Maghreb : situation tendue
L’historien du Maghreb , Pierre VERMEREN , juge que la situation relative aux libertés au Maghreb risque d’être explosive dans un entretien au Figaro.
Normalien et agrégé d’histoire, professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris I – Sorbonne, Pierre Vermeren est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Son nouvel ouvrage, Le Maroc en 100 questions (Tallandier, 2020, 352 p., 16,90€), est actuellement en librairie.
Plusieurs centaines de personnalités marocaines ont signé un manifeste contre la répression policière et la diffamation des opposants qui, selon eux, s’accentuent dans leur pays. Sous le titre «Cette ombre est là», le texte pointe «plusieurs cas d’emprisonnement politique et de harcèlement, parmi lesquels l’arrestation des journalistes Omar Radi et Hajar Raissouni, ainsi que les répressions subies par des mouvements sociaux». Constate-t-on vraiment une augmentation de la répression de la liberté d’expression au Maroc?
Pierre VERMEREN. - On observe à la fois une permanence et une recrudescence. Une permanence puisque depuis 2009, l’essentiel de la presse indépendante née de la transition marocaine des années 1990 avait été démantelée. Cela n’empêche pas certains titres ni des plumes de renaître de manière indépendante, mais alors, très vite, les ennuis commencent: diffamation, procès, prison… Reporters sans frontières classait le Maroc au 133e rang mondial (sur 180) de la liberté de la presse en 2010.
Mais depuis les émeutes du Rif en 2017, qui ont dévoilé les énormes carences de la gouvernance et du développement dans les régions du Maroc périphérique, depuis la révolte algérienne de 2019, passionnément suivie au Maroc, et avec la crise de la Covid-2019, on observe un sursaut de ce durcissement. La contestation du pouvoir dans une région clef du pays -le Rif-, qui se situe aux portes de l’Europe et de l’Algérie, puis le soulèvement contre le système vingtenaire corrompu d’Abdelaziz Bouteflika, et enfin, la mise à l’arrêt forcée des économies du Maghreb au printemps 2020, suite à la coupure de facto des relations internationales, ont été ressenties par le pouvoir comme autant de menaces systémiques.
Les attaques indirectes contre les journalistes sont redoutables dans une société conservatrice où l’opinion publique est prise à témoin pour salir de fortes têtes.
Il en résulte une succession d’affaires, comme celles des deux journalistes que vous citez, mettant en cause des personnages publics (rappeurs, journalistes, sportif, historien) voire des parents de personnages politiques (comme Hajar Raissouni), souvent mis en cause dans des histoires de mœurs montées de toute évidence par la police politique. Ces attaques indirectes contre les journalistes sont redoutables dans une société conservatrice où l’opinion publique est prise à témoin pour salir de fortes têtes. Cela n’empêche pas des esprits indépendants ou choqués, voire des associations diverses, de protester systématiquement contre ces abus de pouvoir. Certaines figures bien connues y montrent du courage.
Dans ce texte, sont aussi fustigés «les médias de diffamation» proches de l’appareil d’État. Le pouvoir s’attaque-t-il particulièrement à la presse?
Il est inutile de citer des noms car tout le monde les connaît au Maroc, mais cette histoire de «médias de diffamation» est un point très important. Et ce point nous informe sur l’état général de la presse dans les États autoritaires, et peut-être demain dans les démocraties.
Tout titre de presse qui ne consent pas à passer les messages du pouvoir ou qui aurait l’impudence de critiquer les « lignes rouges » définies par le régime entre dans des difficultés insurmontables.
Dans de nombreux pays pauvres ou très contrôlés comme le Maroc, la presse est depuis des décennies une affaire d’État. Tout titre de presse qui ne consent pas à passer les messages du pouvoir, à faire en sorte de bénéficier des annonces des entreprises publiques ou amies qui lui permettent de vivre, ou qui aurait l’impudence de critiquer les fameuses «lignes rouges» définies par le régime -c’est-à-dire l’évocation du roi et de la famille royale, de la sacralité de l’islam et du régime politique, de la corruption financière, des proches du roi, de l’intégrité territoriale- entre dans des difficultés économiques insurmontables, aggravées par des procès et des amendes.
