Risque de bulle financière après l’argent gratuit ?
Le plan d’aide budgétaire et monétaire sans précédent de la Réserve fédérale alimente une nouvelle euphorie chez les investisseurs. S’agit-il d’une nouvelle bulle ? Risque-t-elle d’exploser ? Un article du Wall Street Journal
Pour les vieux connaisseurs des bulles financières, l’actualité a une résonance extrêmement familière. Les actions ne s’étaient plus aussi bien portées depuis la bulle Internet de 2000. Les prix de l’immobilier ont retrouvé leurs sommets d’avant la crise financière. Les entreprises fragiles peuvent emprunter à des taux qui n’ont jamais été aussi bas. L’argent des investisseurs particuliers coule à flots dans les secteurs de l’énergie verte et des cryptomonnaies.
Cette flambée a des explications logiques, qui vont des progrès du commerce en ligne à une croissance qui a bénéficié d’un coup de pouce budgétaire qui n’avait probablement plus été aussi fort depuis 1983.
Mais une force domine toutes les autres : celle de la Réserve fédérale américaine. Les flambées financières ont régulièrement été alimentées par des politiques monétaires accommodantes, et c’est tout particulièrement le cas en ce moment. La Fed a laissé les taux d’intérêt proches de zéro au cours de l’année écoulée et signalé qu’elle n’envisageait pas de les relever avant au moins deux ans. Et elle achète pour des centaines de milliards de dollars d’obligations. En conséquence, le taux des bons du Trésor américain à 10 ans se situe bien en dessous de l’inflation (en d’autres termes, les rendements réels sont profondément négatifs) pour la seconde fois seulement en 40 ans.
« Il ne fait aucun doute que la Fed donne l’impression de déployer tous les efforts possibles pour dire : “Tout va très bien, nous ne sommes pas pressés d’augmenter les taux.” Mais si je ne pense pas que nous nous dirigions vers une inflation élevée et durable, il est tout à fait possible que nous voyions plusieurs trimestres de flambée des prix à la consommation »
Une telle baisse des taux ne doit rien au hasard. La Fed a réagi à une pandémie qui, au moment de son apogée, menaçait de faire davantage de dégâts que la crise financière de 2007-2009. Pourtant, en grande partie grâce à elle et au Congrès, qui a voté un plan de relance budgétaire de quelque 5 000 milliards de dollars, cette reprise semble bien plus saine que la précédente. Ce qui pourrait saper la pertinence d’une telle faiblesse des taux et menacer les fondements des valorisations boursières.
« Les marchés actions au minimum sont valorisés pour la perfection en se basant sur l’hypothèse que les taux resteront bas pendant longtemps » explique l’économiste de l’université de Harvard Jeremy Stein, ancien gouverneur de la Fed aux côtés de Jerome Powell, président actuel du conseil des gouverneurs. « Et il ne fait aucun doute que la Fed donne l’impression de déployer tous les efforts possibles pour dire : “Tout va très bien, nous ne sommes pas pressés d’augmenter les taux.” Mais si je ne pense pas que nous nous dirigions vers une inflation élevée et durable, il est tout à fait possible que nous voyions plusieurs trimestres de flambée des prix à la consommation. »
Comme les valorisations ne sont justifiées que si les taux d’intérêt restent extrêmement bas, comment évolueront-elles si la Fed doit resserrer la politique monétaire pour lutter contre l’inflation et que les rendements obligataires augmentent de 1 à 1,5 point de pourcentage, demande-t-il. « On pourrait se retrouver avec une correction conséquente des prix des actifs. »
« Légère effervescence »
C’est une situation que la Fed a déjà connue. À la fin des années 1990, sa volonté d’abaisser les taux d’intérêt en réaction à la crise financière asiatique et au quasi-effondrement du hedge fund Long-Term Capital Management a été vue par certains comme un filet de sécurité implicite pour protéger le marché, mais qui n’a fait que gonfler la bulle Internet qui a suivi. L’augmentation des prix de l’immobilier a ensuite été imputée à sa politique de taux bas dans le sillage de l’éclatement de cette bulle. A chaque fois, les responsables de la Fed ont défendu leur politique, avançant qu’augmenter les taux (ou ne pas les réduire) simplement pour éviter les bulles compromettrait leurs principaux objectifs de faiblesse du chômage et de l’inflation, et serait plus nuisible que de laisser la bulle se dégonfler toute seule.
