Société–Pour une écologie sans idéologie
par d’Emmanuel Blézès, Charles Mazé et Alexandre Simon
Emmanuel Blézès et Charles Mazé sont diplômés de HEC, Alexandre Simon est diplômé de l’Ecole Centrale Paris. Charles Mazé est l’auteur de La force de l’Union : ces raisons d’aimer l’Europe (2019).( dans l’Opinion)
La conscience environnementale progresse. Selon un sondage BVA d’août 2022, 87 % des Français se disent concernés par la crise climatique et reconnaissent la responsabilité de l’homme dans ce changement. Les vagues de chaleur, la sécheresse et les incendies de l’été dernier lui ont donné un caractère charnel, immédiat, faisant de la crise climatique l’une des premières préoccupations des Français, en particulier chez les jeunes, qui en vivront toutes les conséquences, et chez qui le sentiment d’urgence tourne parfois à l’angoisse.
De ce réveil collectif découlent deux enseignements sur le plan politique. Le premier est qu’il ne peut y avoir de projet politique crédible dont l’écologie ne soit pas un élément central. Les implications du dérèglement climatique affectent l’économie, nos façons de vivre, de consommer, de nous déplacer, de penser. C’est à ce titre un fait social total, au sens donné par Marcel Mauss. Le second enseignement, qui procède du premier, est que tout projet politique superficiel sur ce sujet sera d’office disqualifié par les citoyens, même s’il est abouti sur les autres aspects. Parler immigration ou chômage sans réflexion sérieuse sur la question climatique, ce sera assurément prêcher dans le désert.
Pourtant, l’essentiel des partis qui structurent la vie politique française sont disqualifiés, soit par la versatilité de leurs opinions sur le sujet – pour ou contre le nucléaire au gré des événements par exemple – soit par la légèreté de leur offre écologiste. Il y a une distorsion entre, d’une part, le caractère vital de l’enjeu et la prise de conscience collective et, d’autre part, la mue trop lente des partis politiques, qui peinent à mettre à jour leurs référentiels.
Tant et si bien que le parti écologiste ainsi quelesdits « Insoumis » peuvent se prévaloir du monopole de l’offre écologique totale, laissant orpheline une large frange de la population, tout aussi convaincue de la nécessité d’agir résolument, mais ne se reconnaissant ni dans leur postulat décroissantiste, ni dans leurs accommodements avec les valeurs de la République.
En refusant d’avoir recours au nucléaire, une énergie abondante, contrôlable et décarbonée, EELV et les Insoumis réduisent la quantité d’énergie disponible à l’avenir. Ce faisant, ils limitent notre capacité future à créer des richesses (ce qui conduirait à un affaissement majeur de notre niveau de vie), sans proposer de modèle économique et social adapté. Ce changement radical, l’essentiel des Français n’en veulent pas.
Le développement des énergies renouvelables est nécessaire, mais il ne suffira pas, ne serait-ce que pour des raisons techniques. L’accroissement de notre capacité de production d’électricité nucléaire est donc incontournable
Pour engager enfin, dans un cadre démocratique, tous les citoyens autour de la transition écologique, une offre politique alternative doit émerger : pragmatique, fondée sur la science, résolument tournée vers l’efficacité de la lutte contre le dérèglement climatique, sans sacrifier la prospérité, la stabilité sociale et le progrès. Elle pourrait reposer sur quelques grands principes.
D’abord, réaffirmer que l’objectif premier de la politique environnementale est la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et donc la baisse drastique de l’usage des énergies carbonées (pétrole, gaz et charbon). Cet objectif ne pourra être atteint sans l’électrification de nos modes de production et de consommation, et donc sans l’accroissement de notre capacité de production d’électricité. Se pose la question du mix énergétique : le développement des énergies renouvelables est nécessaire, mais il ne suffira pas, ne serait-ce que pour des raisons techniques. L’accroissement de notre capacité de production d’électricité nucléaire est donc incontournable.
Ensuite, rappeler que l’Etat a un rôle central à jouer, compte tenu de l’ampleur des changements nécessaires, mais qu’il n’est pas omnipotent. L’action de l’Etat doit prendre au moins trois formes : intégrer l’impératif climatique dans les mécanismes de marché par la régulation, financer les grandes infrastructures et assurer le caractère socialement soutenable de cette transition. Mais gardons-nous de la tentation très française de confier à l’Etat, dont on connaît les inefficiences et les rigidités, l’entièreté de la transition. Aucune transition n’est possible sans la mobilisation active des acteurs privés, individus et entreprises.
