Présidentielle : un second tour sur le social ?
Le contexte aurait pu profiter aux candidats de gauche mais ils ont été concurrencés par Marine Le Pen qui a imposé le discours social dans sa campagne. Une donnée importante pour le second tour. Par Isabelle Guinaudeau, Sciences Po Bordeaux et Benjamin Guinaudeau, University of Konstanz
Dans la continuité de 2017, le premier tour de l’élection présidentielle de dimanche parachève la longue érosion de la logique bipolaire qui a longtemps prévalu en France. Là où 2017 avait révélé une quadripartition, la débâcle de Valérie Pécresse (qui tombe sous la barre des 5 % contre 20 % pour François Fillon il y a cinq ans) laisse se dessiner une tripartition avec trois candidats, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean‑Luc Mélenchon qui cumulent plus de 70 % des voix.
Malgré une campagne en service minimum (absence de communication sur le bilan du quinquennat, refus de débattre avant le premier tour, concentration des efforts sur un grand meeting tardif, publication d’un programme réduit à la portion congrue trois semaines à peine avant le scrutin), Emmanuel Macron a bénéficié à la fois de l’émiettement des oppositions et d’un effet de ralliement sous les drapeaux dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Les réformes menées au cours du premier quinquennat ainsi que les quelques orientations annoncées pour un deuxième mandat confirment un positionnement libéral sur le plan économique et social, ainsi qu’une évolution sur des positions plus conservatrices sur le plan des valeurs. LREM pourrait ainsi, à terme, prendre la place d’un parti de droite traditionnel dans le paysage politique français.
Jean‑Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont parvenus à s’imposer, chacun dans son camp respectif, comme figure de rassemblement, bénéficiant des logiques de vote « utile » qui ont joué à plein.
Préemption des questions sociales
La candidate du RN avait pourtant brillé par sa discrétion pendant toute la campagne. On a parlé d’un programme « lissé » sur les aspects les plus caractéristiques de l’extrême droite.
En réalité, à la lecture, les marqueurs demeurent : ambition de stopper « l’immigration de peuplement », aides sociales réservées aux Français, priorité nationale d’accès au logement social et à l’emploi, suppression du droit du sol, accent sur l’autorité (par exemple par la promesse d’instaurer un uniforme à l’école), patriotisme économique. Mais la stratégie payante de Marine Le Pen a été de profiter de la politisation de l’immigration, le sujet qui lui est le plus favorable, par Éric Zemmour (et d’autres) sans avoir à en parler elle-même. Pour mieux se concentrer sur la préemption de questions sociales traditionnellement associées à la gauche.
À l’issue d’un quinquennat marqué par de profondes réformes fiscales et sociales (impôt sur la fortune, droit du travail, prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital…), la révolte des « gilets jaunes » et une pandémie dévastatrice, les questions sociales figurent au sommet des préoccupations des Français.
L’enquête électorale 2022 Ipsos & Sopra Steria place par exemple le pouvoir d’achat au tout premier rang des enjeux jugés les plus importants et pris en compte pour le vote. Outre la guerre en Ukraine, ces enjeux comprennent la protection de l’environnement, le système de santé, puis seulement l’immigration, à rang égal avec les retraites.
Ce contexte aurait pu profiter à la gauche dont les discours protecteurs sont le grand marqueur. Évidemment, les candidats de gauche – et Jean‑Luc Mélenchon en particulier – n’ont pas manqué d’investir ces terrains avec des promesses comme celle de créer un état d’urgence sociale, d’établir une garantie d’emploi, de renforcer l’assurance-chômage ou de lutter contre la pauvreté.
Cela dit, les candidats de gauche se sont vu concurrencer sur leur propre terrain par Marine Le Pen. Notre tableau de bord sur Poliverse.fr révèle que ses 22 mesures pour 2022 sont le programme qui consacre le plus haut niveau d’attention aux politiques sociales. Comme l’observait récemment Gilles Ivaldi, elle a multiplié les propositions en la matière.
La candidate du RN a ainsi promis de baisser la TVA sur les produits énergétiques, de rendre les transports gratuits pour les 18-25 ans en heures creuses, de créer un prêt à 0 % pour les jeunes familles françaises, de construire des logements étudiants et des logements sociaux, ou encore de revaloriser les salaires des soignants et des enseignants, les retraites et l’Allocation Adulte Handicapé.
