Les enjeux de la RSE
En réponse à la chronique de l’économiste Jean Marc Daniel («L’affaire Danone pose la question du sens de la RSE ») publiée dans Les Echos le 24 mars 2021, Patrick d’Humières, enseignant Sciences-Po (Sustainable business models), auteur de « la nature politique de l’entrepreneur » (éditions Michel de Meaule), fondateur d’Eco-Learn, revient sur les enjeux de l’économie du bien commun et de la « durabilité ».
Patrick d’Humières (*)
Comme épilogue à l’éviction de Emmanuel Faber, l’économiste Jean-Marc Daniel exprimait récemment une interrogation très ironique sur l’utilité de la RSE en économie, laissant entendre que la bonne régulation publique de la concurrence et des taxes correctrices étaient préférables à des gestions d’entreprise qui tordent leurs objectifs d’optimisation de leur mission économique et financière…
Ce débat doctrinal sérieux court de longue date ; mais ce n’est pas l’embardée (provisoire), très particulière, de Danone, à laquelle chacun peut faire dire ce qu’il veut, qui peut remettre en cause une autre vision de l’économie politique qui s’affirme aujourd’hui, celle d’un optimum collectif visant « le bien commun ». Ou qui puisse remettre en selle la doxa classique d’une Ecole de Chicago néo-libérale qui s’est auto-condamnée par ses excès, et surtout ses incapacités à réguler les enjeux collectifs qui obèrent la poursuite du modèle de croissance post trente-glorieuses.
Et ce n’est pas parce que des patrons auraient entendu des voix « en Société » ou sont en réaction contre des mécanismes de marché qui les désavantagent, que « la RSE » est devenue un modèle mainstream dont les 5000 premières entreprises de la zone OCDE et au-delà, rendent compte aujourd’hui dans leur rapport de gestion !
Le mouvement est passé en vingt ans d’une communication réactive faisant suite aux critiques violentes des ONG, à une transformation volontaire des modèles de production et de répartition de la valeur, enseignée dans les grandes business schools, à la performance mesurée et reconnue, reposant sur des cadres normatifs internationaux.
Mais si on en était resté là, la critique de Jean-Marc Daniel s’imposerait, car il n’a pas suffit que les grandes entreprises prennent conscience de leurs impacts, négatifs et pas seulement positifs, pour qu’on sache gérer les risques climatiques et environnementaux, mais aussi sociaux et sociétaux et qu’on fasse basculer la mondialisation dans une « économie responsable ».
Le contexte actuel, décrit aussi bien par le forum de Davos que par Emmanuel Macron devant l’Organisation Internationale du Travail, est bien celui d’une mondialisation irresponsable qui favorise le dumping, les rentes monopolistiques, les délocalisations sans contrôle, l’exploitation des chaînes de valeur, l’accroissement des inégalités, l’opacité des gouvernances et par-dessus tout l’épuisement de la biosphère et son réchauffement angoissant. Ce sont là des risques systémiques, documentés par la science et partagés dans toutes les couches de la société, dont les auteurs sont à la fois les grands acteurs économiques qui les sous-estiment par convenance et les gouvernements qui laissent faire par impuissance ou par faiblesse. L’histoire récente démontre l’incapacité des logiques de marché à inverser le mouvement et des logiques politiques à réguler de façon efficace, condamnant définitivement l’efficience mythique de « la main invisible ».
C’est cette situation collective problématique, portée dans le débat depuis le choc pétrolier par le Rapport Meadows sur l’épuisement des ressources de la planète, qui a abouti à proposer dans les années 1970 un autre modèle de croissance, conciliant les démarches économiques, environnementales et sociales, qu’on a dénommé le développement durable car chargé de prendre en compte les intérêts des générations à venir. Ce saut anthropologique – on n’avait jamais jusqu’ici dans l’Histoire pensé notre modèle optimum de croissance – a été consacré en 2015, parallèlement à l’Accord de Paris, autour des 17 Objectifs du Développement Durable (ODD), endossés par les Etats et applicables désormais aux entreprises, à tel point qu’on ne parle plus vraiment de RSE mais bien de « durabilité » afin de remettre en cohérence la création de valeur, durable, avec les capacités de la planète et nos valeurs communes, remises au-dessus de l’économie.
