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Vaccins anti-Covid : repenser l’organisation de l’État

Vaccins anti-Covid : repenser l’organisation de l’État

Face au dysfonctionnement des chaînes de décision pour gérer l’épidémie, la crise sanitaire appelle à repenser l’organisation de l’Etat, estiment, dans une tribune au « Monde », Vincent Jeanbrun et David Lisnard, deux maires Les Républicains.

Ordres et contre-ordres permanents : voici ce qu’est devenu le quotidien des maires engagés dans la campagne vaccinale. Nos concitoyens peinent à s’y retrouver entre les prises de parole successives et contradictoires de leurs décideurs ; les uns s’empressant de démentir en conférence de presse ce qui a été dit la veille par les autres au micro d’un média. Les élus locaux ne sont pas épargnés non plus par cette cacophonie généralisée au sommet de l’Etat.

Depuis plusieurs semaines, mobilisés sur le terrain pour la réussite des vaccinations, nous avons dû faire face, comme tant de nos collègues, à une succession de confusions, d’inexactitudes et de maladresses de la part des autorités. Faut-il acheter les seringues et le matériel médical ? Comment éviter les doublons sur les listes d’attente ? Peut-on administrer cinq ou six doses avec un flacon ? Comment prioriser les rendez-vous face au nombre considérable d’inscrits ?

En réalité, de stratégie il n’en existe pas : le gouvernement navigue à vue et demande à l’intendance de suivre. De surcroît, si celle-ci s’avise d’émettre des doutes ou de faire part d’inquiétudes, elle devient compteur de « fables », quand elle n’est pas « procureure ».

Par définition, tout ne peut pas être millimétré précisément dans cette gestion de crise sans précédent. Pour autant, à l’impréparation de l’Etat ne doit pas se superposer la désorganisation de ses autorités.

Or c’est bien au dysfonctionnement de la chaîne de décision que nous avons assisté jour après jour. Empêtré dans ses réflexes centralisateurs et bureaucratiques, l’Etat multiplie les intermédiaires entre le ministère et le terrain. Haute Autorité de santé, conseil scientifique, conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, comité scientifique sur les vaccins, agence régionale de santé (ARS), Santé publique France… Au total, ce sont vingt et une instances de décisions et de contrôle qui marchent sur les mêmes plates-bandes. Avec pour conséquence une communication illisible qui peine à se traduire sur le terrain.

Les atermoiements sur le délai entre deux vaccinations ont pris, à L’Haÿ-les-Roses [Val-de-Marne], une tournure qui eût été comique si des vies n’étaient pas en jeu. De trois semaines initialement, voilà ce délai porté à six semaines par l’ARS, lors d’une conférence téléphonique un lundi… Avant d’être ramené à quatre semaines par le ministre [de la santé Olivier Véran] le lendemain même, en conférence de presse ! Le tout sous nos yeux médusés et ceux, bien moins tendres, de nos personnels municipaux qui devaient rappeler les patients incrédules pour leur rendre les rendez-vous décalés la veille. Faire et défaire, c’est toujours travailler…

 » Repenser le système de santé « 

«  Repenser le système de santé « 

 

Un collectif de personnalités issues du milieu médical ou de la recherche, regroupées au sein de l’Institut Santé, appelle dans une tribune au « Monde » à une réforme du système de santé afin de mieux répondre aux besoins de la population et aux crises sanitaires.

 

TRIBUNE

 

La réforme avortée des retraites a mis en exergue l’importance de débattre en amont de toute modification systémique touchant notre modèle social. Comme le Conseil national de la Résistance (CNR) l’a fait en 1943 à propos de la Sécurité sociale, un large consensus citoyen sur l’impérieuse et urgente refondation de notre système de santé est indispensable.

C’est l’ambition de l’Institut Santé, une initiative citoyenne apolitique et indépendante créée en 2018, qui vise à repenser le système de santé le plus démocratiquement possible afin d’affronter les crises du XXIe siècle. Voici quelques principes qui ont émergé de cette réflexion collective.

Plutôt qu’un modèle de santé centré sur l’offre de soins, le nouveau modèle devra être axé sur les besoins de santé de la population et des individus. Pour permettre cela, l’unité géographique de pilotage deviendra le territoire de santé, regroupant 120 000 à 150 000 personnes et comprenant quelques bassins de vie. Il faudra alors que le territoire se substitue à tous les autres périmètres sanitaires qui se sont multipliés ces dernières années – groupements hospitaliers de territoires, communautés professionnelles territoriales de santé, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, etc. –, conduisant ainsi à une simplification administrative. Il deviendra alors le périmètre d’activité de tous les professionnels de santé, dont les missions intègrent une responsabilité territoriale sanitaire.

Cette évolution induit et justifie une refonte des ordonnances Debré de 1958 – qui ont notamment créé les centres hospitalo-universitaires et centré l’organisation de la santé autour de l’hôpital. Ce « Debré 2 » aura pour objectif d’ouvrir les murs de l’hôpital, de mettre fin au plein-temps hospitalier systématique et d’accélérer l’extension de l’enseignement et de la recherche hors de l’hôpital. Il pourra alors décloisonner la santé qui ne s’organisera plus uniquement selon la ville, l’hôpital et le médico-social, mais selon le territoire et les besoins de santé des personnes qui y vivent.

Démocratie sanitaire et sociale

Cette approche pourra se faire dans le respect du libre choix des statuts salariés, libéraux ou mixtes des professionnels – statuts qui seront, si nécessaire, adaptés juridiquement à cette réalité territoriale. Quel que soit le statut considéré, ce nouvel horizon territorial devra s’accompagner d’une plus grande diversification des carrières professionnelles pour tous les soignants. Un levier puissant pour retrouver de l’attractivité dans tous les métiers de santé.

« Repenser l’alliance transatlantique « 

« Repenser l’alliance transatlantique « 

 

 « Repenser l’alliance transatlantique à la lumière des bouleversements qui redessinent le monde »

L’élection de Joe Biden ouvre la voie à un renforcement de l’unité entre l’Europe et les Etats-Unis pour répondre aux défis globaux du XXIe siècle dont la montée en puissance de la Chine, soulignent dans une tribune au « Monde » les ministres français et allemand des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian et Heiko Maas

 

Tribune.

 

 L’Europe et l’Amérique doivent inventer ensemble une nouvelle donne transatlantique. Il est urgent de repenser notre partenariat à la lumière des bouleversements qui redessinent aujourd’hui le monde, en nous appuyant sur les liens profonds et anciens qui nous unissent autour de valeurs communes et d’intérêts partagés. La France et l’Allemagne veulent y travailler en lien avec le futur président Joe Biden et la future vice-présidente Kamala Harris, qui partagent nos convictions quant à la valeur des partenariats internationaux et de l’amitié entre les Etats-Unis et l’Europe.

Il y a beaucoup à réparer. Les règles et les institutions dont dépendent notre sécurité et la prospérité de nos sociétés sont aujourd’hui mises à mal. De part et d’autre de l’Atlantique, on attend beaucoup de la relance économique et beaucoup reste à faire pour réduire les fractures qui divisent nos pays. Ces défis, nous les avons en partage.

Depuis quatre ans, l’environnement international n’a cessé de se dégrader. L’élection de Joe Biden ouvre la voie à un renforcement de l’unité transatlantique face aux autocrates et aux pays qui cherchent à asseoir leur puissance au mépris de l’ordre international ou des équilibres régionaux. Mais la fermeté sur les principes, bien sûr, n’interdit pas le dialogue et la coopération.

Intérêt à faire front commun

Nous espérons donc que les Etats-Unis et la Russie parviendront à prolonger le traité New Start [sur les arsenaux nucléaires] au-delà de février 2021. Et, sur toutes les questions touchant à la sécurité européenne, nous sommes prêts à échanger avec Moscou et nous attendons de la Russie qu’elle apporte des réponses constructives. L’Union européenne doit se préparer à tous ces défis.

Nous savons que la Chine restera, sous l’administration Biden, le point focal de la politique étrangère américaine. Pour nous, elle est tout à la fois un partenaire, un concurrent et un rival systémique. Nous avons donc intérêt à faire front commun pour répondre à sa montée en puissance avec pragmatisme, tout en conservant les canaux de coopération qui nous sont nécessaires pour faire face, avec Pékin, aux défis globaux que sont la pandémie de Covid-19 et le changement climatique.

Repenser la ville ?

Repenser  la ville ?

Pour Patrick Nossent, président de Certivéa, le  déconfinement qui se profile ne doit surtout pas signifier un retour précipité au monde d’avant.  Une chronique intéressante et qui toutefois fait un peu l’impasse sur l’aménagement du territoire et la sur- urbanisation. ( Chronique dans la Tribune)

 

« Lorsque nous aurons dépassé cette crise sanitaire, nous devrons faire face à trois crises : environnementale, sanitaire et économique. Sur le plan environnemental tout d’abord, n’oublions pas que le changement climatique poursuit sa course folle. Il engendrera les chocs que nous connaissons bien désormais : canicules, inondations, tempêtes.

