Le grand shuntage démocratique
Le politiste Antoine Vauchez pointe, dans une tribune au « Monde », le paradoxe de la multiplication des strates et des acteurs de la décision publique.( Avec quand même une pointe de corporatisme NDLR)
Tribune. Le défi auquel fait face le gouvernement depuis un an est sans précédent en période de paix. Affectant l’ensemble des domaines de l’action publique et la totalité des administrations, la crise due à l’épidémie de Covid-19 met à l’épreuve la capacité de l’Etat à être le lieu où se construit une réponse unitaire, légitime et efficace au croisement d’enjeux sanitaires, économiques, scientifiques, logistiques, sociaux, culturels, éducatifs, etc. Et elle apparaît aujourd’hui comme un test grandeur nature de sa capacité à agir in fine au service du public par la fourniture de soins, de masques, de tests et de vaccins.
La tâche, difficile en soi, l’est plus encore dans un contexte où les services publics (santé, éducation, recherche) sont fortement affaiblis par des années de politiques de réduction des coûts. Mais elle est rendue plus ardue encore par le fait que l’Etat s’est considérablement complexifié sous l’effet d’un mouvement d’« agencification » de l’action publique, qui a conduit à multiplier les ilôts bureaucratiques autonomes (Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…), augmentant d’autant les coûts de coordination de l’action publique.
Dans un contexte où les gouvernements peinent à trouver une prise sur des Etats dont ils sont censés être les animateurs, la formule politique macroniste est assurément originale et… disruptive : elle appuie sa marge de manœuvre sur le court-circuitage (ou la mise sous pression) des espaces de coordination, d’évaluation et de contrôle de l’Etat. Elle trouve sa source dans l’éthos antibureaucratique aujourd’hui propre aux fractions les plus néolibérales des grands corps de hauts fonctionnaires, qui voient dans les administrations elles-mêmes un frein et un problème potentiels pour la conduite de l’action publique.
Le risque du tête-à-queue
Et elle se développe dans une politique législative placée sous le sceau de l’efficacité « quoi qu’il en coûte » : le développement massif des ordonnances, le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil privés pour échafauder les projets gouvernementaux, l’usage quasi systématique de la procédure accélérée au Parlement et des réformes qui, au nom des « lenteurs » et des « immobilismes » de l’Etat, multiplient les procédures dérogatoires ou accélérées.
Le pilotage gouvernemental de la crise du Covid-19 s’inscrit, au risque du tête-à-queue, dans ce sillage, qui voit toutes les agences et comités précisément créés au nom de l’efficacité de l’action publique aujourd’hui court-circuités par de nouvelles structures au service d’un gouvernement de crise : le conseil scientifique, créé le 11 mars 2020, le comité analyse, recherche et expertise (CARE), formé le 24 mars 2020, ou encore le conseil vaccinal des 35 citoyens tirés au sort, et le conseil de défense, désormais érigé en conseil des ministres bis.