Rejet de Macron : une crise de légitimité ou de crédibilité ?
par Patrick Charaudeau
Professeur émérite en Sciences du langage, Université Sorbonne Nord, chercheur au CERLIS (CNRS), Paris Cité, Université Sorbonne Paris Nord dans The Conversation
« L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n’a pas la légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus », a déclaré le chef de l’État devant les parlementaires de Renaissance, mardi 21 mars. Cela a provoqué nombre de réactions tant de la part des différentes autorités politiques et syndicales que de penseurs du politique, dans diverses tribunes journalistiques. Il reste cependant quelque chose à souligner : ce qui est en cause dans les rapports de force entre gouvernants et gouvernés n’est pas affaire de légitimité mais affaire de crédibilité.
La légitimité, en son origine, désigne l’état de celui qui est reconnu par la loi (lex, legis), puis, dans le vocabulaire politique au XVIIe siècle, l’état du souverain qui est détenteur d’un pouvoir reconnu par tous.
Dans un régime monarchique, ce pouvoir est hérité ; dans un régime démocratique, il est attribué. Dans ce dernier cas, on voit que la légitimité se fonde sur un principe et reconnaissance : on est légitimé par le corps social, du droit à agir ou à parler au nom d’une position et d’une finalité qui sont acceptées par la majorité. La légitimité se soutient d’une croyance collective, et elle est fondée en raison. On n’est pas légitime par soi-même, on est légitime parce qu’on est reconnu digne de représenter ce qui est instauré et reconnu par la collectivité.
Dans un régime démocratique, la légitimité politique est entre les mains d’un collectif, le peuple, qui, reconnaissant le droit des individus à se construire une destinée collective, s’attribue à lui-même le droit de gouverner pour son propre bien, le bien commun.
Cette souveraineté ne pouvant s’accomplir par la gouvernance de la totalité d’un peuple, elle se transforme en souveraineté représentative qui octroie une légitimité par mandatement, à travers l’instauration d’un système de délégation de pouvoir, les représentants issus de ce système de délégation devenant comptable de ce pouvoir devant ceux qui le leur ont attribué, une légitimité, selon le sociologue Max Weber, à la fois « légale et traditionnelle », « reposant sur la croyance en la légalité des règlements » ; une légitimité évaluable, parce qu’elle est fondée sur une organisation reconnue et régie par des normes institutionnelles qui ont à la fois une valeur juridique et symbolique, comme c’est la cas de la Constitution française.
Ainsi, le chef d’État mandaté au terme d’un processus de représentation tient sa souveraineté d’une puissance qui se trouve au-dessus de lui, qui l’a investi en cette place, le délègue et en même temps le protège. Il n’est jamais que le porte-parole d’une voix collective, l’ensemble des citoyens représentant la souveraineté populaire.
Il est donc en quelque sorte sous tutelle, mais il est en même temps la puissance tutélaire elle-même, car, en tant que dépositaire de celle-ci, il se voit obligé de coller à elle-même, voire à se fondre en elle. Sa légitimité se fonde, selon le rêve rousseauiste repris par la philosophe Hannah Arendt, sur une « volonté commune des hommes de vivre ensemble » en construisant une loi commune.
Mais alors, qu’en est-il du mandant, le peuple qui, par un acte de délégation de pouvoir donne le droit d’agir en son nom ? Il est porteur d’une voix collective de « demande sociale » qui s’exprime à travers sondages, manifestations et divers mouvements sociaux, et se constitue, à la fois, en donateur et bénéficiaire de sa propre quête de bien-être social. C’est là sa légitimité de peuple citoyen. Mais c’est en réagissant et en répondant à une offre politique d’idéalité sociale, ce qui fait que la relation entre l’offre politique et la demande sociale est d’ordre contractuel.
Un « contrat moral » qui oblige chacun des partis : le mandataire à respecter les termes du contrat, le mandant à lui faire confiance, car tout acte de délégation d’une représentation implique un acte de confiance de la part de celui qui délègue.