Pour revenir à cette année, la banque centrale a averti dans un rapport publié cette semaine que « la valorisation des actifs est généralement élevée » et « susceptible de déclins significatifs pour peu que l’appétit des investisseurs pour le risque chute, que les progrès pour contenir le virus ne soient pas à la hauteur ou que la reprise ne cale ». Le 28 avril, M. Powell a reconnu que le marché avait l’air « légèrement effervescent » et que la Fed pouvait y être pour quelque chose : « Je ne dirais pas que ça n’a rien à voir avec la politique monétaire, mais cela a énormément à voir avec la vaccination et la réouverture du pays ». Il n’a pourtant pas laissé entendre que la Fed s’apprêtait à réfréner sa politique de relance : « L’économie est encore loin d’avoir atteint nos objectifs ». Un rapport du département américain du Travail publié vendredi, montrant que la création d’emplois en avril avait été bien inférieure que prévue par Wall Street, vient étayer ses propos.
Les choix de la Fed sont lourdement influencés par la crise financière. En ramenant les taux près de zéro et en achetant des obligations, elle luttait contre de forts vents contraires tandis que les ménages, les banques et les gouvernements cherchaient à réduire leur dette. Cela a freiné les dépenses et poussé l’inflation sous la barre des 2 % visée par la Fed. Des forces encore plus profondément enracinées, comme le vieillissement de la population, ont également freiné la croissance et les taux d’intérêt, situation que certains ont surnommée « stagnation séculaire ».
La Fed a commencé à acheter des obligations en mars 2020 pour contrebalancer la situation chaotique des marchés financiers. A la fin de l’été, alors que les marchés fonctionnaient normalement, elle a étendu son programme et justifié son action en avançant qu’il s’agissait de pérenniser la faiblesse des rendements obligataires
La fermeture de l’économie due à la pandémie il y a un an a porté un coup à l’activité économique qui, au départ, s’est retrouvée dans une situation plus critique que celle du monde financier. Mais au bout de deux mois, elle a repris alors que les restrictions se relâchaient et que les entreprises s’adaptaient aux mesures de distanciation physique. La Fed a lancé de nouveaux programmes de prêts et le Congrès voté la loi CARES allouant 2 200 milliards de dollars. Les vaccins sont arrivés plus tôt que prévu. L’économie américaine va sans doute retrouver sa forme d’avant la pandémie au cours de ce trimestre, soit deux années plus vite qu’après la crise financière.
Et pourtant, alors même que les perspectives se sont améliorées, les robinets budgétaires et monétaires restent grand ouverts. Les démocrates ont d’abord proposé 3 000 milliards de dollars de plan de relance supplémentaires en mai dernier lorsqu’on estimait que le PIB allait baisser de 6 % dans l’année. En réalité, la baisse n’a été que de moins de la moitié, mais les démocrates, après avoir remporté et la Maison Blanche et le Congrès, ont continué de défendre ce même plan de relance.
La Fed a commencé à acheter des obligations en mars 2020 pour contrebalancer la situation chaotique des marchés financiers. A la fin de l’été, alors que les marchés fonctionnaient normalement, elle a étendu son programme et justifié son action en avançant qu’il s’agissait de pérenniser la faiblesse des rendements obligataires.
Au même moment, elle a dévoilé un nouveau mode de fonctionnement : après des années à viser une inflation à moins de 2 %, elle allait se donner pour but de ramener l’inflation non seulement à 2 % mais même plus haut, afin qu’avec le temps, les taux d’inflation moyenne et anticipée se stabilisent tous deux à 2 %. Pour y parvenir, elle a promis de ne pas augmenter ses taux jusqu’au retour du plein-emploi et jusqu’à ce que l’inflation atteigne 2 % et soit sur une courbe ascendante. Les responsables ont prédit que cela ne se produirait pas avant 2024 et ils n’en démordent pas, malgré des perspectives qui s’améliorent de façon significative.
Un grand optimisme
Cette stimulation monétaire et fiscale sans précédent dans une économie déjà en plein rebond grâce aux vaccins explique pourquoi les stratèges de Wall Street n’avaient plus été aussi optimistes pour les marchés actions depuis avant la dernière crise financière, selon une enquête menée par Bank of America Corp. Si les prévisions de bénéfice ont connu une brusque hausse, les actions ont bondi de façon encore plus marquée. Selon FactSet, l’indice S&P 500 se négocie désormais à 22 fois les bénéfices attendus pour l’an prochain, un niveau qui n’a été dépassé que lors du pic de la flambée internet de 2000.
