Changement: Les Français sont-ils des résistants au concept
. Par Jean-Claude Pacitto, maître de conférences HDR, Université Paris-Est, et Philippe Jourdan, HEC, professeur à l’Université Paris-Est dans » la Tribune »(extrait).
Résistance et changement sont des mots qui s’accommodent mal, au contraire des paroles d’une célèbre chanson des Beatles. Pris isolément, chacun de ces termes à une forte tonalité positive ; associés l’un à l’autre, le premier devient vite le paria du second ! En effet, qui, sain d’esprit, pourrait s’enorgueillir de résister à quelque chose, le changement, par nature positif, nécessaire, sinon inéluctable. Si qui plus est, on choisit comme terrain d’étude les Français, le débat vire rapidement à la polémique.
En effet, il est très souvent admis que les Français sont rétifs au changement, comme on a longtemps prétendu qu’ils étaient rétifs à l’entrepreneuriat. Pour nous en convaincre, sociologues et anthropologues, relayés par les médias, n’hésitent pas à mobiliser des explications qui relèvent de l’exception culturelle (l’esprit du « Gaulois réfractaire » cher au Président Emmanuel Macron).
Or comme l’a magistralement révélé Baumol (1922-2017), aucune exception culturelle n’explique la dynamique entrepreneuriale, qui dépend avant tout de la mise en place d’incitations qui font qu’à un moment donné des individus vont choisir cette voie plutôt qu’une autre. Les données de l’Insee ne montrent-elles pas que la France a connu en 2021 une explosion du nombre de créations d’entreprises, avec 995.900 créations, soit +17% par rapport à 2020 ? Alors pourquoi, s’agissant de la résistance au changement, agiter des malédictions culturelles très hypothétiques plutôt que d’agir concrètement et efficacement ? A l’heure du bilan réformateur de l’actuelle présidence en France, la question mérite d’être posée.
Regardons les faits en face. Depuis les années soixante, les Français ont subi des changements importants qui ont bouleversé leur cadre de travail, leur cadre de vie et ils ont su le faire avec beaucoup plus d’efficacité qu’on ne le dit parfois (disparition des colonies, urbanisation croissante, exode rural, déclin de l’agriculture, de l’industrie, désertification des territoires, réformes scolaires, abandon du service militaire, etc.). Beaucoup de ces changements étaient nécessaires.
Mais les Français ont aussi subi des changements dont la finalité est discutable, comme les réformes successives du système éducatif, l’aménagement sauvage du territoire, la disparition des services publics. Ces adaptations ont été parfois douloureuses, mais elles se sont opérées. Et pourtant, nous sommes probablement l’un des pays qui parlent le plus de (se) réformer encore aujourd’hui ! Dans certaines entreprises, le changement est même devenu une fin en soi : les organigrammes ne cessent d’être modifiés, les activités stratégiques d’apparaître puis de disparaître, les priorités du moment prennent le pas sur celles d’hier, les services sont sans cesse déménagés. Si on quitte l’idéologie pour l’examen objectif des faits, on n’aura pas de peine à conclure que les Français dans leur majorité s’adaptent au changement.
Pour statuer sur l’attitude des Français vis-à-vis du changement, une première précaution scientifique est de circonscrire le champ d’étude. Le choix du terrain d’analyse est important car on ne peut généraliser une résistance culturelle au changement des Français, dans leur rôle de citoyens, de salariés, de clients, d’êtres sociaux, voire d’autres parties prenantes : toute généralisation est abusive et réductrice.
Une deuxième précaution est de distinguer le changement dans sa perception d’un côté, dans sa finalité de l’autre. Trop souvent le changement, comme le progrès d’ailleurs, sont considérés comme inévitables, et à partir de là on ne questionne plus leurs modalités de mise en œuvre. Prenons l’exemple du secteur public. Personne ne conteste que les entreprises publiques, dont la gestion héritait des pratiques du XIXe siècle devaient évoluer. On ne dirige pas l’entreprise du XXIe siècle avec les présupposés de la bureaucratie wébérienne. Pour autant, cette modernisation doit-elle diluer l’identité de nos entreprises au point de la faire disparaître, et l’évolution nécessaire des structures implique-t-elle la destruction de l’ADN propre à chaque organisation ? Sensibles aux phénomènes de mode, les « modernisateurs » veulent faire table rase du passé, ce qui les conduit à mener des changements pas toujours bien pensés et aux effets pervers qui font douter de leur réelle efficacité.
Au fond, beaucoup de changements et d’innovations managériales n’ont pas pour but de maximiser la satisfaction du client ou de l’usager, mais de baisser la masse salariale, et d’améliorer la rentabilité. Sinon comment expliquer que le transfert sur l’usager de certaines prestations ne s’accompagne pas d’une baisse des tarifs, bien au contraire ?
En conclusion, nous devons évaluer le changement non plus de manière téléologique en répétant à satiété qu’il est nécessaire et en nous contentant de cette assertion mais en examinant en profondeur les pratiques mises en œuvre, les conséquences du changement sur les personnels, sur les clients et, d’un point de vue global, sur la société dans son ensemble. Il faut cesser d’avoir une vision doloriste du changement qui peut mener à toutes les catastrophes. Un changement qui mécontente à la fois les salariés et les clients doit être questionné, car la création de valeur ne se résume pas aux seuls résultats financiers.
Enfin, un changement est toujours contingent à un environnement donné. On ne change pas pour changer mais pour s’adapter ou pour anticiper. Le changement n’est pas une idéologie mais un moyen pragmatique de l’adaptation par l’anticipation. Ces résultats doivent s’évaluer à l’aune de multiples critères. Un changement qui débouche sur un malaise des salariés au sein des entreprises, sur un mécontentement des clients (ou des citoyens) et sur une dégradation de la vie en société dans son ensemble doit être légitimement questionné.