 

Pour les acteurs du bâtiment, la mobilisation doit être totale. D’une part dans la lutte contre ce changement climatique. Il faut pour cela atténuer notre pression exercée sur la planète en favorisant des modèles bas carbones, économes en énergie et en matériaux non-renouvelables, fondés notamment sur l’économie circulaire. D’autre part pour construire des bâtiments et plus largement des cadres de vies résilients permettant aux populations d’accéder à une meilleure qualité de vie tout en assurant une fonction de refuge.

La seconde crise qui nous attend sur le long terme est aussi sanitaire. En admettant l’idée que d’autres virus comme celui-ci pourraient de nouveau apparaître, il faut nous prémunir pour lutter contre leur propagation. Dans ce combat, le bâtiment a aussi un rôle central à jouer.

Le confinement nous a rappelé la fonction primaire de refuge d’un bâti. Mais il nous faut aller au-delà de cette fonction et nous améliorer. Nous avons besoin de bâtiments sains et modulables qui s’adaptent à nos besoins, en temps de crise mais pas seulement.

Un bâtiment sain c’est une meilleure qualité de l’air intérieur (ventilation, filtres, climatisation par zone, etc.) ; une meilleure qualité de l’eau et une meilleure qualité sanitaire des espaces (antibactériens et faciles à entretenir, ouverture des portes sans contact, séparation des flux de personnes, toilettes nettoyées automatiquement, etc.). Sur tous ces enjeux, on peut faire mieux et on doit faire mieux grâce aux innovations en conception, au choix des équipements et matériaux, mais aussi à l’intégration de systèmes de surveillance et de gestion des informations.

La flexibilité d’un bâti est aussi essentielle afin de moduler les zones en fonction des besoins : bureau à la maison, salles médicales, chambres résidentielles de transition, salles d’isolement et d’observation, réserves de fournitures, etc.

Les bâtiments, et sans doute en priorité les bâtiments publics, doivent pouvoir se transformer rapidement : une salle polyvalente doit pouvoir accueillir des populations sans abris, un centre de congrès peut devenir un hôpital de campagne, un village vacance peut servir de centre de quarantaine.

La mixité fonctionnelle pour la « ville des petites distances »

De même, nos villes et nos quartiers doivent pouvoir continuer à fonctionner, même en cas de restriction des déplacements grâce à un ensemble de services de proximité. Cela suppose qu’on reste vigilant quant à la mixité fonctionnelle, composante centrale de la « ville des petites distances ». Un territoire où l’on peut naviguer entre le travail, le logement, l’école et les commerces sans avoir à prendre sa voiture. Pour cela, il est primordial de faire coexister habitations, commerces, bureaux, etc. et d’en finir avec le zonage fonctionnel.

Des espaces de vie et d’échanges, même digitaux, essentiels à la qualité de vie en ville

La qualité de vie est aussi intrinsèquement liée aux interactions possibles entre les personnes. Partout en France, on a vu fleurir au fil de cette crise des initiatives solidaires entre voisins, entre génération. La ville doit pouvoir permettre l’éclosion de lieux de vies et d’échanges pour que vive l’esprit citoyen et solidaire.

Composante aussi essentielle de la qualité de vie, les outils numériques et la bonne connectivité dont nous bénéficions en France ont permis partout de ne pas rompre les liens durant ces dernières semaines : dialoguer avec les siens, travailler en équipe, poursuivre l’école à la maison, ou encore assurer la continuité du parcours de soin grâce à la télémédecine.

Les 5 leviers vers lesquels investir, au nom d’un monde durable

Pour les gouvernants en charge de coconstruire les plans de relance, l’équation relève de la quadrature du cercle. Comment sauver notre tissu économique et les milliers d’entreprises en danger, sans pour autant revenir au monde d’avant et son appétit destructeur pour la planète ?

Commençons par ne pas répéter nos erreurs et refusons d’axer les solutions, comme au lendemain de la crise de 2008, sur la seule recherche de la performance économique et financière pour favoriser au contraire des modèles de développement durables et responsables qui profitent à tous. Les mesures économiques et les aides versées aux entreprises doivent être vectrices de transformation vers un monde durable et résilient. Nous pouvons pour cela flécher les investissements autour de 5 grands enjeux :

1/ Les infrastructures durables (mobilités propres, énergie renouvelable…) pour diminuer les émissions de CO2 et améliorer la qualité de l’air sur le long terme. Un enjeu central puisque l’OMS estime que la pollution de l’air cause la mort prématurée de 2 millions de personnes dans le monde.

2/ La rénovation énergétique des bâtiments : bâtiments publics, tertiaires et logement. C’est bénéfique pour l’environnement et pour l’emploi et l’économie locale. Partout en France, des milliers d’artisans seront mobilisés. Un parc de bâtiment performant sur le plan énergétique, ce sont des économies d’énergie et ce sont des refuges confortables adaptés aux changements climatiques.

3/ Les circuits courts et pôles d’économies circulaires. Partout en France investissons pour permettre la pérennisation des circuits courts. Dans tous les secteurs d’activité, nous pouvons prévoir des filières de réparation, de réemploi et de recyclage. Lorsque cela est possible, la relocalisation de la production permet de limiter le risque de rupture de la chaîne d’approvisionnement.

4/ La biodiversité et agriculture urbaine. Cette période de crise nous a reconnecté avec la biodiversité et a démontré que l’agriculture urbaine n’est pas une initiative marginale mais bien une réponse à un besoin primaire pour les habitants des villes.

5/ Le numérique responsable, celui qui va nous permettre d’économiser de l’énergie, de partager les espaces et les services, de maintenir les personnes âgées à domicile dans de meilleures conditions…

Nous devons faire ces choix pour les générations futures et nous pouvons les faire. Des investissements massifs sont prévus pour sortir de la crise. Orientons-les vers des actions qui favorisent les transitions plutôt que vers celles qui tenteront de nous ramener dans le monde d’avant.

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(*) Certivéa est une filiale du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) proposant des labels et des certifications pour accompagner les acteurs du bâtiment et de l’immobilier  »dans la progression de leurs performances durables en construction, rénovation et exploitation ainsi que dans leurs projets d’aménagement et d’infrastructures« .

 

Coronavirus :  » repenser notre relation au monde vivant »

Coronavirus :  » repenser notre relation au monde vivant »

Du fait des bouleversements des écosystèmes l’homme est obligatoirement exposé à de nouveaux germes », explique Jean-François Guéga sur  France Info.  Jean-François Guéga  est directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae)

 

L’origine du nouveau coronavirus semble être animale. Est-ce que l’action de l’homme, est-ce que notre relation au monde vivant, à la Nature, est en cause dans cette pandémie ?

La plupart des agents infectieux ou parasitaires circulant chez l’humain sont aujourd’hui d’origine animale. Depuis 50 ans, on voit une augmentation de la proportion des organismes infectieux et parasitaires humains. C’est environ aujourd’hui 75%. Et donc au fur et à mesure que nous allons exploiter les grands biomes naturels [communautés animales et végétales, classées en fonction de la végétation dominante et caractérisées par les adaptations des organismes à leur environnement spécifique] nous allons être exposés en tant que civilisation. Les premières personnes qui vont contracter ces infections, ce sont les gens qui vont exploiter les forêts, les forestiers, et aussi les chasseurs de viande de brousse. Et les éleveurs, qui vont être au contact de ce qu’on appelle les cas primaires. Le monde regorge d’agents microbiens. Et au travers de notre exploitation des écosystèmes naturels, je pense au sujet de la déforestation dans les grands biomes forestiers intertropicaux, l’homme est obligatoirement exposé à de nouveaux germes. Pas obligatoirement pathogènes (…) mais qui vont pouvoir passer sur les individus humains, et pouvoir se développer et provoquer des épidémies ou des pandémies telle que celle-ci.

Cette épidémie doit-elle nous obliger à repenser notre relation au monde vivant ?

Absolument. C’est un coup de semonce qui nous est donné.

Il y a des agents pathogènes beaucoup plus sévères, beaucoup plus violents, qui ont un taux de létalité supérieur à celui qui passe actuellement et qui produit la pandémie à Covid-19. Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Inrae à franceinfo

 

Nous devons, au sortir de cette pandémie, vraiment réfléchir à nos relations aux environnements naturels, penser à la protection, à l’organisation de grands sanctuaires, de diversité biologique, notamment dans les grands biomes intertropicaux.

Il faut aussi éviter l’exposition aux agents pathogènes ?

Oui je pense à la chasse de brousse. La chasse de brousse est toujours associée aux populations les plus pauvres du monde. Vous ne pouvez pas l’interdire mais il faut réguler cette chasse illégale de viande de brousse. Et dans le même temps fournir les moyens de subsistance et de bien-être à ces populations les plus malheureuses du monde.

Environnement : Après le Coronavirus, : « Nous devons tout repenser »

Environnement : Après le Coronavirus,  : « Nous devons tout repenser »

L a sociologue et philosophe Dominique Méda espère de la crise du Covid-19 qu’elle serve de « déclencheur pour la grande bifurcation qu’exige l’imminence de la crise écologique ».(Interview dans la tribune

 

 

Ce moment si particulier de début de confinement, comment l’éprouvez-vous intimement, comment l’interprétez-vous intellectuellement ?

