La scandaleuse exploitation des données
Professeure émérite à la Harvard Business School, l’Américaine a théorisé le concept et les dérives du «capitalisme de surveillance», pratiqué par Google, Facebook et depuis peu Amazon, dans un ouvrage qui paraît ce jeudi en France.
. - L’Âge du capitalisme de surveillance est sorti aux États-Unis en janvier 2019. Pensez-vous que votre message d’alerte a été entendu?
Shoshana ZUBOFF. - Lorsque mon ouvrage est sorti aux États-Unis, mon éditeur avait prévu une tournée promotionnelle de trois semaines. Au final, j’ai voyagé quatorze mois. L’intérêt pour le livre n’a pas baissé avec le temps, bien au contraire. Fin 2019, je remplissais des salles de mille personnes, plusieurs fois par semaine. À chaque rencontre, je demandais au public de noter en un mot pourquoi ils étaient venus. Les réponses ont toujours été les mêmes: anxiété, confusion, colère, méfiance, résistance, prise de conscience, peur, liberté, démocratie. Ce sont des mots de mobilisation d’une avant-garde de citoyens. Certains pensaient que le mouvement critique envers la tech s’éteindrait avec la pandémie, au vu des services que Facebook, Zoom, Amazon ou Google nous ont apportés. Je pense tout le contraire. Le confinement a mis crûment en lumière
Une urgence : développer des GAFA européens
Trois spécialistes du numérique plaident pour une stricte mise sous contrôle de ces plateformes et pour le développement de concurrents européens.
Jean-Marie Cavada est Président de l’institute for Digital Fundamental Rights.
Léonidas Kalogeropoulos est Délégué Général de l’Open Internet Project (OIP).
Benjamin Jayet est Président de GibMedia et membre de l’OIP, association européenne créée en 2014 pour combattre les abus de position dominante sur le marché numérique européen.
Depuis le début de la crise sanitaire, les pouvoirs publics ont perçu l’ampleur de notre vulnérabilité au regard des enjeux de souveraineté numérique. Confronté à la nécessité d’utiliser des plateformes collaboratives numériques pour les échanges confidentiels, le gouvernement a pris conscience des risques liés à l’utilisation des outils les plus populaires appartenant aux GAFA, dont les services sont pour la plupart hébergés aux États-Unis. Des solutions alternatives souveraines ont ainsi été choisies en urgence, et la prudence a conduit le gouvernement à décliner l’offre de Google et Apple pour le choix de l’application «StopCovid», préférant développer une solution souveraine.
Ce sursaut de patriotisme économique, rapide et salutaire, témoigne de la prise de conscience de notre dépendance technologique en utilisant des services développés par les GAFA, qui nous tracent et stockent nos données dans des serveurs soumis au Patriot Act. Cette dépendance ouvre surtout la voie à des abus de position dominante fragilisant des pans entiers de notre économie. Devenues des plateformes structurantes pour de très nombreux marchés, les GAFA sont en mesure de contourner les règles qui permettent d’assurer une concurrence loyale non seulement en France, en Europe, et partout dans le monde, y compris outre-Atlantique, où la Justice américaine a annoncé l’ouverture d’un procès contre Google pour ses pratiques anticoncurrentielles dans la publicité.
Google a additionné 1,5 milliard d’euros d’amende pour pratique abusive en matière de publicité en ligne.
