Social – Près de 300.000 SDF en France : ( fondation Abbé-Pierre)
Christophe Robert, délégué général de la fondation Abbé Pierre évoque le résultat d’une étude- dans une interview au JDD-qui dénombre 300 000 SDF en France
Combien y-a-t-il aujourd’hui de SDF en France?
La dernière enquête officielle de l’Insee, en 2012, en recensait près de 141.500, déjà presque 50% de plus qu’en 2001. Dans le cadre de la préparation de notre rapport annuel sur le mal Logement, nous avons tenté d’actualiser ces données. D’après nos calculs, le chiffre actuel tourne autour de 300.000 SDF. Ça signifie deux fois plus qu’en 2012, et trois fois plus qu’en 2001. C’est effrayant! Ce chiffre doit être un électrochoc. On ne peut pas continuer comme ça dans un pays riche comme le nôtre!
Comment aboutissez-vous à ce chiffre?
Nous avons repris les catégories identifiées par l’Insee. Nous avons ainsi comptabilisé environ 185.000 personnes en centres d’hébergement, un chiffre qui augmente d’année en année, 100.000 dans les lieux d’accueil pour demandeurs d’asile, 16.000 personnes dans les bidonvilles. S’y ajoutent les sans-abris, plus difficiles à quantifier. Un certain nombre de villes organisent des Nuits de la solidarité pour les compter : 3.600 à Paris, 1.600 à Montpellier, 1.000 à Rennes. Il faudrait lancer une nouvelle enquête de l’Insee pour obtenir un chiffre global très précis, mais on est autour de 300.000.
Avec la crise économique, le profil des SDF a-t-il changé?
Ce sont souvent des hommes seuls, en majorité des étrangers, comme en 2012. Mais la part des femmes et des familles ne cesse d’augmenter. En dix ans, la France a eu un million de pauvres en plus. Avec la crise économique, nous craignons qu’une partie bascule dans la très grande précarité. Ces derniers mois, nous avons déjà observé deux choses. De nouveaux publics, hébergés jusque-là chez des proches, appellent désormais le 115, le numéro pour l’hébergement d’urgence. Des personnes ayant un domicile viennent aussi chercher des tickets alimentaires en centre de jour. C’est un signal inquiétant : quand on n’arrive plus à se nourrir, on a généralement du mal à payer son logement.
Que pensez-vous des mesures prises par le gouvernement?
Lors du premier confinement, tout le monde s’est mobilisé pour les personnes sans domicile. Le gouvernement a ouvert près de 30.000 places d’hébergement d’urgence supplémentaires, prolongé la trêve hivernale jusqu’au 10 juillet -du jamais vu depuis sa mise en place en 1956, à la demande de l’abbé-Pierre- et distribué des tickets services en guise d’aide alimentaire. Des municipalités ont même fait des aménagements dans certains bidonvilles. Marseille, par exemple, a installé des points d’eau que nous demandions depuis des années. Au printemps, dans les grandes villes, on a trouvé une solution pour la quasi-totalité des personnes qui appelaient le 115. Ça a été une très forte mobilisation collective, on a même parlé de ‘parenthèse heureuse’.
Et aujourd’hui, quelle est la situation?
La configuration est différente. Il y a eu beaucoup d’expulsions de squats et de bidonvilles ces derniers mois. Et sur le terrain, certains tardent à réagir. Dans de grandes villes comme Paris, Lyon, Lille ou Bordeaux, 80 à 90% des appels au 115 sont restés sans solution, fin octobre. Emmanuelle Wargon, la ministre du Logement, l’a répété : tous ceux qui le souhaitent doivent être mis à l’abri. Plus de 9.000 places supplémentaires ont déjà été ouvertes. Mais ça reste très tendu, il faut absolument mobiliser tous les acteurs comme en mars-avril.
Que préconisez-vous?
Il faut ouvrir autant de places d’hébergement que nécessaires, mais surtout agir en amont. Avec la crise économique et le chômage de masse, beaucoup de gens risquent de ne plus pouvoir payer leur logement. Et les expulsions vont reprendre à partir du 1er avril prochain. Nous devons anticiper cette bombe à retardement et mettre en place un dispositif préventif massif, comme celui du chômage partiel. Nous demandons la création d’un fonds d’aide au paiement des loyers et des charges, doté de 200 millions d’euros. Nous défendons la mise en place d’un RSA pour les jeunes – les 18-29 ans représentaient 26% des SDF en 2012 – et l’encadrement des loyers.
Et pour ceux qui n’ont déjà plus de domicile?
Nous devons, en aval, développer des solutions de logement durable. Les personnes qui sont actuellement dans les dispositifs d’hébergement d’urgence peinent à en sortir. Ils n’ont pas les moyens d’emménager dans le privé. La crise freine la construction de logements HLM. Et les ménages fragilisés préfèrent ne pas bouger. On estime, cette année, qu’il y aura 100.000 logements sociaux attribués de moins que l’an passé. Nous demandons au contraire la construction de 150.000 logements sociaux, notamment très sociaux, par an.