Je le vis comme le prélude à d’autres crises et d’autres confinements, toujours plus graves, toujours plus surprenants, et pourtant prévisibles. Je veux dire que nous savons plus ou moins toutes et tous aujourd’hui que nous ne pouvons plus vivre comme avant, que nous avons forcé et dépassé un certain nombre de limites.

J’envisage cette crise comme un coup de semonce qui met en lumière notre aveuglement et notre impréparation. J’espère qu’elle va nous servir de déclencheur pour la grande bifurcation qu’exige l’imminence de la crise écologique.

C’est, par son ampleur et sa diffusion, une crise inconnue, une crise plurielle – économique, sociale, financière – et tentaculaire, une crise d’une soudaineté terrifiante, c’est en premier lieu une crise qui frappe et interroge « toute » la société et « toute » la planète. Vit-on un moment inédit de « crise holistique » ?

Hier, je parlais par Skype avec une Américaine installée au fin fond des Etats-Unis. Elle me racontait exactement la même situation que celle dans laquelle je me trouvais moi. Les écoles fermées, le confinement, les morts, les hôpitaux submergés, l’impuissance.

Cette internationalisation des événements, la simultanéité des expériences, ou encore la diversité des réponses et l’incapacité de former un « nous » alors que nous vivons la même chose et que nous sommes en quelque sorte constitués en une humanité unie par cet événement, forment quelque chose de tout à fait extraordinaire. Si cela nous permettait justement de prendre conscience de l’identité des défis auxquels nous sommes confrontés, ce serait magnifique. Plus encore si nous en profitions pour façonner des réponses communes.

Nous devons absolument reprendre la main et sur la finance et sur la production, revenir sur la liberté de circulation des capitaux et sur l’actuelle division internationale du travail.

Comment la globalisation du monde doit-elle être questionnée par cette crise ?

A l’évidence, elle a été beaucoup trop loin et elle n’a pas été contrôlée. A cet égard, le fameux article de Rawi Abdelal, (« Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale« ) qui montre comment les Français ont promu la libéralisation complète de la finance en croyant pouvoir la maîtriser, est important. Car comme l’admet désormais le FMI, c’est un échec.

Et accepter la désindustrialisation et la dépendance que cela a provoqué est insensé. Nous devons absolument reprendre la main et sur la finance et sur la production, revenir sur la liberté de circulation des capitaux et sur l’actuelle division internationale du travail.

Le fonctionnement de cette globalisation, que l’on dit communément inégalitaire, égoïste, compartimenté, mercantile, peut-il à terme mais aussi dès maintenant profiter de cet indicible pour se réinventer ? L’urgence sanitaire mondialisée semble faire naître des desseins de ce type. En revanche, de l’Europe aux Etats-Unis, la cartographie géopolitique n’est guère encourageante…

Certes, mais la prise de conscience est brutale et intense. Il va falloir reconstruire très vite un programme politique de rechange exactement comme pendant la Seconde Guerre mondiale avec Beveridge et Keynes. Il nous faudra profiter de cette situation pour engager une véritable reconversion. Nous devons tout repenser, y compris et d’abord nos représentations des rapports entre humains et Nature, ce qu’est la vocation humaine, réapprendre le sens des limites, trier dans ce que la Modernité nous a apporté.

L’histoire est, à ce titre, un éternel recommencement : c’est dans l’exploitation des peurs que fermente le succès populaire et électoral des thèses isolationnistes, nationalistes, xénophobes. L’incontestable succès des candidats RN sortants ne doit-il pas être lu à cette aune ? Au-delà, et notamment au sein des pays d’Europe mais aussi aux Etats-Unis engagés dans la bataille des Présidentielles, ce spectre est-il inéluctable ?

Beaucoup de recherches ont mis en évidence le lien étroit entre délocalisations, automatisation, chômage et vote pour les extrêmes. Dans la reconversion écologique que je propose, nous devons mettre au centre l’impératif de justice sociale. Bien pensée, celle-ci peut permettre de recréer des emplois, de renouer avec le sens du travail, tout en sauvegardant des « conditions de vie véritablement humaines ».

Une « autre » réalité de nos existences est concrètement frappée : le travail, « l’exercice du travail ». Les premières mesures de l’Etat vous satisfont-elles ? Quels dangers, à plus long terme, cette déflagration fait-elle peser sur cet exercice du travail ?

Ce moment devrait nous permettre d’une part de faire le tri entre les métiers vraiment utiles et ce que Graeber appelle les « bullshits jobs », d’autre part de reconsidérer la rémunération relative des métiers. Il faut être aveugle pour ne pas voir quels sont aujourd’hui les métiers sans lesquels la société ne peut pas vivre.

Peut-on dès maintenant « tirer profit » de ce moment de crise pour questionner l’organisation, les réglementations, les conditions futures de cet « exercice du travail » ?

Oui, il nous faut préparer l’après dès aujourd’hui. A tous points de vue, nous devons renouer avec le réel et atterrir. La société de demain doit se préparer à faire face à des catastrophes climatiques et sanitaires. Nous devons nous organiser pour y faire face.

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Dominique Méda est professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine, et titulaire de la Chaire « Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales » à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FSMH).

 

Repenser l’économie en raison de l’écologie (Corine Pelluchon)

Repenser l’économie en raison de l’écologie (Corine Pelluchon)

Une longue interview dans la Tribune de Corine Pelluchon, auteure et professeure de philosophie qui développe uen réflexion  implique de repenser radicalement la façon dont l’Homme habite la Terre, et cohabite avec les autres êtres non-humains.

 

 

Quels sont les problèmes majeurs que nous allons devoir affronter ? Et en quoi la philosophie peut contribuer concrètement, sinon à les résoudre, du moins à les éclairer ?

La crise écologique, qui ne se réduit pas à une dégradation de l’environnement ou à une raréfaction des ressources remettant en cause nos styles de vie, mais interroge aussi notre rapport à la nature et à nous-mêmes, est un des problèmes majeurs. Nous habitons la Terre en nous comportant comme des prédateurs et en oubliant que nous la partageons avec les autres espèces. Pensez aux souffrances inouïes que l’on fait endurer quotidiennement à des milliards d’animaux pour pouvoir consommer leur chair ou acheter leur fourrure. L’homme a tendance à considérer que ses projets et ses possessions constituent le sens de sa vie et que la seule limite à sa liberté est l’autre homme actuel. Or, si nous prenons au sérieux la matérialité de notre existence et notre corporéité, nous voyons que notre vie est intimement mêlée à celle des autres êtres, passés, présents et futurs, humains et non humains. Bien plus, la crise écologique devrait nous amener à ne plus fonder l’humanisme sur l’individu pensé de manière atomiste, coupé des autres et défini par la seule liberté. Cette conception relationnelle du sujet à laquelle conduit une réflexion qui articule l’écologie à l’existence devrait donc nous permettre de rénover l’humanisme, en contestant l’anthropocentrisme despotique qui l’a longtemps caractérisé, en insistant au moins autant sur la réceptivité et sur la vulnérabilité que sur le projet et la maîtrise de soi et en nous rendant moins enclins à la domination. Il s’agit aussi de revoir la place de l’économie, qui est aujourd’hui un économisme, où la recherche du profit détermine tout. J’élabore une philosophie du sujet relationnel et forge les outils éthiques et politiques qui s’ensuivent de cette réflexion sur le sujet pensé dans sa corporéité. Actuellement, je m’interroge sur les capacités et dispositions morales qui pourraient nous permettre d’avoir plus de respect envers la nature et les autres vivants, d’être plus sobres, de savoir apprécier la beauté des paysages, etc. Il s’agit d’une éthique des vertus qui inclut une réflexion sur les émotions et les affects et souligne le lien entre l’éthique et l’esthétique. Pour changer ses styles de vie, les principes et les règles ne suffisent pas. Il ne faut pas se focaliser seulement sur les normes, mais il importe de se tourner vers les agents moraux, vers ce qui pousse les individus à agir. L’éthique implique une transformation de soi et, pour sentir que le respect de soi est inséparable du respect des autres vivants et de la nature, des dispositions morales qui expliquent aussi qu’on change ses habitudes de consommation en y trouvant une forme d’accomplissement de soi.

Vous n’évoquez pas les risques liés aux progrès technologiques générés par les NTIC, les biotechnologies, les nanotechnologies… Ne menacent-ils par la liberté de l’homme ?

