Politique « Avec Trump, l’Ukraine serait déjà russe ! » (Douglas Kennedy, écrivain)
Dans son nouveau livre, un roman d’anticipation, l’écrivain américain le plus apprécié des Français imagine une nouvelle guerre de Sécession aux États-Unis. Le duel Biden-Trump de 2024 pourrait-il nous en rapprocher ? ( interview La tribune)
Donald Trump est-il si bien parti qu’on le dit pour remporter les primaires du Parti républicain qui démarrent à la mi-janvier ?
DOUGLAS KENNEDY – Tout dépend de la suite donnée à ses affaires judiciaires. Le Maine, où je réside et me trouve en ce moment, vient d’interdire à Trump de participer aux primaires parce que, selon la ministre chargée de l’organisation des élections, il tombe sous le coup du 14e amendement de la Constitution, qui interdit à un homme public qui a prêté serment de la défendre de participer à une sédition, ce qui fut le cas avec son coup d’État raté du 6 janvier 2021. Bien sûr, comme dans le Colorado, où les juges de la Cour suprême locale ont pris la même décision, il a fait appel. Mais à la Cour suprême fédérale, cette fois, où six juges sur neuf lui sont favorables, il dispose d’une majorité, tout ça joue pour lui.
Dans le Michigan, autre État démocrate, les juges n’ont même pas voulu se prononcer sur le 14 e amendement. Est-ce à dire que les démocrates ont peur de Donald Trump ?
C’est toute la difficulté de vivre dans un système fédéral où les États peuvent prendre des décisions presque contradictoires. Dans mon État du Maine, les législateurs ont sanctuarisé le droit à l’avortement et la détention de 10 grammes de cannabis, alors que dans l’Alabama cela vous mène tout droit en prison. Il faut dire aussi que dans les États avec une forte classe moyenne comme le Michigan, le Parti républicain de Ronald Reagan a su se transformer en mouvement des classes populaires, tandis que le Parti démocrate de Franklin Roosevelt est devenu dans le même temps de plus en plus le parti de l’élite éduquée. Il y a enfin ce constat que plus Trump se retrouve devant les tribunaux, plus son système de défense sur le thème du complot des élites contre lui semble le renforcer.
La radicalisation du débat politique va-t-elle réduire la campagne présidentielle à un combat contre le wokisme chez les républicains et contre le fascisme chez les démocrates ?
J’espère que non. On voit d’ailleurs que si beaucoup de républicains dénoncent le wokisme dans la société américaine comme une sorte de nouveau maccarthysme de gauche, d’autres s’inquiètent également de voir Trump menacer les institutions démocratiques. Dans cet affrontement du « nous contre eux », ce sont d’abord la colère et la peur qui s’expriment. Et celle de la majorité blanche de devenir minoritaire dans ce pays ne doit pas être ignorée. Pour moi, le danger du fascisme est supérieur à celui du wokisme, surtout avec un Trump dont le modèle s’appelle Vladimir Poutine. Mais j’aurais préféré que le débat de la présidentielle tourne autour de l’économie. Le bilan de Joe Biden sur ce point est excellent. L’inflation a été réduite, mais cela ne suffit apparemment pas, car si le prix de l’essence, par exemple, continue de baisser, l’image de Biden, elle, continue de se dégrader. Il a l’apparence d’un vieillard, presque d’un zombie, et il est objectivement très âgé. Si les classes populaires devraient lui être reconnaissantes d’avoir fait du mieux qu’il pouvait pour les protéger pendant le Covid, sa vieillesse est exploitée par les médias conservateurs comme Fox News, ce qui occulte complètement son bilan.
Dans l’affrontement du « nous contre eux », ce sont d’abord la colère et la peur qui s’expriment
Pourquoi dans ce cas ne laisse-t-il pas un autre démocrate, plus jeune et plus prometteur, le remplacer sur le ticket de la présidentielle ? On a beaucoup évoqué notamment le gouverneur de Californie, Gavin Newsom…
D’abord parce que, lorsque vous vous lancez en campagne, il vous faut entre 500 millions et 1 milliard de dollars pour tenir jusqu’au mois de novembre. Les primaires démarrent dans quinze jours, et si Newsom est très riche, il est peut-être déjà trop tard pour rattraper ce retard en matière de financement. Ensuite, Newsom est perçu comme un membre de l’élite, plus progressiste que ne l’est Biden. Or cette élection se gagnera à droite pour les républicains mais au centre pour les démocrates.