Les sénateurs pulvérisent le projet de loi sur l’accélération des énergies renouvelables
Enfin, reposer la question du financement de la transition. Etant donné le niveau des prélèvements obligatoires en France, il n’est pas raisonnable de financer la transition écologique par une nouvelle augmentation de la pression fiscale, qui appauvrirait le pays. Un effort sur l’efficacité de la dépense publique est donc requis. Se pose aussi la question du partage du financement entre les générations : les jeunes sont au cœur de la transition, car ils en sont les acteurs et sont les premiers concernés par les effets du changement climatique. Mais il n’est pas juste qu’ils supportent seuls le coût de cette transition.
Au-delà de ces considérations nationales, la France et l’Europe doivent utiliser le levier de la diplomatie écologique pour promouvoir la lutte contre le changement climatique auprès des principaux émetteurs et pour accompagner les pays moins développés sur le chemin d’une croissance verte.
Emmanuel Blézès et Charles Mazé sont diplômés de HEC, Alexandre Simon est diplômé de l’Ecole Centrale Paris. Charles Mazé est l’auteur de La force de l’Union : ces raisons d’aimer l’Europe (2019).
Comment dormir sans-domicile-fixe ?
Comment dormir sans-domicile-fixe
Par Thibaut Besozzi,Docteur en sociologie, LIR3S, Université de Bourgogne – UBFC dans the conversation
Le scandale sans doute le plus inadmissible dans nos sociétés développées est sans doute celui qui accepte une sorte d’institutionnalisation des marginaux sans domicile fixe .
Tribune
Dormir ne va pas de soi pour tout le monde. La question du sommeil et du repos se pose évidemment de manière criante quand on s’intéresse aux personnes sans-abri qui peuplent nos centres-villes. Cela est d’autant plus vrai pour les personnes sans-domicile qui n’accèdent pas aux centres d’hébergement. Pour comprendre les options qu’ils privilégient pour passer la nuit, et les logiques de survie sous-tendues, il faut repartir de l’expérience et du point de vue des sans-abri eux-mêmes.
Plusieurs critères président aux choix contraints qu’ils opèrent pour s’accommoder des moments de repos. Les lieux appropriés temporairement sont évalués au regard de leur confort matériel (abri, chauffage, salubrité, mobilier…), de la sécurité qu’ils procurent (visibilité ou invisibilité des lieux d’élection, possibilité ou non d’en limiter l’accès, nécessité de se protéger des agressions, possibilité de dormir en groupe pour se protéger mutuellement…) ou encore de l’intimité qu’ils permettent (solitude, calme ou promiscuité et bruit). Ils se différencient également en fonction de la liberté qu’ils octroient ou qu’ils brident (horaires d’ouverture et de fermeture, règlement intérieur ou non, contrôle plus ou moins fort des illégalismes).
Ces facteurs conduisent les sans-abri à opter pour des solutions variées afin de passer la nuit et se reposer tant bien que mal. Ces options vont de la sollicitation des centres d’hébergement d’urgence (via le 115 et la mise à l’abri à la nuitée notamment) à l’installation de tentes dans l’espace public, en passant par l’appropriation de parcelles de parkings souterrains, l’ouverture de squats, l’invitation chez des tiers ou l’occupation d’interstices urbains comme des parvis, des porches abrités ou des dessous de pont.
Chacune de ces solutions éphémères offre des avantages et des inconvénients au regard des critères sus mentionnés. Certains sans-abri préfèrent dormir durant la journée afin de se protéger des potentielles agressions qu’ils ont peur de subir pendant la nuit. Ils passent alors la nuit à arpenter la ville en marchant et somnolent en journée, dans l’espace public, relativement protégés par la présence des passants.