Je parlerai des biotechnologies, que je connais le mieux, des modifications génétiques, par exemple, qui nous obligent à nous interroger sur le sens de la vie. En elles‐mêmes, ces techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises ; tout dépend de l’usage que nous en faisons. Qu’est‐ce qui pourrait en limiter les applications ? Le fait qu’elles ne seront pas généralisables, qu’elles auront un coût trop important ? Dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009/2014), j’avais essayé de montrer que l’important était surtout d’examiner leur impact sur les individus, sur les institutions et sur les dispositions qui les soutiennent et rendent effective la démocratie, comme l’égalité morale des individus ou la tolérance, par exemple. Il s’agit de voir au cas par cas si ces techniques induisent des effets qui sont contraires à ce que nous continuons de chérir. Ainsi, les thérapies géniques germinales, qui pourraient permettre de « designer » son enfant à venir en fonction de ce que l’on pense être une vie réussie, s’opposent au sens de la parentalité conçue comme l’accueil de ce qu’on n’attendait pas. Les biotechnologies interrogent notre rapport à l’imprévisibilité, à l’inconnu, à l’autre, et à la finitude. En ce sens, elles sont les alliées de l’idéal de maîtrise de soi et de performance constitutif de ce que j’ai appelé il y a quelques années une « éthique de l’autonomie ». Celle-ci désigne une sorte d’idéologie liée à un double mouvement de valorisation de l’autonomie, devenue une norme, et de transformation de cette notion qui s’est vidée progressivement de tout contenu pour s’identifier à l’indépendance. Cette dernière, qui va de pair avec un idéal de contrôle, est toutefois paradoxale, parce que le sujet qui veut être lui-même se plie aux impératifs du marché, si bien que son autonomie est exactement ce que Kant appelait l’hétéronomie. De plus, l’être en proie à cette éthique de l’autonomie refuse de prendre le moindre risque, parce que ce qui échappe à son contrôle et au contrôle, à la prévision, lui fait peur. Il exprime une demande de liberté surveillée, qui est très loin du désir d’aventure et du goût du risque prônés dans les années soixante et soixante-dix. Cette conception, qui n’aide pas à bien vivre le vieillissement, par exemple, explique certaines demandes sociétales et un certain usage des techniques médicales et des biotechnologies. Cette éthique de l’autonomie trahit également une méprise sur le vivant, sur sa corporéité, qui témoigne de notre passivité. Elle va de pair avec des représentations élitistes qui désignent comme insignifiants ou inférieurs les êtres qui n’ont pas la capacité d’imposer aux autres leur volonté ou qui la communiquent autrement que nous. Elle conduit à ne voir chez les personnes en situation de handicap ou de démence que les déficits et est solidaire d’un mépris des vivants. Les animaux sont des subjectivités non représentationnelles ; il y a quelqu’un derrière la fourrure et sa vie est aussi importante pour lui que la vôtre l’est pour vous. Les animaux sont individués et ils ont une intelligence et un accès au réel qui nous échappent totalement quand nous pensons que le réel est seulement celui que nous découpons avec nos catégories et nos concepts.

Cette éthique de l’autonomie, qui ne nous aide pas à bien vivre, est l’enfant tardif d’une anthropologie qui a été fondée sur un sujet atomiste, défini par le droit à user de ce qui est bon pour sa conservation. Cette fiction d’un individu pensé abstraction faite de ses appartenances était nécessaire pour établir la philosophie des droits de l’homme et penser que le fondement et la finalité de l’Etat étaient la liberté des individus. Il fallait forger cette abstraction pour penser un Etat laïc et affirmer que tout être humain, quels que soient sa fonction, son ethnie, sa religion ou son genre, avait les mêmes droits que les autres et donc pour reconnaître une égale dignité aux humains. Cependant, tout se passe comme si nous avions, au fil du temps, oublié ce caractère relationnel de nos vies et perdu le sens de ce qui nous relie aux générations passées, présentes et futures, à la Terre et aux autres vivants. C’est ainsi que la fondation individualiste du sujet sur laquelle reposent le libéralisme politique et la philosophie des droits de l’homme a donné lieu à une anthropologie pauvre, qui ne donne aucun relief à l’existence humaine, en dehors de la conquête de sa liberté et de la possession de biens matériels.

Cette anthropologie n’offre pas non plus de contrepoids à l’économisme, qui n’était pas en germe chez les auteurs du 17e siècle, mais qui s’est imposé après la Révolution industrielle et dans une société où la division du travail, la spécialisation des tâches et la professionnalisation de la vie politique installaient en chacun une division entre la sphère publique, gérée par des représentants, et la sphère privée. Celle-ci est devenue le lieu d’expression de soi, d’un moi de plus en plus rivé à la consommation, occupé à produire, à se distraire, à remplir un vide que le système capitaliste entretient car la surproduction, l’obsolescence programmée des objets, le gaspillage et l’exploitation des autres hommes, des ressources et des animaux ne peuvent fonctionner que dans une société où les êtres tournent sans repos sur eux-mêmes, comme disait Tocqueville, sont isolés, désolés, divisés, mais obsédés par le regard d’autrui. Ayant surtout des rapports de compétition et aucun horizon d’espérance en dehors de celui que procure la reconnaissance, ils cherchent à posséder ce que les autres ne possèdent pas et sont animés de désirs artificiels. Ces derniers sont créés de manière totalement factices par le marketing, mais ils s’appuient sur des ressorts psychologiques qui expliquent que le capitalisme, pourtant fondé sur une anthropologie fausse et fragile, survit et est même très efficace.

A cette éthique de l’autonomie j’ai opposé une philosophie de la corporéité qui met au jour le caractère relationnel du sujet et conduit à rafraîchir le sens que l’on accorde à son existence. Elle a d’abord donné lieu à une « éthique de la vulnérabilité », centrée sur la passivité du vivant, sur sa fragilité, mais aussi son ouverture aux autres, sa responsabilité. Parler de corporéité, c’est dire que la conscience n’est pas le point zéro de mon expérience, que le réel n’est pas seulement ni essentiellement relatif à ce que j’en vois ou en sais, à ce que je fais de lui, mais qu’il y a quelque chose avant la conscience. Cela conduit à s’intéresser aux phénomènes qui échappent à ma maîtrise et mettent en échec ma volonté. Cependant, une phénoménologie attentive aux phénomènes que ma conscience ne constitue pas ou qui échappent à mon intentionnalité ne s’intéressera pas seulement à la maladie, à la mort, à la douleur, à la démence, mais elle décrira aussi le revirement du constitué en condition de mon existence qui, dans la manière dont nous habitons la Terre et goûtons aux choses, révèle aussi l’importance du plaisir.

La deuxième étape de cette philosophie est donc la philosophie des nourritures développée dans le dernier livre. Les nourritures désignent tout ce dont je vis et qui « nourrit » ma vie, c’est-à-dire que les choses naturelles et culturelles dont je vis répondent à mes besoins, qu’il s’agisse de l’alimentation, de l’eau, de l’air, du travail, etc. Cependant, les besoins ne sont pas pensés à la lumière de la privation, comme s’ils étaient des vides à remplir. Le besoin vire en plaisir, qui est recherché pour lui-même, sauf quand cet accès au plaisir n’est pas possible en raison des privations extrêmes, comme la faim, le froid, l’épuisement. Cette complaisance dans le monde sensible que nous éprouvons nous enseigne que l’amour de la vie est originaire, et que la déréliction ou le sentiment d’être jeté dans un monde absurde est seconde et lié aux conditions sociales, économiques et matérielles. Nos sensations, qui font ressortir la texture des aliments, et traduisent la vérité de notre rapport au monde, qui est un être-avec-le-monde, suggèrent aussi que les choses ne sont pas réductibles à leur fonctionnalité, qu’il y a un excédent, une générosité dans ce monde qui n’est pas entièrement thématisable. C’est cette essence généreuse du monde, son excédent, que l’on entend dans le pluriel des nourritures et qui souligne aussi la centralité du goût.

Bien plus, je mange pour calmer ma faim et reprendre des forces et travaille pour gagner mon pain, mais l’activité même de manger, de travailler, me réjouit – ou pas – et donne un sens et une saveur à mon existence. Quand l’acte de se nourrir ou le travail n’ont pas de sens, j’en souffre. Ce qui fait la grâce de la vie et son sens va au-delà des nécessités et le projet ne saurait définir notre existence, qui est plutôt conçue ici à la lumière de la réceptivité qui exprime le contact entre moi et le monde. Ainsi, je ne vis pas pour faire ceci ou cela, comme si l’existence était à comprendre essentiellement à la lumière du projet, mais parce que je prends du plaisir à vivre, qu’il y a une gratuité dans le fait d’exister. Je vis pour vivre ; vivre, comme disait Emmanuel Levinas, est une sincérité. Vivre, c’est vivre de, et vivre de, c’est jouir.