D’autres marchés d’actifs sont tout aussi tendus. Les investisseurs sont prêts à acheter des junk bonds à des taux de rendement les plus bas depuis au moins 1995 et au spread le plus étroit par rapport aux obligations d’Etat depuis 2007, selon les données fournies par Bloomberg Barclays. Les prix de l’immobilier résidentiel et commercial, corrigés de l’inflation, tournent autour des pics atteints en 2006.
La valorisation des actions et des biens immobiliers est plus justifiable aujourd’hui qu’en 2000 ou en 2006 puisque les rendements des bons du Trésor, sans risque, sont bien inférieurs. Dans ce sens, les politiques de la Fed fonctionnent exactement comme prévu : elles améliorent à la fois les perspectives économiques, ce qui est favorable aux profits, la demande immobilière et la solvabilité des entreprises, ainsi que l’appétence pour le risque.
Quoi qu’il en soit, des taux bas ne suffisent plus à justifier certaines valorisations d’actifs. Pour les « bulls » (investisseurs optimistes), il s’agit plutôt des indicateurs alternatifs.
Bank of America a récemment remarqué que les entreprises aux émissions de carbone relativement basses et qui utilisaient l’eau de manière plus efficace affichaient des valorisations boursières plus élevées. Ces dernières ne sont pas le résultat de meilleurs flux de trésorerie ou de perspectives de profits plus radieuses, mais de l’essor des fonds investis selon des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, les critères ESG.
La valorisation conventionnelle est également inutile pour les cryptomonnaies qui ne génèrent pas d’intérêts ou de dividendes. Leurs promoteurs assurent qu’elles vont supplanter les monnaies fiduciaires générées par les banques centrales en tant que moyen de transaction et réserve de valeur. « La cryptomonnaie a le même potentiel révolutionnaire qu’Internet et pourrait être tout aussi largement acceptée » clame la brochure d’introduction en Bourse de la plateforme d’échange de cryptomonnaie Coinbase Global, dans une langue qui rappelle des IPO liées au monde d’Internet datant de plus de vingt ans. Le 7 mai, les cryptomonnaies représentaient 2 400 milliards de dollars, selon le site d’actualités CoinDesk, soit plus que tous les dollars américains en circulation.
Il faut également compter avec les innovations, comme au cours des dernières flambées financières. L’assurance de portefeuille, stratégie visant à se protéger des pertes dues aux fluctuations du marché, a amplifié les ventes lors du krach boursier de 1987. Dans les années 1990, les courtiers en ligne ont dopé les valeurs technologiques et dans les années 2000, les subprimes ont contribué au financement de l’immobilier. L’équivalent aujourd’hui sont des courtiers à zéro commission comme Robinhood Markets, la propriété partagée et les réseaux sociaux, qui ont tous donné davantage de moyens aux investisseurs particuliers.
Ce type d’investisseurs influencent de plus en plus la direction générale du marché, à en croire un récent rapport de la Banque des règlements internationaux, un consortium des banques centrales du monde entier. Il révèle par exemple que depuis 2017, le volume d’échanges de fonds négociés en bourse (ETF) qui reproduit le S&P 500, un chouchou des investisseurs institutionnels, s’est aplati tandis que le volume des valeurs qui le composent, favorisées par les boursicoteurs, a augmenté. Le rapport souligne que les particuliers sont plus susceptibles d’acheter les actions d’une entreprise pour des raisons indépendantes de ses activités mais, par exemple, parce que son nom ressemble à celui d’une autre action qui a le vent en poupe.
Si c’est généralement à la Fed qu’est reproché ce genre de spéculation, il n’est pas si simple d’établir un lien direct. Ce qui n’est pas le cas avec le plan de relance fiscal. Jim Bianco, directeur de l’agence de recherches financières Bianco Research, explique que les flux d’ETF et de fonds communs ont bondi en mars lorsque le Trésor a distribué des chèques de relance de 1 400 dollars. « La première chose que vous faites en recevant votre chèque c’est le déposer sur votre compte, et en 2021, c’est sur un compte de courtage » explique M. Bianco.
Le monde d’après
Impossible de savoir comment ou quand tout cela va se terminer. Ce n’est d’ailleurs pas une obligation : les actions chères pourraient finir par fournir les rendements nécessaires pour justifier leur valorisation, surtout compte tenu de la dynamique économique actuelle. En attendant, des poches de spéculation plus extrêmes pourraient bien s’écrouler sous leur propre poids si les profits n’étaient pas au rendez-vous ou que des rivalités s’installaient.
Il fut un temps où le Bitcoin avait menacé de supplanter le dollar ; aujourd’hui, de nombreux concurrents sont sur les rangs pour faire la même chose. Autrefois, Tesla était quasiment le seul titre disponible si vous vouliez parier sur les véhicules électriques ; aujourd’hui il y a le chinois NIO, Nikola et Fisker, sans oublier des fabricants bien établis comme Volkswagen et General Motors qui produisent toujours plus de modèles électriques.