Dans les primaires républicaines, beaucoup pensaient que le gouverneur de Floride, Ron DeSantis avait ses chances face à Donald Trump…
Oui, mais c’est fini. Sa campagne est catastrophique, il s’est mis beaucoup de gens à dos.
Que penser de Nikki Haley, ex-gouverneure de Caroline du Sud et ex-ambassadrice de Donald Trump aux Nations unies, qui remonte dans les sondages ?
Bien qu’elle ne soit pas vraiment modérée, comme le prouve son soutien à une interdiction de l’avortement après six semaines de grossesse, Nikki Haley pourrait bénéficier de l’aide du magnat de la presse de droite Rupert Murdoch, car elle est suffisamment conservatrice à ses yeux sans être extrémiste. Et elle n’est pas non plus Hillary Clinton. Si j’étais Biden, je me méfierais d’elle.
Joe Biden a-t-il eu raison de qualifier de « fasciste » la déclaration de Trump sur l’immigration qui « empoisonne le sang » des Américains ?
Oui, il a gagné en 2020 en promettant de protéger « l’âme » de l’Amérique et de défendre aussi l’image des États-Unis dans le monde. Si les deux hommes se retrouvent face à face, le thème de la peur du fascisme sera présent dans le débat. Cela n’empêchera pas la compétition d’être serrée. Il y a même une possibilité pour les démocrates de reprendre la Chambre des représentants, quitte à perdre de peu le Sénat.
Comment expliquez-vous la réticence des Américains à faire plus et mieux pour l’Ukraine ?
D’abord par la peur de se laisser entraîner dans une autre grande guerre, car le syndrome de la défaite au Vietnam, une guerre qui n’était pas la nôtre, n’a jamais disparu. Je crois sincèrement que si Donald Trump avait été élu en 2020, l’Ukraine serait déjà russe aujourd’hui. Les Américains éduqués soutiennent Joe Biden et Antony Blinken dans ce choix de tenir bon aux côtés des Ukrainiens, mais il faut redouter la rhétorique de Trump lorsqu’il dit qu’une fois élu il ferait la paix en Ukraine avec Poutine en moins de vingt-quatre heures.
Vous aimez l’Europe. Dans votre livre d’anticipation, vous la voyez céder presque tout entière aux populismes d’extrême droite…
Heureusement que les Polonais en Europe et les Brésiliens en Amérique du Sud ont fini par comprendre ce qu’était l’extrême droite au pouvoir. Il y a comme cela, heureusement, des changements qui permettent de croire que tout n’est pas irréversible. Regardez l’Irlande, que j’aime tant. C’était un pays ultraconservateur et hyper catho qui interdisait l’avortement et le mariage gay. Aujourd’hui, c’est du passé, même si l’extrême droite irlandaise pointe le bout de son nez sur les questions d’immigration. Je crois malgré tout qu’effectivement nous sommes en train de vivre une version numérique des années 1930, celles qui ont précédé les heures les plus sombres de notre XXe siècle. La chute du mur de Berlin, qui m’a fait pleurer de bonheur, n’est plus qu’un lointain souvenir pour les gens.
Vous en voulez tant que cela au numérique, à Internet et aux réseaux sociaux ?
Je pense qu’on a un rapport différent au monde lorsqu’on est devant son écran d’ordinateur ou de smartphone pour naviguer sur Internet et les réseaux sociaux. C’est un peu mon obsession, la peur que ces instruments deviennent ceux d’un totalitarisme au détriment de nos libertés. À tel point que lorsque je suis dans le métro à New York ou Paris et que je vois quelqu’un lire un livre ou un journal, j’ai presque envie de l’embrasser.
* Et c’est ainsi que nous vivrons, Belfond, 336 pages, 22,90 euros