En même temps, je ne vis pas seulement pour moi, parce que – et cela nous éloigne de Levinas -mon usage des nourritures et, au premier chef, ma manière de m’alimenter me relient, que je le veuille ou non, aux autres êtres humains, passés, présents et futurs, et aux autres vivants, en particulier aux animaux. Bien plus, ma vie est, dès ma naissance, de par ma naissance, débordée par celle des autres et, en naissant, c’est un monde commun aux générations passées, présentes et futures, et aux animaux, un monde constitué par le patrimoine naturel et culturel de l’humanité et incluant la biodiversité, qui m’accueille. Ce monde survivra à ma mort, mais il est l’une des dimensions de mon existence, qui n’est donc pas seulement individuelle, contrairement à ce que nous avons tendance à croire, surtout en Occident. Vivre, ce n’est pas seulement vivre pour soi. Bien sûr, mon existence a du sens pour moi et pour mes proches, mais le monde commun lui confère aussi une épaisseur. Le sens de mon existence n’est pas constitué seulement par ce que j’accumule et fais pour moi, mais il est lié à ce que je transmets et la valeur de mes actes dépend de leur impact sur le monde commun. Au contraire, le projet transhumaniste est celui d’un individu tout‐puissant et qui ne vit que pour lui.

Enfin, la philosophie du sujet relationnel que je propose vise à compléter les droits de l’homme, qui ne peuvent plus être fondés simplement sur un sujet individuel coupé des autres êtres humains et non‐humains. Elle a donc d’emblée une portée politique et juridique. Parce que la biosphère est la condition de mon existence, que la beauté de la nature nourrit ma vie, que les générations passées et futures font partie de moi et que nous cohabitons avec les animaux, qui sont mêlés à nos vies et dont les intérêts doivent aussi entrer dans la définition du bien commun, les finalités du politique ne seront plus  seulement la sécurité ou la conciliation des libertés individuelles et la réduction des inégalités. La protection de la biosphère, le souci pour les générations futures, l’amélioration de la condition animale deviennent de nouveaux devoirs de l’Etat.

Nous traversons une crise du politique, le citoyen ne se sent plus représenté. A quoi est-ce dû ?
A l’économisme, à la règle du profit qui fait plier le politique et a envahi toutes les sphères de la vie. Les hommes ont perdu le sens du monde commun et de ce qui les relie aux autres. Ils ne se vivent plus que comme des forces de production et des forces de consommation. C’est ce que Hannah Arendt appelait la désolation, qui rend les individus des démocraties de masse vulnérables aux solutions totalitaires.

Il s’agit aujourd’hui de reconstruire de la démocratie en revoyant la philosophie du sujet qui sert encore de base au contractualisme actuel et qui ne permet pas de lutter contre l’économisme. Il s’agit aussi de rénover ses institutions afin d’intégrer le long terme et de traiter des enjeux globaux associés à l’environnement. Ils sont parfois invisibles, comme les perturbations endocriniennes et la pollution. On a également besoin de médiations scientifiques pour éclairer les décisions, mais aussi d’organes de veille et de vigilance ‐ pouvant prendre la forme d’une troisième chambre disposant d’un droit de veto ‐ afin que les propositions de loi ne contredisent pas la protection de la biosphère et l’amélioration de la condition animale qui sont des devoirs de l’Etat. Ces mesures nous éviteraient d’avoir des politiques atomistes et souvent incohérentes. Les questions de justice intergénérationnelle, l’écologie et la question animale doivent être traitées de manière transversale. Les politiques en matière d’économie, de transport, d’agriculture, d’éducation affectent l’écologie, la justice intergénérationnelle et les animaux. Inversement, on ne peut protéger l’environnement, prendre en compte les générations futures et améliorer la condition animale si l’on en fait des domaines à part et que l’on se satisfait de meures qui seront contredites par ailleurs. Enfin, il s’agit de penser les conditions de la délibération sur des sujets complexes qui supposent que la justice ne se réduit pas à l’accord extérieur des libertés mais implique une certaine conception du bien commun. C’est le cas de la plupart des questions dites de bioéthique qui soulèvent des enjeux moraux qui vont au-delà des problèmes de mœurs et c’est le cas dès qu’on aborde des techniques ou des pratiques qui ont un impact non seulement sur la société, mais aussi sur les écosystèmes, les autres espèces et les générations futures. Le défi est de penser ou plutôt d’instituer le bien commun, qui n’existe pas dans le ciel des idées et qui est a posteriori, sans fonder la décision collective ou les lois sur la vision moralisatrice d’un groupe et donc en respectant le pluralisme qui va de pair, dans une démocratie, avec la reconnaissance de l’égalité morale des individus, le refus des gourous éthiques ou du paternalisme, si vous préférez.

Bref, l’objectif est de forger des outils et de concevoir une méthodologie nous permettant de parvenir à des législations adaptées aux différents acteurs et à l’historicité des lois, au contexte, en trouvant des accords sur fond de désaccords. C’est ce que j’ai essayé de faire, notamment en politisant le difficile problème de l’aide active à mourir. Il est également important de passer d’une démocratie concurrentielle, où l’on use d’une rhétorique plébiscitaire, reposant sur le marchandage, les promesses et les récompenses, et sur la peur, à une démocratie délibérative, où l’on pèse le pour et le contre avant de prendre des décisions politiques, où l’on explicite les arguments des différents camps et où chacun se demande ce qui a un sens pour la collectivité, et pas seulement pour lui. L’argumentation est au cœur de la démocratie délibérative. Elle désigne une communication non coercitive et s’adresse à l’intelligence d’autrui. C’est aussi ce que désirent la plupart des individus : que l’on sollicite leur bon sens.

Mais nous pouvons déjà agir, dans nos démocraties, en tant que citoyens…

Le cœur de la démocratie, c’est la vigilance critique dans l’espace public. Par exemple, quand ils mangent, les individus ont un impact sur la production et la distribution. Ils ont un rôle politique. Le sentiment d’impuissance ne peut être un alibi, car les consommateurs ont un pouvoir considérable sur l’économie et sur la politique. Nous pouvons réorienter l’industrie agroalimentaire en cessant d’acheter des produits que cette industrie présente comme des produits de luxe (le foie gras), des produits indispensables à la santé (la viande). Nous pouvons leur signifier, si nous sommes assez nombreux, qu’il y a de l’argent à gagner avec des produits végétaux. La demande peut créer l’offre, surtout dans l’alimentation parce que nous mangeons tous trois fois par jour. Enfin, pour que les citoyens puissent exercer leur esprit critique, il faut non seulement que certaines scientifiques soient disponibles, mais aussi que gouvernants et gouvernés soient formés sur des problèmes concrets et sur la manière d’argumenter. Je rêve, par exemple, que l’on remplace, dans les programmes de philosophie de la classe de terminale, l’étude de notions souvent trop abstraites pour des jeunes gens de 18 ans par l’éthique animale et environnementale, la bioéthique, etc. Il faudrait certainement moderniser un peu le contenu des programmes scolaires, donner une meilleure formation scientifique aux jeunes, enseigner la rhétorique. De manière générale, il serait intéressant de former nos politiques afin qu’ils enrichissent les programmes politiques et soient davantage dans l’analyse et l’argumentation, au lieu d’être dans l’invective constante. Pourquoi ne pas créer une sorte de Sciences Po pour les adultes ? Il existe des forums et des gens comme moi qui pourraient passer leur vie à aller donner des conférences par ci par là – gratuitement, en ce qui me concerne. Mais, indépendamment du fait que c’est épuisant pour les conférenciers, qui ont souvent une lourde charge de travail par ailleurs, la formation suppose un temps long, des efforts et de la rigueur, et un lieu soustrait au vacarme du monde et aux médias. Informer c’est bien, former c’est mieux. Les deux ne sont pas antithétiques, même si, à notre époque, où tout le monde veut aller vite, parler de tout sans prendre le temps d’apprendre, on fait plus d’efforts et de bruit pour informer que pour former les individus.

Dans votre dernier ouvrage, « Les Nourritures. Philosophie du corps politique », vous accordez à l’acte de se nourrir une place centrale. C’est pour le moins étonnant dans le domaine de la philosophie ?

« Au commencement était la faim », écrivait Emmanuel Lévinas dans ses Carnets de Captivité. Avant de penser, le sujet a faim. La faim est une privation extrême. Rappelons qu’aujourd’hui même, près de 3 milliards de personnes dans le monde souffrent de faim ou de malnutrition.

J’insiste sur le fait qu’au delà du besoin archaïque et originaire qu’est la faim, le besoin de manger se transforme en plaisir. C’est ce que j’appelais le cogito gourmand en insistant sur le caractère à la fois biologique et social, sensuel et spirituel du goût et sur le fait qu’il réfute tous les dualismes corps/esprit, nature/culture, intérieur/extérieur. De plus, les multiples dimensions de l’alimentation, qui est une incorporation, sa dimension nutritive, affective, sociale, symbolique, éthique, économique et politique, suggèrent que l’on a affaire à un phénomène qui exprime le vécu dans sa globalité. C’est cela l’oralité.

L’emblème de la philosophie du sentir que je développe dans Les Nourritures est moins le ventre que la bouche. L’oralité, c’est à la fois ce qui passe par ma bouche et la parole. C’est un rapport intime à soi et à l’autre. Manger est un dire. Quand je mange, je dis la place que j’accorde au sein de mon existence aux êtres humains passés, présents et futurs et à aux animaux, mais j’exprime aussi mon vécu dans sa globalité. Ma manière de manger traduit aussi le respect de moi, ce que j’accepte d’incorporer, comment je l’incorpore. Il y a aussi toute une mémoire de l’alimentation qui est liée aux plats que nous préparaient nos parents et nos grands-parents, à l’histoire familiale, aux premiers moments de notre vie, quand nous avons été nourris et qu’en même temps que le sein ou le biberon, nous avons reçu de l’attention et de l’amour – ou pas.