Mais pour que tous les titres chutent, il faudrait un événement macroéconomique, comme une récession, une crise financière ou de l’inflation.
Une inflation légèrement plus haute inciterait la Fed à augmenter également un tantinet ses taux d’intérêt à court terme, ce qui n’est pas nécessairement dommageable pour les valorisations d’actifs. Plus inquiétant : les rendements obligataires à long terme, cruciaux pour les valeurs des actifs, pourraient augmenter de façon bien plus significative
Le rapport de la Fed de la semaine passée affirme que le virus reste la plus grande menace à laquelle l’économie, et par conséquent le système financier, sont confrontés. La déception du taux de chômage du mois d’avril est un rappel de l’incertitude des perspectives économiques. Pourtant, avec le recul du virus, une récession semble désormais peu probable. Une crise financière liée à quelque fragilité cachée ne peut être totalement exclue. Ceci dit, les banques ont tant de capitaux et les crédits hypothécaire sont si surveillés que la perspective de quelque chose de comparable à la crise financière de 2007-2009, qui a commencé avec des défauts de paiements hypothécaires, est assez peu probable. Si les junk bonds, les cryptomonnaies ou les valeurs technologiques étaient achetés principalement avec de l’argent emprunté, une chute de leur valeur pourrait précipiter une vague de ventes forcées, et potentiellement, une crise. Mais cela ne semble pas s’être produit. Le récent effondrement d’Archegos Capital Management à la suite des opérations sur produits dérivés a infligé des pertes à ses créanciers. Mais il n’a pas menacé leur survie ni provoqué de contagion dans d’autres sociétés du même genre.
« Où est le deuxième Archegos ? », demande M. Bianco. « On l’attend toujours. »
Ce qui laisse l’inflation. La peur de l’inflation est très répandue aujourd’hui, compte tenu de la pénurie de semi-conducteurs, de bois et de main-d’œuvre qui impose une pression haussière sur les prix et les coûts. La plupart des prévisionnistes et la Fed estiment que ces pressions vont s’alléger lorsque l’économie sera rouverte et que les dépenses auront repris leur rythme normal. Quoi qu’il en soit, la différence de rendement entre obligations traditionnelles et obligations indexées sur l’inflation suggère que les investisseurs s’attendent à ce que l’inflation atteigne en moyenne 2,5 % lors des prochaines années. Pas franchement une redite des années 1970, ce qui est en outre compatible avec le nouvel objectif de la Fed visant une inflation moyenne de 2 % sur le long terme. Quoi qu’il en soit, il s’agirait d’une rupture nette avec les chiffres à moins de 2 % des dix dernières années.
Une inflation légèrement plus haute inciterait la Fed à augmenter également un tantinet ses taux d’intérêt à court terme, ce qui n’est pas nécessairement dommageable pour les valorisations d’actifs. Plus inquiétant : les rendements obligataires à long terme, cruciaux pour les valeurs des actifs, pourraient augmenter de façon bien plus significative. Depuis la fin des années 1990, les cours des actions et des obligations ont tendance à évoluer dans des directions différentes. La raison en est que lorsque l’inflation n’est pas un sujet d’inquiétude, les chocs économiques poussent généralement à la fois les rendements obligataires (qui vont dans le sens opposé des prix) et le cours des actions vers le bas. Par conséquent, les obligations jouent le rôle de police d’assurance contre les pertes sur les actions, pour lesquelles les investisseurs sont prêts à accepter des rendements moindres. Si l’inflation redevient un problème, alors les obligations perdent cette valeur d’assurance et voient leur rendement augmenter. Ces derniers mois, cette corrélation obligations-actions, en place depuis plusieurs dizaines d’années, a commencé à disparaître, affirme Brian Sack, ancien économiste de la Fed travaillant désormais pour le hedge fund D.E. Shaw & Co. Selon lui, ce phénomène est en partie imputable aux inquiétudes face à l’inflation.
Les nombreuses années écoulées depuis l’époque où l’inflation dominait le paysage financier ont conduit les investisseurs à valoriser les actifs comme si l’inflation ne devait plus jamais avoir ce type d’influence. Peut-être ont-ils raison. Mais si l’association inédite de plans de relance budgétaire et monétaire parvient à faire sortir l’économie du schéma de la dernière décennie, cette autosatisfaction pourrait s’avérer fort coûteuse.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérengère Viennot)