Crise sanitaire Covid: révélateur de crise mondiale ( Adam Tooze)
Dans son nouveau livre, « L’Arrêt » (1) (éd. Les Belles Lettres), l’historien de l’université de Columbia (Etats-Unis) signe la suite de son best-seller « Crashed », qui analysait les conséquences de la crise de 2008. Il n’aura fallu qu’une mutation marginale d’un virus dans une ville du centre de la Chine pour achever de remettre en cause un système économique basé sur le néolibéralisme, considère l’historien. ( le « Monde »)
Son nouvel ouvrage, « L’Arrêt. Comment le Covid a ébranlé l’économie mondiale » (1), dont la traduction paraît aux éditions Les Belles Lettres, apparaît comme la suite logique de « Crashed », avec toujours la capacité de cet historien – ce qui fait l’attrait de sa recherche – à identifier et synthétiser à travers le flux massif d’informations quotidiennes les tendances lourdes de la marche du monde qu’il reconstitue en un récit vivant et captivant, fourmillant de détails.
Entre 2014 et 2018, l’accumulation de crises avait ébranlé le monde: l’Ukraine, déjà là avec l’annexion de la Crimée par la Russie, la plongée du prix des matières premières, notamment celui du pétrole, la crise des réfugiés syriens, la crise de la dette de la Grèce, celle de la finance en Chine, le Brexit, la victoire de Trump ou encore le surgissement des Gilets jaunes en France. Or, même si, rétrospectivement, certains spécialistes avaient bien alerté sur le risque potentiel d’une pandémie, la propagation du Covid-19 en 2020 a plongé l’auteur comme la majorité de la population mondiale dans « l’incrédulité ».
Qui aurait pu imaginer que durant ces quelques semaines de mars l’économie mondiale allait se retrouver quasiment à l’arrêt, le PIB mondial se contractant de 20%, avec la mise hors service dans la plupart des pays de l’appareil productif et des services, notamment le transport, et le confinement de la majorité de la population mondiale. Outre ses conséquences économiques, le bilan de cette pandémie est lourd. Quelque 6,27 millions de personnes sont mortes, selon le décompte du site Our World in Data.
L’un des premiers enseignements de cette pandémie pour Adam Tooze est que « l’année 2020 a mis en lumière l’extrême dépendance de l’activité économique à la stabilité de son environnement naturel », autrement dit l’anthropocène, cette « transformation de la planète due à la croissance économique capitaliste et qui met en question la séparation de la nature et l’histoire de l’humanité », qui n’est pas seulement un concept mais bien une réalité à prendre en compte. Il a suffi d’une mutation virale marginale dans un microbe à Wuhan, une ville située dans le centre de la Chine, pour stopper net la « mondialisation ». Une perspective qui paraissait proprement inconcevable, tant elle s’était imposée comme un horizon indépassable. Désormais, pour Adam Tooze, cette mondialisation façonnée par « des cadres de pensée de l’âge du néolibéralisme » a vécu, marquant la fin d’une trajectoire dont l’origine remonte aux années 1970. »
Car ce que nous a appris cette pandémie, remarque-t-il, est « que le système monétaire et financier pouvait être réorienté, in extremis, vers le soutien aux marchés et aux ménages, ce qui imposait de poser la question de qui était aidé et comment ». Tout à coup, l’argent n’était plus un problème, « quoi qu’il en coûte », selon la formule d’Emmanuel Macron, car cette crise aura exhibé aux yeux de tous « l’impréparation institutionnelle et l’irresponsabilité organisée des élites économiques et politiques des pays riches », découlant, selon l’auteur, des « interactions entre l’organisation sociale, les intérêts politiques, les lobbies d’affaires et la politique économique (qui) peuvent avoir des conséquences humaines dévastatrices, des services d’urgence aux travailleurs migrants sans droits ».