L’alimentation rend impossible le maintien des dualismes. C’est pourquoi, sur le plan phénoménologique, elle est si intéressante. Dans ce livre, je pars de la description phénoménologique de l’existant dans la matérialité de son existence : l’alimentation en particulier, mais aussi le fait d’être né, d’être posé à terre, d’habiter quelque part. On pourrait ajouter le fait de respirer et, pour les humains, le fait de se vêtir.

En partant de la description de ces actes quotidiens, qui concernent tout le monde, je fais surgir des structures de l’existence qui ont une dimension universalisante et éclairent la condition humaine de manière nouvelle. J’ai ainsi approfondi la philosophie de la corporéité que j’avais commencé à élaborer dans mes précédents ouvrages, mais en travaillant cette fois-ci non plus sur des phénomènes négatifs, comme la douleur, la souffrance, la fatigue, la maladie, la démence, la mort, mais sur le plaisir, sur la naissance et notre habitation de la Terre.

Dans le passé, l’hôpital et les cas cliniques étaient l’inspiration principale. C’est ainsi, par exemple, qu’en visitant des établissements prenant en charge des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, j’ai essayé de penser ou de repenser l’identité. Qu’est-ce que l’identité d’une personne qui a perdu le sens fonctionnel des objets et la mémoire ? Qu’est-ce que cela dit de la manière dont nous concevons le sujet? Peut-on penser l’autonomie d’une personne en situation de dépendance et aller au-delà de la définition, à la fois juridique et médicale, de la compétence ? Ce travail sur la vulnérabilité qui était centré sur la catégorie de passivité et qui suppose une articulation très serrée entre les notions d’autonomie, de vulnérabilité et de responsabilité était une première étape. La deuxième porte sur le « vivre de ».

C’est cela que j’appelle les « nourritures ». Cela inclut les aliments, mais ne s’y réduit pas et c’est une manière d’éviter le mot de « ressources » qui réduit le monde à sa dimension instrumentale Or il s’offre à nous comme ce qui nous plaît ou non, comme ayant une ambiance, un rythme. Quand on visite une ville, on sent un rythme, on se sent bien ou mal, etc. Encore une fois, c’est la réceptivité, l’être-avec-les-choses qui m’intéresse.

Des philosophes aussi différents que Michel Foucault, avec son « souci de soi », ou Michel Onfray et son « corps hédoniste » célèbrent aussi l’importance du corps. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux?

Je m’inscris plutôt dans la tradition d’une phénoménologie de la non-constitution représentée par Henri Maldiney, un philosophe important mais peu connu du grand public. De plus, je suis philosophe politique. Michel Onfray défend un hédonisme qui est un peu un hédonisme de défi, car il exprime l’idée selon laquelle il faut profiter de la vie en laissant à Thanatos un corps qui aura brûlé. Il est également favorable, me semble-t-il, au transhumanisme, alors que je défends une pensée de la finitude et conçois les limites de notre vie, y compris la mort, de manière positive. Mon travail relève davantage de l’eudémonisme car ma question fondamentale est celle de la vie bonne. Il peut y avoir une vie bonne, où l’on peut parler de bonheur et de joie et réaliser cette alliance entre l’éthique comme transformation de soi et l’accomplissement de soi, même quand la satisfaction ou le bonheur personnel au sens ordinaire du terme est compromis. Pour connaître la joie, selon moi, il faut savoir pourquoi l’on vit et vivre une vie bonne, qui n’est jamais, d’après ce que j’ai dit plus haut, une vie seulement pour soi, mais, pour se sentir heureux, il faut de la chance, un contexte politique, social et affectif. C’est pourquoi il est question du daimon. Toutefois, le malheur, les privations n’empêchent pas d’avoir une vie accomplie. Pensez aux résistants qui sont morts et même aux dernières paroles de WittgensteinPhilippa Foot, dans Le Bien naturel, en parle.

Quant à Michel Foucault, c’est une pensée archéologique. Je pense ici surtout à ses cours au Collège de France, notamment à ceux qui sont publiés dans L’herméneutique du sujet. Je préfère d’ailleurs le dernier Foucault, celui qui relit les Stoïciens, ces athlètes de l’événement, en parlant d’un souci de soi qui n’est pas seulement lié au corps et qui pense l’éthique comme pratique de soi. C’est magistral et cela a une portée politique, très différente cependant de ce qui se joue dans sa théorie du biopouvoir. Cela dit, mon travail est différent. Mon éthique se fonde sur une phénoménologie de la non-constitution, contrairement à celle d’Edmund Husserl qui considère la conscience comme donatrice de sens. Je suis en cela les phénoménologues comme Levinas, Maldiney ou Michel Henry qui attirent notre attention sur des phénomènes que la conscience ne constitue pas, mais qui, au contraire, la constituent. Cette phénoménologie de la non-constitution permet de dégager un certain nombre de structures de l’existence qui éclairent le sens de mon rapport au monde et font surgir un sujet relationnel. J’en tire ensuite les conséquences politiques, comme nous l’avons vu plus haut.

Enfin, s’agissant de l’éthique et de la définition de la vie bonne, je me sens plus proche du Platon des Lois qui parle, au livre V, d’honorer son âme que des philosophes qui pensent le souci de soi. On honore son âme en aimant la vérité et le juste, au lieu de penser à acquérir les richesses ou les honneurs. Pour moi, le souci doit être tourné vers autre chose que soi, vers la Cité et ce qui la transcende, pour parler comme Leo Strauss.

La question animale structure une large partie de votre œuvre. Pourquoi?

Parce que c’est une question fondamentale en philosophie, stratégique, puisque se dessinent à partir de la manière dont on a pensé les animaux beaucoup d’autres notions comme le propre de l’homme, l’autonomie, etc. – autant de catégories qui, aujourd’hui, bougent en même temps que la conscience que nous avons de la richesse des existences animales. Cette question, qui est aussi celle des conditions de vie et de mort que nous infligeons aux animaux, est aussi importante en elle-même parce que les animaux comptent et que ce que nous leur faisons subir est un cauchemar. Pour moi, elle est centrale. Il y a peut-être aussi une raison biographique. Fille de viticulteurs, je suis née à la campagne. Auparavant, les vaches avaient un prénom et vivaient en moyenne 11 ans, contre 4 ans aujourd’hui. Même si je mangeais de la viande, j’ai été concernée par cette question très jeune. Depuis maintenant 15 ans, je ne consomme ni viande ni poisson et suis en train d’adopter un régime végétalien – en attendant aussi de devenir végane.

Cette question est par ailleurs abordée selon différentes approches en philosophie…

Il y a eu évidemment « Libération animale » de Peter Singer, paru en 1975, qui m’a bouleversée. Mais il n’est pas le seul. Je distinguerais trois vagues de la question animale, en se cantonnant à la période récente, disons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui marque l’extension de l’exploitation industrielle des animaux. La première vague, anglo-saxonne, est représentée par Singer, mais aussi par Tom Regan. Ils reprennent le concept d’antispécisme qui est né en 1970. Ce concept dénonce la discrimination fondée sur l’espèce en la comparant au sexisme et au racisme et il implique l’égale prise en considération des intérêts des animaux – ce qui n’implique pas l’égalité de traitements, comme ne cesse de le dire Singer. Leur travail est très différent, puisque Singer est utilitariste et Regan partisan d’une approche déontologique des droits des animaux, mais ils ont en commun de se focaliser sur le statut (moral, voire juridique, pour Regan) de l’animal pour dénoncer l’exploitation que l’homme fait subir à l’animal. La deuxième vague, française, est représentée par Jacques Derrida et Elisabeth de Fontenay, qui se saisissent de la question animale comme d’un levier pour déconstruire l’histoire de la philosophie en montrant comment les philosophes se sont donné le mot pour penser les animaux de manière privative, comme des êtres privés de logos et seulement capables de réagir. Encore une fois, ce sont ces représentations qui gomment l’extraordinaire hétérogénéité des animaux qui justifient les abus dont ils sont victimes. Jacques Derrida dans son livre « L’animal que je suis » va souligner le caractère violent de cet humanisme-là.

La troisième vague politise la question animale en se situant (c’est mon cas) sur le versant positif de la déconstruction. Il ne s’agit plus de dénoncer la violence de l’humanisme ni de distribuer des mauvais points aux philosophes qui ont pensé les animaux de manière privative, mais de se demander ce que seraient une éthique et une politique prenant au sérieux l’appel des animaux.

Dans une démocratie, il ne s’agit pas d’imposer le végétarisme à tout le monde, même si, personnellement, je rêve d’une telle société où il n’y aurait plus de mise à mort provoquée d’un animal. Le défi est de penser comment les intérêts des animaux peuvent entrer dans la définition du bien commun et comment faire de la question animale l’une des finalités du politique, alors que les animaux ne votent pas et que le pluralisme politique implique de trouver des accords sur fond de désaccord. Comment concilier le respect de la souveraineté du sujet, son droit à choisir son style de vie, tout en améliorant de manière substantielle la condition animale ? C’est ma question.

