Réindustrialiser, relocaliser , comment ?
Évoquer la « réindustrialisation » et la « relocalisation » exprime potentiellement un fantasme : celui du retour à un état antérieur. Mais est-ce même possible ? Et si oui, serait-ce souhaitable ? Par Alain Conrard, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI dans la Tribune (*).
À la fin du mois de mars dernier, une image a fait le tour du monde : celle d’un tuyau soudain fermé par une vanne dans un schéma d’installation de plomberie. Sauf que le tuyau était le canal de Suez – l’une des voies commerciales les plus empruntées de la planète -, et la soupape, un porte-container de 400 mètres de long et de 220.000 tonnes à la dérive : l’Ever-Given. L’image satellitaire était frappante : elle rendait manifeste la fragilité liée à la globalisation. Tout d’un coup, on réalisait avec stupeur que 12% du commerce maritime mondial pouvait être interrompu en quelques minutes par un simple clapet qui se ferme. Tel un caillot géant obturant une artère essentielle du commerce international, le colosse échoué a fait courir à tout l’appareil circulatoire des marchandises un risque majeur de thrombose. En ces temps de pandémie, on a réalisé que le système économique lui aussi était susceptible de tomber gravement malade ; que pandémie et pénurie pouvaient aller de pair.
La pandémie de Covid a mis en lumière certaines faiblesses et travers des modèles industriels liés à la mondialisation. Le système de dépendances vis-à-vis de fournisseurs lointains dans des chaînes de fabrication et d’acheminement complexes occasionne la perte de pans entiers de souveraineté et de compétitivité, un dumping social, ainsi que la destruction parfois irrémédiable du tissu industriel local.
Pour desserrer ces dépendances, trouver des remèdes ou restaurer des équilibres, on parle beaucoup de « réindustrialiser » et de « relocaliser ». S’ils ne sont pas synonymes, ces deux termes sont pourtant intimement liés : comment réindustrialiser sans relocaliser, comment refabriquer du tissu industriel sans implanter localement des usines ou des ateliers dans des zones que la globalisation a méthodiquement désertées ? Dans cinq domaines jugés stratégiques (santé, électronique, agroalimentaire, télécoms et intrants pour l’industrie), le gouvernement français tente de favoriser une relocalisation de la production.
« RE » ? Une nouvelle cartographie mentale
Tout se joue dans le sens du « RE », présent dans ces deux mots. Le sens immédiat du préfixe suggère l’idée d’un simple retour en arrière, ou encore de la répétition à l’identique d’une action permettant de repasser par les mêmes points. Évoquer la « réindustrialisation » et la « relocalisation » exprime potentiellement un fantasme : celui du retour à un état antérieur. Mais est-ce même possible ? Et si oui, serait-ce souhaitable ? Y’a-t-il un sens à ces mots qui ne soit pas réactif, passéiste, nostalgique, mensonger, ou même tout simplement impossible ? La reproduction à l’identique qui semble évoquée par le « re » est illusoire, à la fois pratiquement et logiquement : refaire est toujours faire autrement, car entre ce que l’on a fait et ce que l’on refait, on a changé, évolué, le monde autour de nous s’est modifié.
Quel que soit notre spleen face à cette idée, le passé est perdu. Réindustrialiser comme relocaliser ne peuvent en aucun cas se produire par le rétablissement des gloires d’antan. Réindustrialiser consiste en fait à industrialiser selon de nouveaux modes : celui d’un « RE » tourné en direction du futur plutôt que vers le passé - un « RE » du re-déploiement. Il s’agit d’une nouvelle industrialisation dans laquelle transformation numérique et innovation sont clés. Et relocaliser passe par une nouvelle articulation entre local et global (l’innovation peut-être aussi dans les formes sociales, pourquoi la cantonner à la seule technologie ?). Comment concilier ce qui semble s’opposer : rentabilité et production locale ? Il faut ici aussi soutenir la pensée d’une rentabilité « élargie », pas seulement financière, mais aussi sociale, sociétale et écologique. La conclusion qui s’impose est que ce programme, s’il a un sens, ne peut que signifier penser et agir autrement.
Ainsi, si la Covid a été un accélérateur de relocalisation, il est aussi un accélérateur de changement. Au milieu d’une multitude de désastres, la pandémie a au moins une dimension positive : elle nous oblige à reconsidérer nos erreurs, nos impasses, nos égarements. Elle nous force à aller de l’avant, c’est-à-dire à tenter d’inventer un futur où l’on aurait envie de vivre et de travailler. Bref, elle nous contraint à innover.