Si l’impéritie politique est montrée du doigt, Adam Tooze pointe également une sous-estimation quant aux solutions à envisager : « En raison même des limites de nos capacités d’adaptation politiques, sociales et culturelles, nous dépendons en définitive de solutions techno-scientifiques. » Aussi, contrairement au concert de louanges qui a entouré l’apparition de vaccins contre le Covid-19 en à peine un an, il estime que les sommes investies dans la recherche, la production et la distribution – notamment vers les pays qui n’en disposaient pas – des vaccins n’ont représenté qu’une part infime du total que les Etats ont consacré à la lutte contre la crise, alors que c’était pourtant la réponse appropriée et urgente qu’il fallait massivement financer.
Pour l’avenir, il plaide d’ailleurs en faveur de l’augmentation de l’investissement dans la recherche et le développement dans des technologies dans le but de bâtir des économies et des sociétés plus durables et plus résilientes, de façon à pouvoir faire face à des « crises imprévisibles et mobiles » ou alors « nous prendrons de plein fouet le retour de bâton de notre milieu naturel ». Autrement dit, il s’agit « de faire précisément ce qui est habituellement qualifié d’irréaliste et balayé avec mépris d’un revers de la main » par les décideurs politiques.
Car au delà des perturbations des chaînes logistiques, qui ont focalisé l’attention lors de la la reprise économique de 2021, l’historien montre que cette crise a révélé les conséquences des « politiques de démolition des services publics menées depuis des dizaines d’années au nom de la performance et de l’efficacité, qu’il s’agisse des systèmes de santé, de l’école et des services sociaux ». Ces politiques qui étaient créatrices d’inégalités, déjà mises en évidence en 2008 et qui n’avaient toujours pas été réglées en 2021, malgré « les efforts faits par les élites mondiales pour contenir la crise », ironise l’auteur.
Pourtant l’élection aux Etats-Unis de Joe Biden qui disait vouloir « unir et mobiliser le pays pour répondre aux grands défis de notre temps: la crise climatique et les ambitions d’une Chine autocratique » en promettant des plans de relance keynésiens de centaines de milliards de dollars d’argent public ciblant les infrastructures et le soutien des ménages modestes et à la classe moyenne américaine lui semblaient aller dans le bon sens. Mais ils arrivent trop tard, juge Adam Tooze. « Le Green New Deal était brillamment d’actualité. Mais il partait de l’idée que la menace la plus urgente de l’anthropocène était le climat. Et il a été, lui aussi, dépassé, débordé par la pandémie. Ces révisions n’impliquent pas l’absence de tout principe directeur intellectuel ou politique. Elles sont seulement une ouverture à la mesure des temps dans lesquels nous vivions », écrit-il.
Non pas que la pandémie ait favorisé un repli sur le cadre national, comme on a pu le penser avec le retour sur le devant de la scène d’un besoin de souveraineté, en réalité du protectionnisme et de la fermeture des frontières pour certains politiques. L’auteur montre au contraire combien la crise sanitaire et sa gestion ont mis en évidence l’imbrication de chaque pays dans le système des relations internationales et de la circulation des biens et des individus. En revanche, ce qui n’existe plus, c’est un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis auquel l’ascension de la Chine avait déjà mis un terme. « Le nouvel âge de la globalisation produit une multipolarité centrifuge », avec une prolifération de grandes puissances régionales qui multiplient les alliances ou les oppositions de façon mouvante. A l’exemple du Moyen-Orient, où s’affrontent deux camps, l’un soutenu par l’Arabie Saoudite et l’autre par l’Iran, où la Turquie joue sa propre partition. Ou bien encore dans la remise en cause par Pékin de l’accord global sur les investissements (AGI) signé au bout de 7 ans de négociations entre la Chine et l’Union européenne, en raison de la critique par des eurodéputés du traitement à l’égard de la minorité des Ouïghours. Toutefois, l’imbrication entre l’UE et la Chine est trop avancée, selon l’historien, pour en rester là, d’autant que la Chine « joue un rôle central dans les nouvelles technologies de la transition énergétique ». En 2020, la Chine était la première destination des investissements internationaux, rappelle-t-il.