Que pensez-vous du plan « Logement d’abord » que le gouvernement a lancé en 2017?
Ça va dans le bon sens : nous avons besoin d’avoir plus de pensions de famille, de logements très sociaux, d’appartements à vocation sociale dans le parc locatif privé. Mais pour atteindre l’objectif « zéro personne à la rue » par Emmanuel Macron, il faudrait une politique ‘Logement d’abord’ puissance 10! Et le gouvernement ne devrait pas, comme il le fait dans le même temps, couper massivement dans les APL ou faire des économies sur le logement social.
Que prévoit le plan de relance?
Dans le plan de relance, doté de 100 milliards d’euros, la partie pauvreté et personnes en difficulté représente moins de 1%. Une enveloppe de 500 millions est prévue pour la rénovation des logements sociaux, mais rien pour financer la construction de logements très sociaux. Cela permettrait pourtant de créer des emplois. Près de 100 millions d’euros sont destinés à la rénovation de centres d’hébergement, l’aide alimentaire, les foyers de travailleurs migrants. Ce sont des montants très faibles. Il faut absolument changer d’échelle, sinon le nombre de personnes sans domicile va encore augmenter de façon exponentielle.
«Comment confiner les SDF dans leur domicile ! »
«Comment confiner les SDF dans leur domicile ! »
Julien Damon , professeur associé à Sciences Po, spécialiste des questions de pauvreté s’interroge dans l’Opinion: comment confiner les SDF dans leur domicile ?
Au printemps 2020, l’épidémie de Covid-19 entraîna brutalement des décisions à prendre et souleva de nouveau des discussions fondamentales sur les sans-abri et sur les politiques menées dans leur direction. Une mobilisation exceptionnelle permit de compenser des lacunes et de réduire des inquiétudes élevées.
Alors qu’une partie des bénévoles, généralement âgés, étaient confinés, il a fallu trouver d’autres personnes de bonne volonté. Les équipes professionnelles de travailleurs sociaux et les centres d’hébergement durent également gérer les craintes et les contraintes de leurs personnels. Dans l’urgence du jour et dans l’incertitude de ce qu’il fallait faire, des opérations d’envergure produisirent leurs effets.
Au plus haut de la responsabilité publique, alors qu’un état d’urgence sanitaire se mettait en place, il a été convenu d’agir, selon le mot d’Emmanuel Macron, « quoi qu’il en coûte ». Ce qui était inenvisageable quelques semaines plus tôt s’est décidé : usage possible de la réquisition pour augmenter l’offre d’accueil, prolongation jusqu’en juillet de la « trêve hivernale » qui interdit les expulsions.
Du chef de l’Etat à l’humble bénévole en passant par les élus locaux, il a fallu agir et innover. Collectivités territoriales, associations, organismes de logement social, services de l’Etat ont assuré la bonne marche, autant que faire se pouvait, d’un système de prise en charge ajusté. Qu’il s’agisse d’aide alimentaire, d’équipes allant au-devant des sans-abri ou de gestionnaires de résidences sociales, la période appelait des adaptations. Marginales ou structurelles, celles-ci ont autorisé une gestion de crise sans catastrophe. Non pas qu’il n’y ait rien à critiquer, mais l’ensemble, assez légitimement, a été collectivement salué.
Reste, tout de même, une observation importante. Chacun aura noté la présence, plus visible encore qu’à l’habitude, des sans-abri dans les rues. Parfois, la ville semblait livrée à des SDF, isolés ou regroupés, apathiques et parfois agressifs. N’est-il pas possible de faire autrement quand, dans une situation de puissantes limitations des libertés, tout un chacun doit respecter des obligations inédites ? Plus généralement, après les leçons tirées d’un tel épisode de confinement, quelles nouvelles propositions pour le reconfinement qui débute ?
Trois idées pour le reconfinement et ensuite
1/ Préparer
Sans vouloir livrer une boîte à outils clés en main, des propositions alimentent toujours utilement les discussions et – souhaitons-le – les actions. Afin d’être synthétique et mnémotechnique, proposons un programme « PDF ». Il tient en trois mots débutant donc par les lettres PDF : préparation, décentralisation, formalisation.
Autorités publiques et citoyens regrettent le manque de préparation face au coronavirus, qui a conduit aux difficultés du premier confinement. Le secteur de la prise en charge des sans-abri n’a pas été plus en défaut que d’autres. Au contraire sans doute. Il convient cependant de toujours s’améliorer et de mieux prévoir, afin d’avoir moins à réagir dans l’urgence.