La question de la justice envers les animaux dépasse en l’intégrant la question de savoir quels droits ils ont, car elle suppose que la communauté morale et politique est élargie aux animaux, qui font partie de nos vies. Les violences que nous leur faisons subir ne soulèvent pas seulement des problèmes moraux, relatifs à la cruauté des hommes, mais elles mettent au jour l’injustice de notre justice et conduisent à remettre en question les fondements du droit et la plupart des habitudes des hommes. C’est cette problématique-là qui caractérise mon travail depuis « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature » ( Le Cerf, 2011).

Le travail de Sue Donaldson et Will Kymlicka dans « Zoopolis. A political Theory of Animal Rights » s’inscrit aussi dans cette troisième vague. Ce livre nous permet de comprendre ce que pourraient être les obligations concrètes des hommes à l’égard des animaux. J’ai convaincu les éditions Alma de le faire traduire car il est aussi important que l’a été « Libération animale » de Singer. Il paraîtra en novembre 2016, avec une postface que je vais rédiger.

Mon travail se distingue de celui de Kymlicka, bien que nous soyons tous les deux des libéraux (dissidents) qui cherchent à compléter le libéralisme pour qu’il tienne compte des minorités (c’est de là que vient Kymlicka) et pour le modifier à sa base et dans ses institutions, afin de substituer une autre philosophie du sujet à la conception de l’homme et de son rapport à l’autre que lui sur laquelle il repose et qui ne permet pas de faire entrer l’écologie et la question animale dans notre vie et dans la politique (c’est le fil directeur de mes livres). La théorie de la justice comme partage des nourritures comporte neuf principes, dont l’amélioration de la condition animale et la suppression de l’élevage intensif. Ces principes peuvent être déclinés de façon à laisser des marges de négociations aux différents Etats, mais ils sont plus substantiels que les deux principes de La Théorie de la justice comme équité de Rawls. L’amélioration de la condition animale relève des devoirs de l’Etat. C’est pour cela que la politique est une zoopolitique. Pour autant, il ne s’agit pas de créer une « démocratie animale ». Il y a une asymétrie colossale entre les animaux et nous et nous ne pouvons pas les représenter au sens strict du terme, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de nous congédier en cessant de voter pour nous. Il faut donc inventer une façon de porter leurs intérêts et de les faire entrer dans la définition du bien commun, ce qui passe par de multiples propositions se situant sur le plan institutionnel, constitutionnel et éducatif.

Le point commun à ces trois vagues est que le critère pour avoir droit à la considération morale n’est plus le logos, le langage articulé. A partir du moment où les animaux sont des existants à part entière, individualisés, il est immoral et injuste de les traiter comme ils sont traités.

En un mot, tout mon travail consiste à élaborer une théorie politique susceptible de modifier au niveau des institutions, mais aussi dans son esprit la philosophie du sujet qui fonde la politique actuelle. On pourrait penser que cette tentative pour compléter la démocratie libérale renvoie à Leo Strauss qui pensait que l’horizon du « bien vivre » et du bien commun ne peut pas disparaître en politique sans dégrader les institutions et le type de sociétés démocratiques. Cependant, on ne peut fonder la politique sur des valeurs qui sont des subjectivations, des visions du monde qui ne sont pas généralisables et qui, si elles devenaient les piliers du politique, aboutiraient à une forme de violence politique.

Au contraire, l’alimentation, le fait d’être né, de marcher, de respirer… ne sont pas des valeurs, mais des structures de l’existence qui, décrits phénoménologiquement, enseignent que le sujet n’est jamais seul, que sa vie est débordée par celle des autres, humains et non humains, etc. Ce sont ces structures de l’existence qui expliquent les principes de la théorie de la justice et le contrat social qui correspondent à la partie normative de cette théorie politique. Je parle de contrat social, donc d’artifice, alors que la description phénoménologique de l’alimentation, par exemple, montre que les animaux sont mêlés à notre vie, que les générations passées et futures aussi, etc. Ce recours au cadre artificiel du contrat est lié au fait que l’homme, contrairement aux fourmis, ne voit pas immédiatement le bien commun et qu’il y a, comme le dit Hobbes, une division entre les êtres et à l’intérieur de chacun d’entre nous, puisque nous ne sommes pas sûrs de vouloir demain ce que nous voulons aujourd’hui. Que le sujet soit relationnel et que cela soit une vérité phénoménologique n’implique pas que les individus soient psychologiquement disposés à vivre de telle sorte qu’ils respectent les animaux et se soucient des générations futures.

De plus, je parle d’améliorer la condition animale, non d’abolir toute exploitation animale, car, en démocratie, il faut trouver des accords sur fond de désaccords. Enfin, quand je disais qu’à propos des technologies et des pratiques médicales, le travail du philosophe ne consistait pas (essentiellement) à dire si une technique était bonne ou mauvaise en soi, mais à voir si elle était compatible ou pas avec les dispositions nécessaires pour vivre en société, je suggérais aussi que la démocratie ne se réduit pas aux seules institutions. Elle dépend aussi d’un type d’individu qui va les faire vivre ou les détruire. Platon disait déjà (La République, livre VIII) que chaque régime est détruit de l’intérieur par un type d’homme qui préfère, par exemple, honorer l’argent que le sens du bien et de la vérité.

L’inquiétude à l’égard de cette fragilité constitutive de la démocratie me rattache à Leo Strauss. Les risques liés à l’utilisation des biotechnologies ou de la bombe atomique sont bien plus compliqués que ceux des techniques de Descartes quand il disait qu’elles nous rendraient « comme maîtres et possesseurs de la nature » ! Il voulait dire que les conditions de vie, grâce aux techniques et à la médecine, serait meilleures. Ce n’était pas du transhumanisme avant la lettre ! Même si certaines choses, en devenant les valeurs que l’on honore, changent l’homme et la société, la nature humaine change peu et il sera impossible d’éradiquer le mal. Ce qui, par contre, modifie la donne, est la technique. Les hommes d’aujourd’hui sont incroyablement plus armés que nos ancêtres et c’est aussi la raison pour laquelle notre monde est si dangereux. Plus la technique se développe, plus il faut de la réflexion – je n’ose parfois plus employer le mot d’éthique tant il est galvaudé !

Leo Strauss joue un rôle central dans votre travail. Pourquoi?

N’ayant pas eu de maître pendant mes études, j’ai dû me débrouiller seule. Après mon agrégation, je voulais travailler sur le « Traité théologico-politique » de Spinoza. Un jour d’ennui, j’étais rentrée dans une librairie d’une ville du nord de la France, où j’étais professeure de lycée. Je suis tombée sur l’autobiographie intellectuelle de Leo Strauss, qui sert de préface à l’édition américaine de « La Critique de la religion chez Spinoza ». Je fus éblouie par la façon dont il restituait son rapport à Spinoza, mesurant ce qu’on avait perdu et ce qu’on avait gagné avec les Lumières modernes, avec la critique spinoziste de la religion de la révélation. Il examinait l’héritage de Spinoza à un moment où la tradition était en crise, où cette crise était une crise de la transmission. J’ai donc lu les textes juifs de Strauss, en ai traduits certains de l’allemand. J’ai tout de suite senti que cette pensée était très profonde, qu’il ne s’agissait pas d’un simple commentateur des textes anciens et médiévaux. Son fil rouge était la critique des Lumières mais portée par une inquiétude liée notamment à l’effondrement de la république de Weimar. J’ai trouvé cela à la fois actuel et inactuel, génial. Sans oublier le talent de Strauss pour nous faire comprendre les auteurs comme ils se comprenaient eux-mêmes et déceler leurs stratégies d’écriture et leurs motivations. Son interrogation sur le rapport entre raison et révélation questionne l’autonomie de la raison et nous interroge sur le type de rationalisme qui est le nôtre et même sur la rationalité philosophique qui, chez moi en tout cas, se met au service de quelque chose qui l’embarrasse et qu’elle ne peut totalement saisir, comme c’est le cas quand on travaille en éthique appliquée, notamment sur la maladie, la mort, le meurtre, etc. J’ai gardé de Strauss l’idée d’une critique constructive de la démocratie, le sentiment de la fragilité de la démocratie et l’idée selon laquelle on ne règle pas des problèmes politiques avec des outils seulement politiques. La philosophie politique n’est pas seulement une discussion sur les institutions, mais elle implique aussi une interrogation sur l’homme et sur la vie bonne. C’est le statut et le sens que la philosophie politique a chez Strauss que je conserve. Même si je n’adhère pas aux « solutions » straussiennes, à la tension entre Jérusalem et Athènes et à l’éloge de la vie philosophique ou de l’idéal contemplatif considéré comme l’équivalent de la vie bonne, je donne à la philosophie politique une épaisseur qui implique l’articulation de la réflexion politique et de l’ontologie.

