Antisémitisme : le silence coupable
Face à l’antisémitisme, le silence est coupable estime Reynald Seznec, ancien haut dirigeant de Thales, ancien PDG de Thales Alenia Space et ancien élève de l’École polytechnique dans La Tribune.
Le silence dont il sera question ici n’est pas celui, bienheureux, qui nous habite quand nous quittons le brouhaha de la ville pour une marche en forêt. Ce n’est pas non plus celui des « minutes » du même nom, cet incontournable des cérémonies commémoratives, que certains décérébrés trouvent du dernier chic de ne pas observer.
Le silence dont je souhaite vous parler ici, c’est celui de la lâcheté, des abandons, de l’hypocrisie, parfois de la peur. Et ce silence, c’est le nôtre, c’est le vôtre, je ne veux pas qu’il reste le mien. C’est celui qui précède les catastrophes : les tremblements de terre, les incendies majeurs, quand même les oiseaux se taisent et fuient juste avant l’explosion qui arrache les tympans et les membres, et provoque les cris de douleur que nul ne peut plus entendre.
Après, c’est bien trop tard. Après, c’est un autre silence qui s’installe, celui qui m’a pénétré quand j’ai connu le Struthoff, et plus tard visité Auschwitz-Birkenau, là où les oiseaux ne chantent plus jamais ; en tout cas moi je suis resté sourd à leur chant, je n’ai ni la force ni le talent d’un Benigni.
Le 7 octobre 2023 a eu lieu la plus grande extermination de masse de nos frères humains juifs depuis la Shoah. Un Pogrom. Pogrom, c’est un mot à prononcer à haute voix pour en entendre résonner l’horreur, la négation de toute humanité des actes qu’il désigne. Un mot aussi rouge, aussi foncé que le sang humain quand il coule puis sèche. Un mot de fer, comme l’odeur qui régnait à la fête de Reïm au matin du 7 octobre. Si vous avez du mal à articuler ces deux syllabes appartenant à un vocabulaire et des époques que nous voudrions croire révolues, vous avez quelques questions à vous poser.
J’entends d’ici les protestations, doucereuses ou courroucées, celles répétées à l’envi depuis un mois sur les réseaux dits sociaux et les media en général. J’entends dire « Oui, mais… ».
Justement, il n’y a pas de « Oui, mais… ». Car « Oui, mais… », c’est ce qui a servi depuis des millénaires, en Orient comme en Occident, à justifier benoitement les crimes et les persécutions à l’égard d’un petit peuple jugé éternellement coupable de quelque chose, à témoigner d’une imagination débordante pour dire ou sous-entendre de quoi « ils » seraient soi-disant coupables. Ne pas arriver à prononcer « Pogrom », murmurer « Oui, mais… », c’est la trace ADN que vous laissez vous aussi à Reïm, à Paris ou ailleurs, comme témoin de votre antisémitisme. Celui de ceux qui ont manié le couteau, celui d’autres qui ont manié le silence, celui d’autres enfin qui ont fait diversion en provoquant le vacarme, dans la sidération qui était la nôtre.
En Allemagne, il y a quelques jours, dans la petite ville de Tangerhütte, les responsables d’un jardin d’enfants municipal ont voulu « renommer » leur établissement, pour ne pas « cliver la population », parait-il. Il s’appelait « Anne Frank », depuis bien longtemps. Seule une indignation internationale, dont nous Français, reconnaissons-le, avons été largement absents, les a fait reculer. Si Anne Frank est « clivante », si des personnes a priori éduquées, comme vous et moi, ont jugé qu’il fallait la faire disparaître une seconde fois, dans une espèce de Nuit de Cristal ou de Bergen Belsen 4.0, que nous reste-t-il de notre humanité, de ces valeurs universalistes que nous avons parfois oublié de pratiquer ?
Si vous ne lisez pas un mot dans cette tribune sur le « contexte », ni sur les nuances entre « crime de guerre » et « crime contre l’humanité », ni sur le commode antisionisme, ni sur la situation en Palestine et la guerre en cours, ni sur la politique israélienne, c’est à dessein. Si je n’aborde pas les débats qui fracturent le microcosme politico-médiatique français, c’est voulu. Certes, on peut débattre sur tout cela, et nous aurions des opinions différentes sans doute. Mais il ne serait pas décent que ces sujets soient plus instrumentalisés qu’ils ne le sont déjà, et servent à rendre invisible ou effacer des mémoires la singularité de ce qui s’est passé le 7 octobre, le « contexte » est donc un hors-sujet. On ne peut pas débattre sur l’antisémitisme, il n’y a pas la moindre place pour une quelconque opinion en cette matière.
Juifs nous le sommes tous un peu, et même si ce n’est pas par la religion, nous partageons sans doute leurs gènes par l’histoire de nos familles : qu’en savons-nous, après tout ? La musique la littérature et la science, notre histoire, même avec ses côtés sombres, sont notre patrimoine commun : la culture en somme, ce sel de la vie qui fait de nous des humains à part entière. Être antisémite, affiché ou silencieux, c’est passer à côté de son humanité. Alors, dire « Pogrom » à voix haute, ou chuchoter « Oui mais… » avec un sourire gêné plein de sous-entendus, aujourd’hui il faut choisir : il est déjà bien tard.