Fallait-il une nouvelle loi pour « conforter le respect des principes de la République » ? Visant l’islam politique, ce texte en projet depuis l’été 2020 a été relancé par l’assassinat du professeur Samuel Paty par un jeune jihadiste tchétchène, le 16 octobre. Au lendemain de ce crime, l’historien et politologue Patrick Weil s’interroge sur ce qu’est cette « laïcité » dont on parle tant, sans toujours s’entendre sur ce qu’elle signifie de manière concrète. Il fait alors ce qu’un historien doit faire : revenir au texte initial de la loi de 1905 qui ne comporte d’ailleurs pas le mot « laïcité », au contexte de son élaboration et aux conditions de sa mise en place. Il en tire un petit livre, très pédagogique et qui éclaire les débats d’aujourd’hui d’une manière souvent inattendue.(Interview dans l’Opinion))
Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme » a été adopté jeudi en deuxième lecture à l’Assemblée nationale. Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur ce texte ?
Méconnaissant les dispositions de la loi de 1905, le gouvernement est tenté de faire un retour à l’administration des cultes. On proclame l’attachement à la laïcité et à 1905, mais le projet marque une nostalgie bonapartiste. Le législateur de 1905 avait les idées claires : en séparant les Eglises et l’Etat, il voulait rompre avec le régime de l’administration par l’Etat des cultes. Avant 1905, sur le modèle du Concordat conclu par Napoléon avec le pape Pie VII, les ecclésiastiques des cultes reconnus (catholique, protestant, juif) étaient nommés par l’Etat et payés par le contribuable qui finançait de la même façon les lieux de culte. Avec la séparation, il n’y a plus de citoyens favorisés – ceux qui pratiquent les cultes reconnus –, toutes les options spirituelles sont égales, les non-croyants sont égaux aux croyants. Les cultes deviennent religieusement libres dans une République mise politiquement à l’abri de leurs menaces : des dispositions pénales appelées « police des cultes » protègent les libertés individuelles et la séparation proclamées dans la loi.
Dans votre livre, vous partez du constat qu’on ne sait plus ce qu’est la laïcité en France et qu’il faut renouer avec « le fil perdu d’une histoire oubliée qui a une immense résonance dans notre présent ». Quel est ce fil oublié ?
Après l’assassinat de Samuel Paty, le gouvernement découvre qu’un imam de Pantin a relayé sur la page Facebook de la mosquée la vidéo qui a probablement entraîné sa décapitation. Que fait-il ? Il ne poursuit pas l’imam mais ferme la mosquée, punissant ainsi des fidèles qui n’avaient rien fait. Pourtant l’article 35 de la loi de 1905 semble avoir été écrit pour l’affaire Samuel Paty : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché dans les lieux où s’exerce le culte contient, tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement ». Les ministres de l’Intérieur et de la Justice interrogés au Sénat ont argué que cet article 35 n’avait jamais été appliqué depuis 1905. Dans mon livre, je montre que cet article a été utilisé des centaines de fois entre 1906 et 1914 contre des ecclésiastiques catholiques qui menaçaient des enfants de les priver de première communion s’ils étudiaient certains livres d’histoire à l’école publique ou qui appelaient à la sédition contre la loi de 1905. C’est donc dans l’ignorance de cet article et de tous ceux immédiatement utilisables contre des imams radicaux que le projet de loi actuel a été conçu.
Vous dites que la laïcité n’est pas une « valeur » mais d’abord du droit. Par exemple, la loi condamne toute « pression pour contraindre ou empêcher une personne de manifester sa foi », y compris dans l’espace public. Il s’agit donc d’une loi profondément libérale ?
Pas de libertés sans protection pénale ! Si vous proclamez le droit de propriété et que vous ne prévoyez pas de sanction contre ceux qui le violent, votre proclamation, c’est du vent. Eh bien, on avait l’habitude de dire : « la laïcité c’est la liberté de croire ou de ne pas croire (article 1 de la loi), un point c’est tout ». Mais sans l’article 31 qui dit que toute pression pour forcer quelqu’un à manifester sa foi ou l’en empêcher est passible d’amende ou de prison, ce serait du vent. Or cet article 31 aussi avait été oublié. D’autres dispositions pénales protègent les lieux de culte contre les agressions extérieures et aussi les instituteurs, les fonctionnaires, et plus largement les citoyens, contre l’intrusion des ecclésiastiques dans les affaires publiques.