C’est ainsi que les médias à la fois indépendants et politiques ont disparu. En dehors des militants et des administrations, les Marocains ne lisent plus la presse papier, à l’exception de rares revues spécialisées. Ils s’informent sur Internet dans les médias internationaux, qui sont libres d’accès. Le problème concerne les informations nationales marocaines. Les réseaux sociaux auxquels sont connectés plus de vingt millions de Marocains, qui sont toutefois surveillés, règnent en maître.
La police politique, au Maroc ou dans la grande diaspora marocaine à l’étranger, est parvenu à contrôler quasiment tous les sites marocains d’informations en ligne.
Mais qu’en est-il des informations politiques? Dans ce domaine, la police politique, que ce soit au Maroc ou dans la grande diaspora marocaine à l’étranger, est parvenu à contrôler quasiment tous les sites marocains d’informations en ligne. Quand elle veut lancer une campagne de diffamation contre l’un de ses adversaires (ou prétendus adversaires), elle n’a qu’à déclencher une offensive concertée. La campagne de diffamation, ciblée sur un individu mis à nu, concerne très souvent des affaires de mœurs soit réelles, soit inventées soit montées en épingle, ce qui permet d’éviter les procès politiques comme dans les années quatre-vingt. L’État peut alors se retrancher derrière le respect de la morale islamique supposément offensée, et la justice sanctionner l’offense aux bonnes mœurs.
Unmute
Cet appel fait suite à celui de 110 journalistes, qui avaient appelé les autorités marocaines à prendre des mesures contre les «médias de diffamation». Plusieurs ONG s’inquiètent d’une «dégradation des droits humains» dans le royaume. Ces prises de position peuvent-elles aboutir à une révolte populaire, malgré la crise sanitaire qui sévit toujours au Maroc?
Il est certain que la crise sanitaire qui sévit au Maroc, et plus largement au Maghreb -et qui me paraît volontairement surestimée au regard du faible nombre de victimes-, est d’abord et avant tout une crise économique. Tous les moteurs de ces économies se sont arrêtés à la fois, et comme le Maroc et la Tunisie sont à la limite de leur capacité d’endettement, il est impossible de laisser filer les déficits comme en France.
La suppression des subventions, le chômage de masse, la quasi-impossibilité d’émigrer rendent la situation potentiellement explosive au Maghreb.
Le résultat est que la suppression des subventions, le chômage de masse, la quasi-impossibilité d’émigrer etc. rendent la situation potentiellement explosive. Le Maghreb vit depuis mars-avril en quasi-état de siège, même les mosquées y sont fermées. Des quartiers des grandes villes sont bouclés, et les gens vertement priés de rester chez eux ou au mieux dans leur ville ou province. La police et les forces anti-émeutes font respectez ces consignes drastiques, sans empêcher parfois des débordements.
Pendant la fête de l’Aïd (dite du mouton), un marché de Casablanca a été pillé, et les gens sont repartis avec leurs moutons sans les payer ; plus récemment, deux camions de livraisons de Coca-Cola ont été pillés dans Casablanca. Les tensions sociales et économiques au Maghreb sont telles qu’il faudrait en prendre conscience en Europe.
Ces tensions sociales extrêmes aggravent effectivement la pression des forces de l’ordre contre les délinquants ou manifestants. Nous n’en sommes pas à la révolte populaire et encore moins politique (car il n’y a pas de force politique contestataire structurée), mais ce qui est certain, c’est que la situation ne va pas pouvoir demeurer indéfiniment ainsi, alors que le Maghreb se situe aux portes de l’Europe. Il devient urgentissime de prendre conscience d’un phénomène à peine évoqué et potentiellement à haut risque.