Quant aux Etats-Unis, même si leur rôle dominant a été remis en cause, ils occupent une place centrale dans l’économie de la planète. « L’équilibre de l’économie mondiale dépend du quadrilatère qui relie le marché du travail américain, le marché obligataire américain, la politique budgétaire du gouvernement américain et les interventions de la Fed », souligne Adam Tooze. La banque centrale est d’ailleurs l’institution qui prend de plus en plus de poids dans nos économies modernes. « Ces interventions massives ont été motivées par la fragilité et les inégalités d’une dynamique de croissance alimentée par la dette. Ce qui a donné une place centrale aux banquiers centraux dans le combat contre la crise, c’est le vide créé par la démolition des syndicats, par l’absence de pression inflationniste et, plus généralement, par l’absence de tout défi anti-systématique. »
Toutefois, les banquiers centraux du XXIe siècle ne sont pas comme des keynésiens de l’après-guerre mais plutôt comme des conservateurs bismarckiens du XIXe siècle pour qui « tout doit changer pour que rien ne change », ironise l’auteur qui rappelle que « le 27 janvier 2021, quand on lui demanda, dans une conférence de presse, s’il pensait qu’il y avait un risque d’inflation, Jay Powell (président de la Fed) eut cette réponse remarquable : »Franchement, nous aimerions une inflation légèrement supérieure (…) L’inflation problématique avec laquelle des gens comme moi ont grandi ensemble semble loin de nous et assez improbable dans le contexte extérieur et extérieur dans lequel nous sommes depuis déjà longtemps. » »
A peine un an plus tard, cette prophétie a été démentie rappelant à Jay Powell ses années de jeunesse. Le taux d’inflation qui est au plus haut depuis 40 ans, obligeant la Fed à remonter ses taux ce qui ne va pas être sans conséquence pour « les marchés émergents (qui) sont devenus des noyaux centraux du système globalisé de la finance dollarisée », et pour l’économie mondiale plus largement.
Cette montée inflationniste qui se répand à travers la planète à laquelle s’ajoute la guerre en Ukraine et la transformation de la Russie en État paria, au moins aux yeux des Occidentaux, représente des risques que Tooze ne traite pas dans son ouvrage, achevé avant. Mais la leçon de « L’Arrêt » reste d’actualité : « Que nous le fassions ou non, pour le meilleur et pour le pire, il ne nous sera pas possible d’échapper au fait que « des choses énormes » vont arriver. La continuation du statu quo est la seule option que nous n’ayons pas », alerte-t-il.
L’auteur suggère pour s’y préparer de se mettre à l’écoute d’autres voix pour comprendre ces crises qui arrivent. Par exemple, celle de Chen Yixin, proche conseiller de Xi Jinping, dont la théorie des « six effets » sur les convergences des crises est bien plus pertinente et plus éclairante selon lui que « le concept de polycrise de l’Union européenne ou l’obsession solipsiste des Etats-Unis pour leur propre de récit national ».
Dans un texte de 2019, Chen Yixin proposait en effet une approche dite des « six effets » pour répondre aux questions suivantes : « comment les risques se conjuguent-ils? Comment les risques économiques et financiers se transforment-ils en risques politiques et sociaux? Comment les « risques du cyber-espace » finissent-ils par se traduire par des « risques sociaux réels »? Comment des risques intérieurs deviennent-ils intérieurs? »
On ignore si la gestion des futures crises pourra trouver une solution dans cette théorie de ces « six effets ». Pour le moment, le conseiller de Xi Jinping, secrétaire général de la Commission des Affaires politiques et légales, s’est surtout fait remarquer par sa « campagne de rectification » visant à purger l’appareil du parti communiste chinois des éléments qui mettent en doute la ligne du président à vie.
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(1) Adam Tooze « L’Arrêt. Comment le Covid a ébranlé l’économie mondiale », éditions Les Belles Lettres, 2022 (2021), traduit de l’anglais par Christophe Jacquet, 410 pages.
(2) Adam Tooze « Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde », éditions Les Belles Lettres, 2018, traduit de l’anglais par Leslie Talaga et Raymond Clarinard, 766 pages, 25,90 euros.