Si ces aides sont restreintes puisque « réservées aux Français » et si le programme n’entre pas dans le détail de leur financement ou de leur compatibilité avec les multiples baisses d’impôt promises par ailleurs, elles pourraient avoir joué dans l’attractivité de Marine Le Pen dans les classes populaires.
Facteurs sociaux et vote
En fort contraste avec le discours libéral d’Emmanuel Macron, la focale placée par la gauche comme par Marine Le Pen sur les questions sociales est susceptible de parler particulièrement aux classes populaires – celles où l’on trouve les plus hauts niveaux de détresse sociale et de sentiments d’injustice.
Le graphique ci-dessous montre, effectivement, que Jean‑Luc Mélenchon et Marine Le Pen réalisent leurs meilleurs scores là où le revenu médian est plus faible, au contraire d’Emmanuel Macron. Cependant, la France Insoumise et le Rassemblent national ne mobilisent pas les mêmes électeurs : la première tire son épingle du jeu dans des zones où le niveau de diplôme est plus élevé, en contraste assez fort avec la candidate RN.
Par ailleurs, les données agrégées montrent des corrélations entre le vote pour certains candidats et le taux de chômage, d’une part, et la proportion d’ouvriers, de l’autre. La proportion de demandeurs d’emploi est corrélée positivement avec le vote pour Marine Le Pen (R=.23) et, plus encore, pour Jean‑Luc Mélenchon (R=.34).
On observe une corrélation négative avec le vote en faveur d’Emmanuel Macron (R=.44), de Valérie Pécresse (R=.38) et de Yannick Jadot (R=.36). Même chose lorsque l’on regarde le lien entre vote et proportion d’ouvriers, sauf pour Jean‑Luc Mélenchon pour qui la relation est inversée.
Dans l’ensemble, ces observations suggèrent des logiques sociales de vote assez fortes, avec un soutien plus fort à Emmanuel Macron chez les plus favorisés, tandis que les électeurs des zones plus modestes se tournent vers Mélenchon et Le Pen, même si les ressorts sociaux semblent sensiblement différents entre ces deux candidats. Ces associations doivent être considérées avec toutes les précautions de mise lorsque l’on travaille avec des données agrégées.
Des liens entre catégorie socio-professionnelle et vote apparaissent toutefois aussi au niveau individuel dans les premières enquêtes, comme celle du Cevipof.
On retrouve en particulier une propension plus forte à voter pour Jean‑Luc Mélenchon chez les demandeurs d’emploi, pour Marine Le Pen parmi les ouvriers, tandis que les cadres supérieurs votent plus pour Emmanuel Macron. On note au passage des différences sensibles entre l’électorat de Marine Le Pen et celui de ses concurrents sur le spectre droit (notamment Eric Zemmour), moins populaire et plus aisé.
Quels enjeux pour quel deuxième tour ?
Nous avons vu que plus que jamais l’espace politique français est façonné par différents clivages qui dessinent des blocs différents. Or, le système majoritaire pousse à rétrécir le débat autour d’une opposition binaire qu’Emmanuel Macron aborde en se présentant comme le candidat de l’ouverture face à une extrême droite xénophobe et anti-libérale.
Suivant cette même logique, le peu d’accent placé par Marine Le Pen sur les enjeux d’immigration n’a pas empêché Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan d’annoncer qu’ils voteraient pour elle. Leurs électeurs sont nombreux à envisager de faire de même malgré des divergences en matière sociale.
Emmanuel Macron semble faire le pari qu’il pourra compter sur le rejet toujours majoritaire de leurs positions xénophobes et que ce clivage entre ouverture et fermeture lui sera donc favorable. Cependant, ce cadrage n’apporte guère de réponses aux demandes de protection sociales exprimées dans les sondages et, sans doute, dans le vote de dimanche.
Le pari pourrait s’avérer risqué si les considérations d’ordre culturelles poussent les électeurs situés à droite vers Marine Le Pen, tandis que les programmes sociaux dissuadent trop d’électeurs de gauche de lui faire barrage.
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Par Isabelle Guinaudeau, Chargée de recherches CNRS, Sciences Po Bordeaux et Benjamin Guinaudeau, Chercheur, University of Konstanz
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Cet article est publié dans le cadre du partenariat avec le site Poliverse.fr qui propose des éclairages sur le fonctionnement et le déroulement de la présidentielle.