Pourtant, à l’évidence, les enquêtes et les sanctions des autorités concurrentielles nationales ou européennes sont devenues un simple paramètre dans le business model de ces géants du numérique. Le cas de Google est édifiant. Il additionne 2,3 milliards d’euros d’amende dans le dossier «Shopping» infligé par la Commission européenne, 4,3 milliards d’euros dans le dossier Android, ou encore 1,5 milliard d’euros pour pratiques abusives en matière de publicité en ligne. En France, il faut rajouter 50 millions d’euros d’amende prononcée par la CNIL pour manquement aux règles des cookies, 150 millions d’euros infligés par l’Autorité de la concurrence dans le dossier GibMedia et, tout récemment, la décision de prononcer des mesures conservatoires pour forcer Google à négocier avec les éditeurs et agences de presse la rémunération qui leur est due au titre du respect des droits voisins, parce que Google refusait d’appliquer la loi! Généralement renvoyées en appel, ces décisions ne permettent pas encore, dans de nombreux cas, de réparer les dommages subis par les entreprises victimes, et par l’économie en général. Par exemple, 10 ans après l’ouverture par la Commission du dossier «Shopping» sur les comparateurs de prix en ligne, le marché reste toujours soumis aux abus de position dominante de Google.
Cet acteur, «délinquant» au regard du droit économique de la concurrence, est un multirécidiviste. Ses turpitudes ne s’arrêtent jamais, comme le démontre l’initiative prise par Google de rendre son serveur publicitaire gratuit durant la crise du Covid-19, véritable opération de dumping à grande échelle qui va lui permettre d’étendre encore son emprise sur les médias. Qu’importe les poursuites… Google a intégré dans son modèle économique l’opportunité de s’exposer à des procédures judiciaires interminables et à des amendes vertigineuses, parce que leur l’impact est marginal au regard du chiffre d’affaires réalisé et des positions économiques avantageuses conquises par ces pratiques déloyales.
Face au géant Google, tous les autres acteurs sont démunis et redoutent de se voir refuser l’utilisation de ses services s’ils ne se plient pas à ses règles.
Par ses agissements, Google est devenue une menace pour la libre-concurrence et pour la capacité à faire émerger un écosystème numérique souverain. Des appels au démantèlement se multiplient outre-Atlantique, afin de transformer Google en une plate-forme d’utilité publique qui n’aurait pas le droit de détenir des participations dans les sociétés utilisant ses services. Alors que le géant américain a racheté plus de 200 start-ups et concurrents depuis 2010, le débat se porte également sur la création d’organismes anti-trust dédiés pour surveiller toutes ces fusions.
En France, nous ne saurions attendre les décisions venues d’outre-Atlantique pour protéger les acteurs de la French Tech qui souffrent de ces abus à répétition. Face à ce géant, tous les autres acteurs semblent démunis et redoutent de se voir refuser l’utilisation de ses services s’ils ne se plient pas à ses règles.
La crise sanitaire conduit à une prise de conscience: dans le monde numérique, nous sommes totalement dépendants ; nous serons vassalisés, colonisés, par des groupes ultra-puissants qui se dressent face aux États et qui prendront possession des données, des contenus, des innovations, de pans entiers de notre économie, si nous restons désunis, désarmés, et que nous ne structurons pas notre propre industrie numérique.
Les plate-forme opérant sur notre territoire ne doivent plus être autorisées à racheter nos entreprises.
Pour y parvenir, il est indispensable que ces plate-forme structurantes et géantes trouvent en face d’elles des autorités de régulation aux pouvoirs spécifiques et adaptés à ces défis.
Pour la France, sans attendre, il est urgent de mettre sur pied une autorité publique indépendante (API), dotée d’une personnalité juridique et administrative propre, capable d’ester directement en justice. Les plate-forme opérant sur notre territoire ne doivent plus être autorisées à racheter nos entreprises, à modifier unilatéralement leurs conditions générales d’utilisation, leurs algorithmes ou leurs pratiques commerciales sans accord et donc le contrôle préalable de cette agence de régulation numérique.
La France peut avoir un rôle précurseur avant qu’une telle agence indépendante se mette en place au plus vite à l’échelle européenne.
L’Union doit bâtir d’urgence sa «troisième voie européenne», dont le but est au moins triple: développer des industries numériques continentales, faire cesser la loi du plus fort au profit d’une saine concurrence, et protéger contenus et investissements au profit de l’Europe d’abord.