Avantages et inconvénients des lieux de repos
Les hébergements d’urgence offrent généralement des conditions matérielles normalisées et sécurisées (chambre, lit, chauffage, accès à l’eau et aux sanitaires, possibilité de fermer sa porte à clé…). Ils imposent néanmoins une collectivité qui n’est pas toujours souhaitée et une promiscuité menaçante exposant aux vols, aux agressions et aux souillures symboliques (traces de sangs, d’urine, déchets de matériel d’injection, etc.). Qui plus est, ces lieux institués de l’assistance font état de règles de fonctionnement souvent perçues comme contraignantes par les sans-abri (impossibilité d’y inviter des connaissances, interdiction d’y consommer alcools et drogues, horaires d’ouverture et de fermeture qui s’imposent aux « usagers », etc.). Cela limite l’appropriation des lieux, à tel point que certains préfèrent ne pas y recourir.
La solution qui semble la plus enviée est celle qui consiste à dormir chez un tiers (un ami, un membre de la famille) offrant l’hospitalité plus ou moins durablement. Les conditions optimales de confort, de sécurité, d’intimité et de liberté y sont généralement réunies, sans que s’imposent des contraintes institutionnelles. La cohabitation soulève néanmoins souvent des difficultés pouvant mettre un terme à la solidarité prodiguée.
Bien qu’elle relève de l’illégalité, la possibilité d’accéder à un squat – entendons un local vacant illégalement habité, qu’il s’agisse d’un appartement, d’un bâtiment public désaffecté ou d’un garage – constitue une option qui présente quant à elle plusieurs caractéristiques intéressantes.
Elle offre la possibilité de s’y établir en groupe et sans contrainte comportementale tout en bénéficiant d’un certain confort matériel (pièces fermées et abritées, ameublement, éventuel accès à l’eau et à l’électricité…). Cela favorise évidemment l’appropriation des lieux.
Cependant, dormir dans un squat collectif expose à des visites impromptues limitant ainsi l’intimité et le sentiment de sécurité, sans compter sur l’éventualité d’être expulsé par les forces de l’ordre ou d’autres squatteurs menaçants. Il faut néanmoins disposer de certaines compétences pour ouvrir des squats et s’y maintenir.
Le dilemme de l’intimité
À l’instar des tentes et parkings souterrains, d’autres options sont mobilisées par les sans-abri pour dormir : elles accordent la possibilité de recréer un « chez-soi » rudimentaire individuellement ou collectivement défendu. Si elles s’avèrent limitées sur le plan du confort matériel qu’elles apportent (faibles protections contre les intempéries, indigence du mobilier, absence d’accès à l’eau et aux sanitaires…), ces solutions permettent néanmoins de s’aménager des espaces d’intimité et de liberté où inviter des amis et consommer sans entrave de l’alcool et/ou des drogues. En revanche, parce qu’elles s’inscrivent dans des espaces reclus et soustraits à la vue des passants, ces options suscitent aussi l’insécurité en exposant à d’éventuelles agressions contre lesquelles il vaut mieux se prémunir (par la présence de chiens, la protection mutuelle du groupe, le fait d’avoir un couteau sous la main, etc.).
« Perdre en intimité pour gagner en sécurité. »
Perdre en intimité pour gagner en sécurité. Jeanne Manjoulet/Flickr
Par ailleurs, certains sans-abri élisent domicile dans des recoins d’espace public, à même la rue, où ils dorment à la vue des tous, le plus souvent dans un simple sac de couchage. Quoiqu’ils semblent alors exposés au regard et aux interpellations des passants, c’est précisément cette perte d’intimité et de confort qui assure leur sécurité, dans la mesure où les caméras de vidéosurveillance et la proximité des citadins dissuadent les agresseurs potentiels.
Finalement, en étudiant leurs points de vue et leur expérience de la survie à partir d’une approche ethnographique, on constate que les sans-abri disposent de multiples options pour trouver des lieux où dormir, quoique chacune d’elle atteste d’aspects (matériels, juridiques, sociaux…) qui en rappellent la précarité. Les choix s’opèrent alors au regard de dialectiques qui articulent différemment la visibilité et l’invisibilité, la liberté et les contraintes, la sécurité et l’intimité.
Finalement, les lieux qu’occupent les sans-abri sont concurrencés et soumis aux aléas de la précarité. Généralement, au fil de leur expérience de la survie, les sans-abri sont amenés à mobiliser successivement différentes options pour dormir, plutôt qu’en privilégier une seule. Leurs nuits sont donc toujours susceptibles d’être tourmentées.