Responsabilisation des réseaux sociaux : pour la fin de l’anonymat
Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Certaines images d’archives de l’INA montrent que, durant les évènements de Mai-68, lors des assemblées générales de grévistes, à un moment donné ou à un autre, la question déboulait lorsqu’une personne inconnue prenait la parole : « D’où parles-tu camarade ? », lui demandait-on alors. Par cette interpellation directe, l’orateur était sommé de justifier sa position de « classe », et donc sa légitimité à s’exprimer. Avec le numérique et singulièrement les réseaux sociaux, ce « D’où parles-tu camarade ? » s’est transformé en « Vas-y camarade : profite, exprime-toi autant que tu veux… tu as et tu es la parole ! ».
C’est un fait : nous sommes désormais noyés dans un flot ininterrompu de paroles, au point, parfois, d’espérer un peu de silence…
Bien sûr, on ne cédera pas à ce trop facile « c’était mieux avant… » au point d’oublier que ce sont ces outils numériques qui ont notamment permis à la parole de se libérer : #MeToo, #BlackLivesMatter, #OccupyWallStreet, #JeSuisCharlie ou, plus récemment #MahsaAmini … des milliards de prises de paroles pour exprimer une indignation et faire bouger l’ordre établi.
Avec la révolution numérique, tout ou presque est devenu parole. Nous, les humains, avons d’ailleurs perdu ce privilège de la parole depuis que les machines interagissent sans cesse avec nous : réfrigérateurs, voitures, livres, journaux (à défaut de la lire, cette chronique peut être écoutée) : sans jeu de mots, tout nous parle.
Outre que tout cela génère une cacophonie assourdissante qui a pour résultat de rendre impossible toute tentative de hiérarchisation de l’information, ce magma de mots, de sons et d’images (vidéos, smileys, SMS…) a pour effet de banaliser la parole et, par voie de conséquence, d’étouffer le débat.
On se parle sans s’écouter, on se parle entre soi, on parle pour exclure, on parle pour ne rien dire… bref, trop de paroles tue la parole, selon la formule connue, en écho à la thèse de l’ouvrage récent de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, « Quand la parole détruit [1] ».
Ne rêvons pas : on ne refermera plus cette boîte de Pandore, qui, grâce à la palette d’outils numériques à la disposition du plus grand nombre, permet à cette parole de triompher voire de se transformer en arme lorsque celle-ci se mue en injure, complotisme, calomnie ou haine de l’autre.
Alors comment tenter de réguler cette parole ou, à défaut, essayer de la canaliser ? Bien sûr, il y a la vision idéale d’un Socrate pour qui le « dialogue » (« dia » : à-travers et « logos » : parole) permet d’exercer sa raison grâce à l’échange et à l’objection. Nous n’en sommes malheureusement plus là…
Il faut donc réfléchir à d’autres formes de maîtrise de la parole, non pour censurer mais pour faire en sorte que les débordements liés aux outils numériques soient contenus.
Dans son dernier ouvrage, la philosophe Monique Canto-Sperber [2] avance l’idée que la liberté d’expression, héritée de grandes lois au XIXe siècle – en France, avec notamment la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse -, repose sur le principe que ceux qui avaient accès à la parole, pouvaient certes critiquer, contester… mais que leurs interventions dans le débat public se faisait en cohérence avec « un langage et des valeurs communes » [3].
C hacun a les moyens de s’exprimer, mais les paroles les plus extrêmes sont valorisées par les algorithmes avec pour conséquence que la parole devient assassine et, partant, que l’écoute, les nuances et le débat n’existent plus. Et de conclure que la liberté d’expression est « un droit qui doit être limité si son emploi cause un dommage ».
L’une des pistes consisterait donc à réfléchir à des actions destinées à définir ce qui est/serait admissible ou pas en termes de paroles et de liberté d’expression. Constat a priori logique mais pas simple à mettre en œuvre à l’ère du numérique, et cela, dans un État de droit.
L’autre piste pour tenter de canaliser cette parole débridée, qui débouche souvent sur des formes de violence verbale, consiste à miser, voire imposer un plus haut niveau de responsabilisation des grandes plateformes. Concrètement, il faudrait règlementer en faveur de la fin de l’anonymat.
En le faisant, on pourra tout autant s’exprimer mais on ne pourra plus le faire en toute impunité, en se cachant derrière un pseudonyme. Certes, la fin d’un anonymat généralisé qui déresponsabilise utilisateurs et diffuseurs n’est pas pour demain, mais cette idée connaît néanmoins de réelles avancées.
Contraints de se réinventer et à appliquer les réglementations imposées par les États, et singulièrement l’Union Européenne (RGPD, DSA, DMA : ces sigles comme autant d’initiatives de l’UE pour réglementer le Far-West numérique), les GAFA tendent de plus en plus à proposer à leurs utilisateurs de nouveaux services payants qui passent par des contraintes d’identification.
Outre que ces identifications individuelles s’avéreraient, à long terme, plus rentables que les formules qui reposent sur la gratuité et l’anonymat, elles permettraient à ces plateformes d’avoir le beau rôle : avoir été à l’origine d’une maîtrise du niveau de violences verbales sans toucher à la sacro-sainte liberté d’expression et tout en générant plus de bénéfices.
En soi, un idéal à atteindre qui permettrait de faire en sorte que la parole ne tue plus, et que l’on sache enfin d’où parle ce camarade…
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NOTE
1 Monique Atlan et Roger-Pol Droit, « Quand la parole détruit », Éditions de l’Observatoire (décembre 2022).
2 Monique Canto-Sperber, « Sauver la liberté d’expression », Éditions Albin Michel (avril 2021).
3 https://www.lepoint.fr/postillon/canto-sperber-la-liberte-d-expression-releve-du-juste-pas-du-bien-24-04-2021-2423560_3961.php