Terrorisme : repenser la problématique

Terrorisme : repenser la problématique

 

Inutile de penser que la situation actuelle est comparable à ce qu’on a déjà connu. La problématique de la violence et du terrorisme en particulier doit être redéfinie. Il ne s’agit pas en quelques mots  ici de la reconstruire mais de donner quelques éléments de réflexion . Première réflexion la violence s  ‘est banalisée en France. Cela depuis longtemps à tels points même que certaines zones sont devenues des espaces de non droit ou la république n’est plus présente. Les actes  dits isolés témoignent de la banalisation de la folie meurtrière, c’est un phénomène de société à prendre en compte (i il faut bien le dire bien aidé par la diffusion auprès des jeunes de cette violence dans les jeux vidéo ou les séries télé).  Troisième réflexion :  des individus  primaires, violents et délinquants trouvent  maintenant une légitimité à leur violence par l’adhésion à une idéologie, à une organisation, à un Etat même (l’Etat islamique) dont le projet est d’imposer à tous un régime totalitaire. Ces éléments et bien d’autres imposent de revoir notre rapport au terrorisme, son objectif, ses modalités. De toute évidence nos moyens sont aujourd’hui insuffisants et obsolètes. Dans une situation de guerre contre le terrorisme que peuvent faire 5 000 policiers chargés de la surveillance du pays ? C’est une autre  approche du terrorisme qui convient d’être adoptée, c’est une autre organisation mobilisant y compris la vigilance citoyenne qui doit être conçue, des moyens législatifs, judicaires et policiers qui doivent être revus et renforcés. Face à une guerre de civilisation on ne se combat pas avec les outils traditionnels par exemple avec des policiers municipaux non armés. Car il s’agit bien d’un combat pour la démocratie, pour la liberté pour la préservation d’un modèle républicain qui est en cause. Certes l’action isolée dans un seul pays ne suffira pas, la collaboration internationale est indispensable mais il faut d’abord que chaque pays prenne ses responsabilités et en premier effectue un effort d’analyse sur les facteurs explicatifs de cette violence, ensuite sur les moyens de la combattre. Pour l’instant le pays est  sous le choc, il a manifesté sa compassion, son attachement à nos valeurs mais cela ne saurait suffire. Les analyses ont encore trop partielles, confuses, contradictoires parfois. La France qui a fourni la plus grand contingent de djihadistes a une responsabilité particulière car les dangers intérieurs sont proportionnels à cet engagement de terroristes français sur le théâtre des opérations en Irak ou en Syrie. Il y va de l’avenir de nos valeurs et en premier de la liberté, il y va aussi de la cohésion nationale et bien sûr de la sécurité du pays.

Taubira : « repenser le système judiciaire ».. Il y a du boulot !

Taubira : « repenser le système judiciaire ».. Il y a du boulot !

 

 

 

Taubira veut repenser le système judicaire, il y a du boulot tellement est archaïque cette justice française ; d’abord par son objet qui porte majoritairement sur des champs qui devraient lui échapper( grâce à la dépénalisation de nombre d’infractions qui pourraient simplement faire l’objet d’un PV lorsqu’il n’y a pas de conséquences ; exemple en transport routier marchandises où la majorité des PV concernant la réglementation sont soit enterrés , soit ridicules ;  autre exemple le divorce par consentement mutuel qui pourrait très bien se faire devant un notaire pour préserver l’intérêt des parties. Tout est désuet, l’uniforme bien sûr, celui des magistrats comme de avocats.une de rares professions à se déguiser pour exercer son métier.  Aussi le langage et le rituel  qu’on dirait sortis une pièce de Molière ;  les procédures, complexes, lourdes, kafkaïennes, Aussi l’ impartialité des juges que la pseudo indépendance ne garantit nullement. Ce qui a été démontré dans certaines affaires politico-judiciaires ou tout simplement dans la différence de traitement entre le français moyen et les élites. .La garde des Sceaux revient donc sur sa réforme de l’organisation judiciaire qu’elle souhaite mettre en route avant juin 2014. Christiane Taubira explique faire « le pari de l’intelligence collective » à propos de cette réforme censée rapprocher la justice du citoyen.  « L’ensemble des acteurs du monde judiciaire sollicités ». Je fais le pari de l’intelligence collective », explique la ministre de la Justice dans un entretien au Parisien daté de dimanche en insistant sur sa volonté de « repenser le système judiciaire dans sa globalité ». Nous voulons « améliorer son fonctionnement, son efficacité et, finalement, le service rendu au citoyen », résume la garde des Sceaux. Des déclarations qui interviennent au lendemain du colloque sur la justice du XXIe siècle qui a rassemblé plusieurs centaines d’acteurs ou d’experts du monde judiciaire au siège parisien de l’Unesco. « Au lieu de demander à mon ministère d’élaborer seul un projet, j’ai réuni l’ensemble des acteurs du monde judiciaire en groupe de travail qui ont planché pendant dix mois et présentent aujourd’hui 268 propositions », précise Christiane Taubira. Parmi les pistes envisagées, la ministre de la justice cite « la création d’un guichet universel qui recueillera toutes les démarches entreprises par le justiciable quelle que soit la juridiction », « le développement des plates-formes en ligne afin de répondre aux principales questions que se posent les justiciables ou encore la centralisation de « l’ensemble des démarches quelle que soit la nature du contentieux » dans « tribunal de première instance ». La garde des Sceaux souhaite également que les magistrats fassent « un effort pour rédiger les jugements de façon plus accessible », estimant qu’il faut être « plus pédagogue ». On voit que pour l’instant la reforme n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

 

Repenser la représentation politique (Michel Serres)

Repenser la représentation politique (Michel Serres)

 

Michel Serres propose de repenser la représentation politique en tenant compte de la déconcentration de l’information; Il est clair que l’élévation générale de ‘l’instruction, de la conscience politique et des nouveaux outils information changent la donne démocratique. La démocratie à l’ancienne, qui se résume à un vote tous les 4 à 5 est obsolète. Dune certaine manière ce seul vote est une caricature de la démocratie et complètement décalé par rapport à l état de la société. « Dès le moment où il y a autant d’émetteurs que de récepteurs, c’est à dire autant de décideurs, j’en sais rien encore, est-ce qu’il ne faudrait pas, par hasard, repenser la représentation politique ? », Michel Serres.  Alors qu’on lui demandait s’il fallait supprimer l’Assemblée nationale, Michel Serres a estimé que ce n’était pas « la question ».   »La question c’est pas de la supprimer, c’est de savoir par quoi la remplacer. On ne peut pas supprimer quelque chose si on n’a pas la solution de remplacement », a ajouté le philosophe, appelant plutôt à se pencher sur la notion de « concentration ».   »C’est-à-dire que la distribution pluraliste est en train de remplacer la concentration. Or nous vivons nous, dans notre tête et dans nos institutions sociales, sur l’idée de concentration. Concentration dans une faculté, dans une banque, dans une bibliothèque, etc. C’est cette idée-là qui est en train de changer », a expliqué Michel Serres qui a jugé également que « le rôle du politique est d’écouter les mutations de la société ». Michel serres est un philosophe, il ne s’aventure donc pas trop dans le détail d’un futur système démocratique. Il ne pose pas les questions de la décentralisation, du nombre de régions, de leurs pouvoirs, de l’inutilité du sénat, du nombre de parlementaires, des superpositions des structures politiques et administratives etc. pour autant sa réflexion est utile. Elle part du constat qu’il y a aujourd’hui des millions d’émetteurs d’avis grâce en particulier au net et suggère en fait une démocratie plus vivante, plus interactive, plus élaborée. Il faudrait un long développement pour traiter cette question (nombre de structures, pouvoir, redéfinition des sphères publiques et privées, mode l’élection, contrôle, durée du mandat, organisation des consultations des acteurs sociaux économiques, évaluation des politiques publiques etc.). En fait nous sommes à l’âge de pierre de la démocratie ; un seul exemple, pour être élu il faut faire acte de candidature et pour être élu nécessairement tenir les  propos démagogiques des partis ; le mode d’émergence de la classe politique est faussé dès le départ car il fait émerger pour l’essentiel des irresponsables et des malades du pouvoir. Du coup c’est l’ensemble de l’oligarchie politique qui est contaminée par ces deux maladies ; la modernisation démocratique reste à entreprendre en France mais dans le monde entier. Dernier exemple caricatural, le printemps arabe qui se transforme en hiver. Les révolutions quelques mois plus tard après les élections sont détournées de leur objet et accaparées par les appareils ; -là-bas  religieux, ici politiques. En France par exemple, Hollande ,n’a pas été élu pour son programme mais essentiellement par rejet de Sarkozy, une grande méprise qui explique que le PS se croit autorisé à mettre en place une politique étatiste qui n’est plus soutenu après un an que par moins de 30% des électeurs ! Pour autant Hollande continue et la pensée commune considère qu’il a la légitimité démocratique ! Il ya donc de toute évidence une urgence de à repenser cette démocratie là.

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