La crise nous pousse à produire une nouvelle cartographie mentale, notamment sur cette question de la relocalisation où s’impose l’évidence des multiples bénéfices sociaux et écologiques des circuits courts. La rupture exigée par les solutions à trouver à cette crise, à la fois globale et multiforme, est totale. La nécessité de réindustrialiser et de relocaliser redistribue la question des frontières : frontières géographiques, bien sûr (où doit-on produire les biens de consommation ?), mais aussi frontières politiques (comment réinscrire sa souveraineté et créer de la valeur sur son territoire ?). Il s’agit aussi de déplacer les frontières de la réalité en reprenant en main notre destin économique grâce notamment à l’innovation. Cette nouvelle cartographie mentale consiste à « changer de logiciel » pour penser autrement, selon un modèle échappant aux réquisits de la mondialisation.
C’est même une révocation partielle de ce modèle économique dominant dont il est question. Cette révocation est rendue possible par les changements appelés par la crise mondiale, et surtout par le retour en force (et en grâce) du politique qui l’accompagne un peu partout dans le monde.
Le grand retour du politique : une innovation majeure
Tout pouvoir nécessite un contre-pouvoir. De ce point de vue, faire aveuglément confiance à la seule économie pour diriger la marche du monde n’était peut-être pas une bonne idée sur le long terme. Alors, le politique se re-positionne comme moyen de réguler certains errements de l’économie – même s’il ne faut pas être naïf, et qu’à la fin, comme toujours, « it’s the economy, stupid » pour reprendre la phrase célèbre de James Carville, stratège de Bill Clinton, lors de sa campagne présidentielle en 1992.
Par un puissant mouvement de balancier, on assiste actuellement à un grand retour du politique après 40 années de libéralisme et de désengagement de l’État qui ont suivi la révolution conservatrice ayant mené Ronald Reagan au pouvoir en 1981 aux États-Unis.
Jusqu’à présent, on a subi les effets macro-économiques de la globalisation, avec une prévalence écrasante de l’économie dans les prises de décision qui a très largement restreint la latitude des options politiques. Or, la frontière idéologiquement placée pour limiter le rôle de l’État aux fonctions régaliennes et au maintien de l’ordre est en train de céder. Sous les effets conjugués de la crise environnementale, de la crise sociale et de la crise sanitaire (ces trois crises n’étant vraisemblablement que des facettes de la même réalité), quelque chose se grippe sous nos yeux dans cette machine jusqu’alors parfaitement huilée, et, comme s’il sortait d’un long sommeil, l’État doit intervenir, en urgence et avec autorité.
Inspiré par les exemples du New Deal ou de la Great Society de ses prédécesseurs Roosevelt et Johnson, le 46e président américain ouvre grandes les vannes des financements fédéraux (n’oublions pas que le 2e prénom de Joe Biden est « Robinette »). Avec son gouvernement, il injecte des milliers de milliards de dollars dans l’économie, avec notamment un ambitieux programme de grands travaux sur les infrastructures – terme entendu au sens large : routes, généralisation des accès à l’Internet de haut débit, prise en charge des personnes âgées et handicapées, équipements et réseaux nécessaires à la transition vers les énergies renouvelables, etc.
Aux États-Unis, comme dans de nombreux pays, l’innovation et la transformation digitale sont amenées à jouer un rôle central dans ces processus de redéfinition et de redéploiement de l’activité.
Innover repose sur l’idée d’en finir avec des habitudes ou des méthodes au profit de moyens plus performants. L’innovation est généralement le résultat d’un regard neuf qui apporte des solutions en matière de technologie. Ici, la disruption réside dans un champ technologique différent de celui où on la situe d’habitude : celle des technologies de gouvernement. Longtemps ringardisée par l’application sans nuances des théories monétaristes et libre-échangistes de l’école de Chicago (Milton Friedman) ayant inspiré la plupart des politiques économiques libérales à partir des années 80, la puissance publique s’est réaffirmée un peu partout dans le monde depuis l’année dernière comme l’ultime rempart pour contenir la pandémie, et contrer ses effets délétères. Le recours aux technologies de la décision spécifiques à la puissance publique en matière économique est alors à comprendre comme une innovation majeure.
Bien sûr, on ne peut pas attendre individuellement tout du politique. En aucun cas, l’attente et la revendication passives ne peuvent remplacer l’action. Il faut que chacun tente, dans la mesure du possible, de prendre son destin en mains. Par ailleurs, d’un point de vue collectif, il faut souscrire à l’idée que choisir, c’est arbitrer. Donc, renoncer à certaines choses pour en permettre d’autres. Par exemple, il est plus que jamais nécessaire aujourd’hui de s’engager tous ensemble dans des réformes indispensables pour donner plus de flexibilité.
