiscale, qui appauvrirait le pays. Un effort sur l’efficacité de la dépense publique est donc requis. Se pose aussi la question du partage du financement entre les générations : les jeunes sont au cœur de la transition, car ils en sont les acteurs et sont les premiers concernés par les effets du changement climatique. Mais il n’est pas juste qu’ils supportent seuls le coût de cette transition.

Au-delà de ces considérations nationales, la France et l’Europe doivent utiliser le levier de la diplomatie écologique pour promouvoir la lutte contre le changement climatique auprès des principaux émetteurs et pour accompagner les pays moins développés sur le chemin d’une croissance verte.

Emmanuel Blézès et Charles Mazé sont diplômés de HEC, Alexandre Simon est diplômé de l’Ecole Centrale Paris. Charles Mazé est l’auteur de La force de l’Union : ces raisons d’aimer l’Europe (2019).

L’Afghanistan s’enfonce de plus en plus dans le cauchemar économique et sociétal

L’Afghanistan s’enfonce de plus en plus dans le cauchemar économique et sociétal

 

Il y a un an, il gérait l’évacuation des ressortissants français et de leurs auxiliaires à Kaboul. David Martinon, ambassadeur de France en Afghanistan, est revenu ce lundi sur BFMTV sur la situation du pays, aux mains des talibans. Le diplomate, dépossédé de son ambassade et oeuvrant désormais depuis Paris, a notamment évoqué ce premier anniversaire du retour au pouvoir du groupe islamiste.

« Sans surprise, les talibans n’ont pas changé. Sans surprise le concept de ‘taliban modéré’ n’a aucun sens », déclare David Martinon .

L’ambassadeur a évoqué une situation « catastrophique » en matière de droits humains, alors que plusieurs femmes ont manifesté samedi dans les rues de Kaboul pour protester contre les restrictions qui leur sont imposées, avant d’être violemment dispersées.

« Leurs droits les plus fondamentaux sont niés, elles n’ont plus le droit à l’éducation, elles ne peuvent plus sortir de chez elle sans un ‘mahram’ c’est à dire un chaperon », explique-t-il sur BFMTV.

Parallèlement à ce sujet, la situation économique n’est guère meilleure. Crise des liquidités, mauvaises récoltes du fait de la sécheresse… « Les talibans ne sont pas les meilleurs gouvernants qui soient », ironise notre invité.

« Les talibans ont incontestablement une capacité à se faire obéir, mais c’est une stabilité qui n’est pas forcément durable », estime l’ambassadeur, évoquant notamment l’opposition que représente Daesh mais aussi « des foyers de rébellion » sur le territoire afghan.

En outre, la gestion du pays se fait sans prendre en considération tous les groupes ethniques du pays. « S’ils ne comprennent pas qu’il faut évoluer dans leur gouvernance, cette stabilité ne sera pas durable », considère à nouveau David Martinon. Reste que les talibans contrôlent actuellement le pays et que la France n’a d’autre choix que de garder « un canal de discussion » avec le pouvoir afghan, bien que David Martinon n’ait pas de contact direct avec eux.

« Ce que nous attendons d’elles (les autorités afghanes, NDLR) c’est très simple: cela veut dire le respect des droits humains, une vraie rupture avec le terrorisme [...] pour le moment à l’évidence ces conditions ne sont pas remplies », constate le diplomate.

Dans un rapport publié lundi, l’ONG International Rescue Committee (IRC) estime que la crise actuelle pourrait tuer « beaucoup plus d’Afghans que les vingt dernières années de guerre ».

Environnement: « La ville postcarbone de demain exige un bouleversement technologique, économique, sociétal et urbanistique total »

Environnement: « La ville postcarbone de demain exige un bouleversement technologique, économique, sociétal et urbanistique total »

 

La clé de la transition énergétique ne peut être laissée aux seules mains des maires, même si la ville est aujourd’hui la principale émettrice des gaz à effet de serre, analyse dans une tribune au « Monde » Albert Levy, architecte urbaniste. Il souligne la nécessité d’une politique relevant du pouvoir central.

 

Un article intéressant mais qui aborde bout des lèvres la question de l’aménagement du territoire comme si la super concentration était une donnée incontournable. La vraie question est en effet celle de la répartition harmonieuse de la population sur l’ensemble du territoire et de l’équilibre homme nature NDLR

 

Dans son dernier rapport annuel, en 2021, l’Autorité environnementale (AE) a livré un diagnostic accablant en concluant que la transition écologique n’a pas encore été vraiment amorcée en France. Après le Haut Conseil pour le climat, l’AE a rappelé qu’à côté des politiques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES) l’adaptation au dérèglement climatique est également un impératif majeur pour les villes. A ce sévère constat au niveau national s’ajoute celui de la Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France pour la région parisienne, notamment le bilan de l’action de la Ville de Paris en matière de climat depuis 2004, qui montre l’écart entre les objectifs annoncés et les résultats obtenus. Le plan climat de 2004 visait la réduction de 75 % des émissions de GES en 2050, par rapport à 2004, avec un objectif intermédiaire de 25 % en 2020. Le chiffre de 20 % a été atteint. Sur 25 % d’énergies renouvelables prévus pour 2020 (10 % en 2004), seuls 18 % ont été obtenus, et pour la sobriété énergétique, sur 25 % d’économie visés, 5 % seulement ont été atteints. Les services de la Mairie ont eux-mêmes été peu exemplaires : les émissions de GES, dont la baisse programmée était de 30 %, n’ont reculé que de 9 %, de même l’éclairage public de 3,5 % au lieu des 30 % pronostiqués. On est loin de la trajectoire vers la ville neutre en carbone avec 100 % d’énergies renouvelables pour 2050, conclut le rapport de la Chambre régionale, qui reste pessimiste sur la possibilité d’atteindre cet objectif.

Cette politique vers une économie « zéro pétrole », vers une « ville postcarbone », implique de repenser totalement la ville existante et son fonctionnement, voire l’aménagement du territoire, et une planification écologique qui doit articuler différentes échelles dans sa mise en œuvre. Se passer du « pétrole énergie » pour se chauffer, s’éclairer, cuisiner, communiquer, travailler… en le remplaçant par une électricité 100 % d’origine renouvelable (sans énergie nucléaire ?), se déplacer autrement (sans voiture thermique), transporter voyageurs et marchandises en utilisant des carburants non fossiles (batterie électrique, biocarburant, hydrogène « vert »…), réduire la facture énergétique en isolant/rénovant tout le parc immobilier, résidentiel et tertiaire pour atteindre la neutralité carbone restent, en effet, un énorme défi écologique. Energie, transport, pétrochimie… la ville postcarbone de demain exige un bouleversement technologique, économique, sociétal et urbanistique total. Dans ce cadre, il faudra une planification qui coordonne les différentes politiques sectorielles indispensables pour sortir, progressivement et sans choc, des énergies fossiles (voir, par exemple, les travaux du think tank The Shift Project).

12



L'actu écologique |
bessay |
Mr. Sandro's Blog |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | astucesquotidiennes
| MIEUX-ETRE
| louis crusol