La sphère financière ne s’y est pas trompée ; on rappellera à ceux qui n’ont pas perçu ce sens de la RSE qui est d’insérer la micro-économie d’entreprise dans une macro-économie durable et responsable où chacun à son niveau et de façon concertée si possible, prend en charge les impacts qui sont les siens, que ce sont les « investisseurs éclairés », les fonds de long terme, le private equity et la gestion d’actifs qui structurent le mouvement, imposent des référentiels, créent des indices de marché et notent les entreprises en fonction de leur performance extra-financière pour savoir où investir ou non…
Cette finance durable très active, en France notamment, tire le tissu économique dans une mutation vertueuse en faveur de l’économie décarbonée, mais aussi loyale, équitable, accessible, qui conduit les entreprises à devoir démontrer qu’elles peuvent créer de la valeur de plus en plus durable, en innovant et en retirant de leur activité la valeur non durable également, quitte à devoir plaider devant leurs actionnaires des rendements moins attractifs à court terme ! Pour réussir toutefois, cette mutation a besoin d’un contexte « d’économie responsable » car elle ne peut reposer sur les seuls actionnaires et en réalité sur les salariés, les clients étant protégés par les délocalisations et un contexte qui ne facture pas les externalités environnementales.
S’il s’agit « au nom de la RSE », c’est-à-dire de la durabilité des modèles, de faire reposer le coût de la mutation sur les acteurs individuels, indifféremment de leurs efforts propres – on contraint Total mais pas Gazprom sur le même champ commercial ! -, cette durabilité se fera au détriment de la compétitivité, du moins tant que l’UE n’aura pas mise en application sa nouvelle doctrine commerciale, la réforme de l’OMC et celle des parités des monnaies etc, etc…Il n’y a donc d’avenir pour une RSE plus que jamais au service d’une durabilité indispensable des modèles d’entreprise, que dans un cadre d’économie responsable qu’il convient de bâtir urgemment à partir de la zone commerciale européenne, en jouant de l’extra-territorialité que cela implique, autour d’une transparence comparable des performances des acteurs, et en disposant d’une incitation pour récompenser ceux qui agissent pour le bien commun, au détriment de ceux qui ne font rien, qui ne peut se trouver aisément que dans l’impôt. Au moment où on cherche à faire évoluer à la baisse l’impôt sur les sociétés, pour des bonnes raisons d’uniformisation des règles, ne devrait-on pas réserver la disposition aux groupes qui agissent pour le climat, la biodiversité, le bien être de leurs salariés, l’économie locale, critères simples de responsabilité qu’on sait très bien mesurer aujourd’hui. Cette aussi la seule façon de faire accepter le mouvement par l’opinion et ce n’est que juste économiquement !
La RSE a plus que jamais un sens qui est de passer d’une économie défaillante remise entre les mains d’opérateurs individuels qu’on ne sait pas encadrer, à une économie responsable reposant sur des accords passés entre opérateurs et régulateurs engagés, qui s’accordent sur des objectifs communs, prenant en charge les enjeux collectifs qui sont les nôtres, du climat aux territoires, que les données extra-financières permettent d’appréhender objectivement et que les parties intéressées peuvent discuter.
Cette vision n’est plus révolutionnaire, ni utopique ; elle dérange seulement les inerties intellectuelles et les situations acquises. Mais y-a-t’il un autre modèle qui concilie l’économie de marché et la satisfaction du plus grand nombre ? Nous jouons ici l’avenir de « la démocratie de marché » qui sera le cœur des