En quoi la loi de 1905 a-t-elle été un acte de souveraineté de la République française, comme vous l’écrivez ?
D’abord, la loi de 1905 n’a été votée qu’à la suite d’un grave incident diplomatique. La France s’engageait dans des stratégies d’alliance avec l’Angleterre et la Russie, et souhaitait y associer Rome. Le pape interdisait alors aux souverains catholiques d’Europe de se rendre à Rome, le Vatican ne reconnaissant pas l’autorité de l’Italie sur ses anciens territoires. Le président de la République française, Emile Loubet, décida quand même d’y aller à l’invitation du roi d’Italie. Le pape, furieux, écrivit à tous les souverains catholiques d’Europe pour admonester Loubet qui, selon lui, en tant que catholique, lui devait obéissance. Cette lettre, transmise par le prince de Monaco à Jean Jaurès, fut publiée en Une de L’Humanité. À ce moment-là, Clemenceau en témoigna, la France bascula. Les relations diplomatiques avec le Vatican furent rompues. La loi de 1905 , loi de rupture du Concordat, ne fut pas négociée avec le pape, elle était un acte souverain. La souveraineté de la République s’affirme aussi dans une deuxième dimension dans la séparation, à savoir la séparation d’avec l’autorité morale et spirituelle du catholicisme qui est celle de l’Etat français depuis ses origines. L’Etat devient a-religieux, il ne prend pas parti sur l’existence d’un Dieu.
«En France, l’Etat républicain apparaît le protecteur de l’individu contre toute intrusion du groupe religieux. Aux Etats-Unis, c’est le groupe religieux qui protège contre l’Etat»
Que reste-t-il aujourd’hui de cette souveraineté par rapport aux religions, et notamment au culte musulman ?
La souveraineté de la République s’exerce pleinement aujourd’hui à l’égard des responsables religieux musulmans comme elle s’est exercée à l’égard des catholiques radicaux du passé. Aristide Briand fit inscrire dans la loi des peines plus sévères à l’encontre du responsable religieux que les peines du droit commun parce que, je le cite : « Il est impossible de traiter sur le pied de l’égalité, quand il s’agit de l’exercice du droit de la parole, le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune de réunion publique (…). Le lieu, les circonstances du délit, l’autorité morale de celui qui le commet sont des éléments dont il est impossible de ne pas tenir compte. Aucune assimilation n’est à faire entre la portée, les conséquences d’un discours de réunion publique devant un auditoire averti, où toutes les opinions sont le plus souvent en présence, où l’on est habitué à faire la part des exagérations, où la contradiction, toujours possible, offre toutes garanties de mise au point, et celles d’un sermon prononcé par un ministre du culte devant des auditeurs livrés inertes et sans défense par la croyance ou la superstition aux suggestions d’une parole qui tient sa force des siècles et n’a jamais été affaiblie par la controverse ». Pour Aristide Briand, cette approche n’a rien d’antilibérale car elle ne peut viser les ministres du culte exclusivement soucieux de leur œuvre religieuse. N’est-elle pas totalement moderne ?
Pourquoi décrivez les Etats-Unis comme « un proche contre-modèle »?
Aux Etats-Unis, dans la Constitution, une clause de « non-établissement » prohibe toute religion officielle ou soutenue par l’Etat. Cela nous rend plus proches des Américains que de nos voisins Anglais, Allemands ou Belges. Mais, si les textes fondamentaux de droit nous rapprochent, nos histoires et nos cultures politiques divergent. En France, de par notre histoire, l’Etat républicain apparaît comme le protecteur de l’individu contre toute intrusion du groupe religieux. Aux Etats-Unis, héritiers d’une histoire de persécutions religieuses, le groupe religieux apparaît comme protecteur de l’individu contre toute intrusion étatique. Donc, quand les juges et la jurisprudence n’arrivent pas à régler un conflit impliquant la religion, et que ce conflit déborde sur le terrain politique, en France on aura tendance à limiter l’action du groupe religieux, aux Etats-Unis à la protéger.