Quoi qu’il en soit, cette décision de replacer l’État à l’initiative de l’action en le dotant de moyens considérables apparaît comme un sursaut salvateur. Il est à saluer comme un cadre de pensée et d’action innovant et moderne. L’une de ses principales qualités est qu’il est porteur d’optimisme et de confiance, deux notions essentielles pour la bonne marche de la société en général, et de l’économie en particulier.
Sur le principe, ce retour du politique a tout pour être l’une des solutions à la crise. Pourquoi ? Parce que le champ politique est, malgré tous les défauts dont on peut l’accuser et tous les soupçons dont il est l’objet, une expression de la volonté populaire, c’est-à-dire du plus grand nombre. Il tient compte de l’intérêt général plus que tout autre champ d’action dans le cadre des sociétés humaines. Et une politique de commandes publiques a montré plus d’une fois dans l’histoire sa capacité à rétablir la santé de l’économie, signe manifeste de la santé de la société. De ce point de vue, seule la volonté politique est susceptible de favoriser les conditions pour qu’une réindustrialisation et une relocalisation, concrètes sur le plan social et réalistes sur le plan économique, puissent avoir lieu en France et en Europe.
Encore faut-il que cette volonté soit présente là où c’est nécessaire ou utile, et pertinente dans ses modalités d’application.
Alors, innovons politiquement !
Les ETI au coeur du mouvement
Il devient aujourd’hui parfaitement clair que le rétablissement de la souveraineté passe par le fait de (re)donner aux territoires et aux régions les moyens de leur action et de leur autonomie. En effet, ceux-ci ont un rôle irremplaçable dans le développement et le maintien de l’activité économique. Et ceci passe par une reconsidération de la fonction essentielle remplie par tout l’écosystème, et notamment par les Entreprises de Taille Intermédiaires (ETI) dans le maillage des territoires. En effet, 68% des sièges sociaux se trouvent hors d’Ile-de-France, et 75% des sites de production sont situés dans des villes moyennes ou en zone rurale. En tant que premier employeur en France, (335.000 emplois créés entre 2009 et 2015), les ETI soutiennent une fonction de lien social. En créant des emplois, elles maintiennent l’activité et la vie dans les territoires.
Ainsi, au-delà de leur stricte fonction économique, les ETI assurent une partie de la paix sociale, celle qui va avec l’emploi et les conditions de vie décentes qu’il permet. Elles sont ainsi un élément central de stabilité politique. En cette période de forte inflammabilité sociale, les ETI forment une sorte d’extincteur de crise.
Relancer le pays, c’est relancer l’industrie. Or, avec leurs 3,3 millions de salariés qui représentent 38% des emplois de l’industrie manufacturière, les ETI forment le cœur vivant de l’industrie partout dans les territoires. En effet, une ETI sur trois est industrielle. Les ETI constituent une armée de reconquête de tout premier ordre pour notre souveraineté économique, dans les domaines sanitaire, alimentaire ou industriel.
Alors, si l’on veut réindustrialiser et relocaliser, on peut s’appuyer sur le maillage territorial composé par cette multitude d’ETI qui forment le tissu économique et industriel de notre pays, aux côtés des autres actifs constitués aussi par les PMI et grands groupes industriels. Il faut articuler les différents acteurs pour des solutions robustes et durables, celles de l’économie réelle.
Nous avons toutes les forces pour cela.
Nous avons toutes les bonnes volontés pour cela.
Nous avons tout le savoir-faire, les capacités d’innovation et les moyens industriels pour cela.
Ne blâmons personne si nous ne réussissons pas : notre réussite ne dépend que de nous.
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(*) Alain Conrard, auteur de l’ouvrage Osons ! Un autre regard sur l’innovation, un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)
France: Comment relocaliser ?
France: Comment relocaliser ?
Entre 2009 et 2020, la France compte 144 relocalisations contre 466 délocalisations. Heureusement, certaines entreprises (re)transfèrent avec succès leurs activités dans l’Hexagone. Notamment la coopérative Atol et Lucibel, pionnière française du LED. En ce mois de janvier 2025, sept nouveaux projets ont été soutenus par France 2030 pour renforcer ou relocaliser la production de 42 médicaments essentiels. L’objectif : réduire la dépendance aux importations, notamment de Chine ou d’Inde où sont produits 60 % et 80 % des principes actifs pharmaceutiques. Aujourd’hui, le manque de foncier abordable, la hausse des prix de l’énergie, auxquels il faut rajouter le manque de main-d’œuvre disponible, constituent trois freins à la relocalisation. Certains industriels relèvent cependant ces défis. Ils font de la relocalisation une stratégie de développement rentable, proposant des produits Made in France en phase avec les attentes d’une grande partie des consommateurs. Dans une étude sur Lucibel et Atol, nous analysons les conditions de réussite d’une relocalisation : nouvelle conception des produits, des « process » et des procédés, nouvelle organisation de la production et de la chaîne logistique.
