Mettre fin à la logique de rentes des hauts fonctionnaires (Frédéric Thiriez, avocat)
Frédéric Thiriez, avocat chargé d’un rapport sur l’évolution du statut et de la formation des hauts fonctionnaires estime dans le Monde il faut mettre fin à la logique de rente dont bénéficient les intéressés.
Vous plaidez pour une réforme de la haute fonction publique. Pourquoi jugez-vous ce chantier important et urgent ?
C’est une réforme très politique. Loin de la seule science administrative qui n’intéresserait qu’un club d’initiés. Si elle est bien menée, elle peut avoir un fort impact sur le pays et répondre à certains de ses maux.
Comme celui, souvent dénoncé, de la « déconnexion des élites » ?
Oui. Pour répondre à la panne de l’ascenseur social, il faut mieux assurer l’égalité des chances et renforcer la méritocratie. Cela passe d’abord par le recrutement, car aujourd’hui, la haute fonction publique ne reflète pas la sociologie et la géographie de la société française. Avec mes alter ego de la fonction publique d’Etat et de la fonction publique hospitalière, nous proposons ainsi de développer les classes préparatoires intégrées pour arriver à 1 000 élèves, soit trois fois plus qu’aujourd’hui, qui recevraient une aide mensuelle de 500 euros. Il faut aller chercher davantage les candidats dans les quartiers difficiles, les zones rurales, les milieux défavorisés.
Des efforts n’ont-ils pas déjà été faits pour accroître cette diversité ?
Certes, mais beaucoup d’élèves de l’ENA sont issus de milieux franciliens. Les Français considèrent que les hauts fonctionnaires ne leur ressemblent pas.
Mais n’est-ce pas le propre de l’élitisme républicain ?
Nous avons, bien sûr, besoin d’une élite mais l’accès à cette élite doit être démocratisé. La méritocratie, ce n’est pas bénéficier d’une position à vie et ne jamais être challengé. Les hauts fonctionnaires le savent. Ils entendent les critiques sur la « fracture », le rejet de la classe dirigeante, la défiance…
En souhaitant la « suppression » de l’ENA en avril dernier, Emmanuel Macron n’a-t-il pas pris le risque d’alimenter ce rejet, déjà très nourri par la crise des Gilets jaunes ?
Il a eu raison de prendre l’initiative de la réforme. Parler de l’ENA, des grands corps de l’Etat, c’est aussi une façon d’intéresser l’opinion. Il fallait mettre le sujet sur la table et il n’est pas anormal d’avoir quelques « têtes de gondole » pour l’aborder, ni de marketer l’annonce d’une réforme. Les hauts fonctionnaires sont des hommes et des femmes de qualité. Ce n’est pas un problème de personnes, mais de système.
Parmi les pistes évoquées pour la réforme, l’une semble tenir la corde : la mise en place d’un tronc commun regroupant l’ENA, les futurs magistrats, commissaires, cadres de la territoriale, de la santé publique. Après ces quelques mois ensemble, chacun rejoindrait son école. Quel est l’avantage ?
Une culture commune et davantage de diversité. Nous sommes favorables à cette formation commune, qui devra durer au moins trois mois. Des matières comme le droit ou l’économie concernent tous les élèves et il existe sans doute plusieurs façons de penser l’économie. Si on ne veut plus de pensée unique, il faut créer ce brassage entre l’ENA et les autres formations, développer la recherche et la dispute intellectuelle au sens du Moyen-Age. Mais il n’est pas nécessaire de fusionner les écoles. Il ne faut ni ENA bis, ni moule unique.
Des élèves des grands corps techniques de l’Etat, comme les Mines, les Ponts et chaussées, doivent-ils être associés à ce tronc commun ?
Nous ne l’avons pas proposé mais cela peut être intéressant. Après tout, connaître la procédure parlementaire est utile à un ingénieur. Cela étant, l’idée n’est pas d’allonger les scolarités (de 24 mois à l’ENA, de 18 mois pour les fonctionnaires territoriaux). L’objectif est aussi de multiplier les stages pratiques, d’être dans le concret, la vraie vie. Nous suggérons, par exemple, que les futurs hauts fonctionnaires puissent remplacer des cadres administratifs absents. C’est une proposition peut-être audacieuse mais, après tout, il y a de l’absentéisme dans les ministères et ces remplacements permettraient de faire des économies en évitant d’avoir recours à des contractuels.
Au nombre des projets, figure aussi une meilleure gestion des carrières. Les ressources humaines, c’est le point faible ?
C’est sans doute le plus gros chantier. Aujourd’hui, l’administration est trop segmentée entre fonction publique d’Etat, territoriale et hospitalière. Chacun court dans son couloir. Il n’y a pas de hauts fonctionnaires de terrain parmi les directeurs d’administrations centrales. Pas d’ancien directeur général des services d’une collectivité, pas d’ex-directeur d’hôpital qui enrichiraient de leur expérience la haute fonction publique d’Etat. Nous plaidons pour que ces carrières se mélangent. La direction des collectivités territoriales, au ministère de l’Intérieur, n’a, par exemple, jamais été dirigée par un haut fonctionnaire territorial…
Etes-vous favorable à la fin de l’accès direct aux grands corps (Inspection des finances, Cour de comptes, Conseil d’Etat, etc.) à la sortie de l’ENA ?
Ce qu’il faut changer c’est cette logique de rente et de reproduction sociale qui ne plaît pas beaucoup aux Français. Les énarques qui intègrent les grands corps passent directement de l’école à une fonction de contrôle, sans avoir travaillé dans l’administration active. Une autre clé de la réforme est là. Une politique de quotas pourrait tout à fait être appliquée, imposant la règle que sur trois postes de directeurs dans un ministère, l’un soit attribué à un haut fonctionnaire venant du terrain.