Disposer de capacités de réserves, en équipements, en personnels et en fournitures adaptées semble s’imposer. La réserve d’hébergement devrait en réalité être très limitée, car c’est dans des logements que doivent d’abord se trouver les gens. Se préparer à mieux gérer un retour du coronavirus ou l’arrivée de nouveaux virus, pour les sans-abri, passe par l’accélération et la réussite de programmes dits de « logement d’abord » (tout faire pour proposer un logement autonome plutôt que des centres d’hébergement).
En sus et en parallèle, une adaptation du système de prise en charge, en situation exceptionnelle, doit se calibrer. Gouverner, c’est prévoir. C’est anticiper et calibrer. Pour les sans-abri, après le plan froid qui revient chaque hiver, et le plan canicule qui revient chaque été, s’impose un plan pandémie, valable, lui, toute l’année. Les deux épisodes du confinement et du reconfinement permettront de formater ce plan, activable à l’arrivée de tout nouveau virus impliquant sa mise en œuvre.
2/ Décentraliser
La gestion trop jacobine du confinement et de ses règles a été critiquée. Il en ira de même pour le reconfinement. Pourquoi une même limite d’un kilomètre de son domicile pour des balades quotidiennes, au cœur des métropoles comme au fond des campagnes ? L’organisation de l’aide aux sans-abri ne pourrait-elle pas bénéficier de davantage de souplesse et d’adaptation aux réalités locales ?
Une deuxième recommandation touche donc une transformation radicale : lancer, en France, la décentralisation de la politique de prise en charge des sans-abri. Il serait souhaitable, en effet, que cette politique suive les mouvements généraux de réforme de l’Etat et de l’action sociale.
«Mettre de côté que les services d’hébergement d’urgence sont d’abord des services pour les sans-papiers, ce n’est pas se donner la possibilité de régler les problèmes. Sans régularisation d’une partie des sans-papiers et sans reconduite aux frontières d’une autre partie, la gestion de la prise en charge se résout à l’impuissance »
Dans la plupart des pays occidentaux, l’action publique en direction des sans-abri s’ordonnance bien plus à l’échelle locale que nationale. En finir avec les renvois incessants de responsabilités et de dossiers entre Etat et collectivités locales, affecter les moyens et la compétence à des élus locaux qui seraient redevables devant leurs électeurs, voici de quoi changer la donne.
Afin de progresser en matière de prise en charge des SDF, les mesures paramétriques ne suffisent pas. Il faut, au moins pour le débat, des propositions structurelles. Le changement ne passera pas par le consensus absolu, mais d’abord par des débats sérieux sur des options neuves, dont la décentralisation.
3/ Formaliser
Une troisième suggestion embrasse le sujet dans sa globalité. Il faut formuler autrement la question des sans-abri. Avec trop de commisération et pas assez de raison, elle se trouve garnie d’idéologies et d’idées reçues, de contre-vérités ou de vérités non dites. L’ensemble empêche son traitement efficace.
A trop, par exemple, mettre de côté que les services d’hébergement d’urgence sont aujourd’hui d’abord des services pour les sans-papiers, ce n’est pas se donner la possibilité de régler les problèmes. Sans régularisation d’une partie des sans-papiers et sans reconduite aux frontières d’une autre partie, la gestion de la prise en charge se résout à l’impuissance.
De même, à ne pas vouloir prendre à bras-le-corps plus volontairement le problème des sans-abri qui restent dehors malgré tous les efforts, l’action publique se condamne à rouler, sans être heureuse, le rocher de Sisyphe. L’offre complémentaire débloquée pour les confinements doit se diriger prioritairement sur les personnes complètement à la rue. Si cette offre est suffisante et adaptée, il faut inciter des personnes très marginalisées à accepter la prise en charge.
Il est tout de même étrange qu’au moment où l’on demande à chacun de rester chez soi, les seules personnes autorisées à rester dehors soient les sans-abri. Le sujet des sans-abri, érigé parmi les priorités de l’action publique, en période d’épidémie comme tout au long de l’année, mérite autre chose que de cacher sous le tapis certaines de ses dimensions essentielles.
Préparation des crises potentielles, décentralisation des politiques et formalisation de la réalité dans une doctrine claire : voici trois voies à suivre. Un « PDF » ambitieux en tout cas. La réalisation d’un objectif « zéro SDF », en période de confinement comme en période de « monde d’après », passe par l’offre d’un service d’hébergement, mais aussi par des évolutions de stratégie (recomposition des responsabilités, traitement du sujet des sans-papiers, nouvelle gestion des espaces publics). Sans quoi on ne changera pas réellement la donne.
Julien Damon est professeur associé à Sciences Po, spécialiste des questions de pauvreté. Dernier ouvrage paru : Inconfinables ? Les sans-abri face au coronavirus (éditions de L’Aube & Fondation Jean-Jaurès, 2020)