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Au début des années 2000, les entreprises à capitaux étrangers ont contribué à près du tiers de la production manufacturière chinoise. Après l’engouement pour la production à l’étranger, les sociétés françaises constatent une hausse de leurs coûts liée à l’éloignement. Parmi les raisons, on trouve la hausse des salaires locaux, la suppression des subventions, des aides fiscales ou des délais de livraison allongés.
La distance créée d’autres complications. Pour éviter la contrefaçon, les malfaçons et les vols, des contrôles fastidieux sont mis en place. Enfin, les conditions de production peu éthiques nuisent à l’image de certaines entreprises qui relocalisent pour préserver leur réputation. Des produits délocalisés créent aussi des clients insatisfaits.
On dénombre 144 relocalisations contre 466 délocalisations entre 2009 et 2020. Elles concernent principalement l’industrie manufacturière, même si le Brexit a entraîné une petite dizaine de relocalisations dans le secteur bancaire et financier. En part de créations d’emplois, les relocalisations pèsent peu. Moins de 1 % des créations d’emplois sont industriel, alors que les délocalisations représentent 6,6 % des pertes d’emploi industriel. Une hausse des délocalisations début 2020 montre que la tendance à la relocalisation n’est pas acquise. Les entreprises rencontrent des obstacles majeurs pour revenir vers des circuits locaux : manque de foncier abordable, hausse des prix de l’énergie ou manque de main-d’œuvre disponible.
Bien qu’elles soient encore relativement limitées, des initiatives françaises témoignent d’un effort coordonné pour soutenir la relocalisation. Elles incluent des aides financières directes et indirectes aux entreprises, ainsi que deux plans de financement. En 2010, la certification « Origine France Garantie » est lancée pour valoriser la production des entreprises françaises. Entre 2012 et 2014, le ministère du redressement productif développe des outils comme la plate-forme Colbert 2.0 pour réaliser les études de faisabilité des projets de relocalisation. Des événements annuels mettent en valeur la production française à l’instar des assises « Produire en France » en 2018 ou des « Rencontres du Made in France en 2024.
Certains industriels comme la société coopérative des opticiens Atol ou le groupe Lucibel réussissent à relocaliser leur production en France de manière durable. Comment ? En imaginant des modes de production plus efficaces et moins coûteux.
Pour améliorer sa compétitivité et se différencier de ses concurrents, Atol a créé des lunettes connectées assemblées dans son usine de Beaune. Ses composants électroniques sont fabriqués dans les Côtes–d’Armor. Le célèbre opticien a également inventé les lunettes « zéro vis », déformables sans soudures, proposant à ses clients une garantie à vie. Atol a automatisé la production en investissant dans la robotique et réorganisé le temps de travail, en passant à 2×8, puis à 3×8 pour réduire ses coûts et accroître la productivité.
Fondée en 2008, Lucibel conçoit et fabrique des produits et solutions d’éclairage de nouvelle génération issus de la technologie LED. Le groupe est pionnier dans les nouvelles applications permises par la LED au-delà de l’éclairage : l’accès à Internet par la lumière (LiFi), des produits cosmétiques et des lumières d’intérieur. Parce qu’en France en 2008, peu d’industriels connaissent la technologie LED, c’est à Shenzhen que Lucibel construit sa première usine. Mais confronté à des problèmes de qualité, des vols de ses technologies et des délais de livraison allongés, il décide en 2014 de relocaliser sa production en Normandie.
Pour être rentable, un re-ingineering complet à la fois des « process » et des produits est réalisé. La production est organisée par îlots. Contrairement à la Chine où les ouvriers travaillaient à la chaîne, ils sont responsabilisés et deviennent plus polyvalents. Cette mesure leur permet d’avoir un travail plus varié, de pouvoir remplacer plus facilement un collègue absent. L’entreprise arrive ainsi à diviser par trois le temps homme passé sur chaque produit par rapport à la Chine, réalisant de conséquents gains de productivité.
Les produits montent en gamme avec un positionnement « plus premium ». Les équipes R&D et fabrication sont désormais regroupées sur le même site.
souligne Frédéric Granotier, le président-directeur général de Lucibel. Depuis, l’entreprise ne cesse d’innover avec 20 % de ses effectifs dédiés à la R&D.
En relocalisant, ces entreprises gagnent en créativité, en efficacité et en innovation. Pour les pouvoirs publics, il semble alors pertinent de renforcer les aides en lien avec l’innovation et de favoriser la (re)construction de filières : renforcer la coopération technologique distributeurs/fabricants/fournisseurs en favorisant l’achat local.