Acte de confiance, donc, mais en même temps, acte de surveillance. Car tout mouvement de confiance exige de l’autre qu’il se porte garant du contrat et du pouvoir qui lui est remis. Ainsi le peuple citoyen est-il légitime dans son activité de surveillance, surtout lorsqu’elle est organisée comme ce fut le cas de l’affaire du « sang contaminé », ce scandale d’État, qui, durant les années 1980-90, sous l’impulsion des associations des victimes et hémophiles, passa par les diverses instances judiciaires jusqu’à la Cour de justice de la République, révéla les faillites de l’État protecteur et se solda par des peines au civil et au pénal avec indemnisation des victimes.
En démocratie, le citoyen, comme le dit le philosophe Jacques Derrida « prend le droit de tout critiquer publiquement », il dispose en quelque sorte d’un « droit de regard ». Ainsi s’instaure un rapport de forces entre pouvoir et contre-pouvoirs dans lequel se confrontent deux puissances : la puissance politique et la puissance citoyenne. Ainsi s’affrontent deux légitimités : celle, politique, qui a force de la Loi, voire de coercition, laquelle est issue de la délégation de pouvoir ; celle qui représente la force mandatrice du peuple citoyen dans son activité de surveillance, laquelle l’autorise à évaluer, critiquer, protester, revendiquer et éventuellement révoquer.
C’est ce que semble, ou veut, ignorer Emmanuel Macron. Il a raison de dire que « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus ». Mais il semble, ou veut, ignorer que, les mouvements sociaux qui s’élèvent contre le projet de loi sur les retraites ne constituent pas une foule. Dès lors qu’une masse d’individus s’organise à travers les organisations syndicales, elle s’institue en peuple citoyen légitime qui, dans le jeu de la souveraine populaire, reprend son droit de vigilance, en s’autorisant à interpeller le chef de l’État qu’il a mandaté, et à exiger de lui un autre mode de gouvernance.
Il n’y a pas de démocratie sans possibilité de contre-pouvoir. Certes l’action politique est de l’ordre du possible et l’action citoyenne de l’ordre du souhaitable. Mais dans l’antagonisme entre pouvoir et contre-pouvoir, intrinsèque au régime démocratique, chacune des parties s’oblige à entrer dans le jeu de la régulation sociale. Il y a donc ici confrontation entre deux types de légitimité.
Si le mouvement citoyen doit trouver son mode d’action, le chef de l’État, responsable, doit s’obliger à jouer le jeu de la régulation. Ce n’est manifestement pas la conception d’Emmanuel Macron. Les deux légitimités sont ici en face à face au nom même de la démocratie.
En revanche, il en va de la crédibilité de chacune des parties. La légitimité n’est pas suffisante à qui veut exercer un pouvoir. Dire qu’on a été légitimement élu ne veut pas dire que l’on soit crédible. On peut être légitimé et perdre du crédit, et, à l’inverse, un leader peut avoir du crédit sans qu’aucun système organisationnel ne le légitime, comme c’est le cas des leaders charismatiques.
Le représentant politique est donc condamné à réactiver en permanence sa crédibilité. C’est que la crédibilité politique ne relève pas, comme la légitimité, d’un processus de reconnaissance collective à travers une organisation sociale. Elle est au contraire attachée à la personne et construite par celle-ci à travers sa façon d’agir et de parler, et en même temps, c’est par les autres qu’elle est jugée.
Une personnalité politique sera jugée crédible si l’on est en mesure de vérifier que ses façons d’être, de se comporter et de dire répondent à des conditions de sincérité, de savoir-faire, de conviction et de volonté de négociation, toutes choses sur quoi se construit son autorité. Faute de quoi, en perdant de la crédibilité, on perd sa légitimité.
Pour un leader politique, se vouloir crédible n’est pas simple parce que l’attribution de cette qualité dépend de la perception que les individus ont de celui-ci, et, dans le jeu politique, cette perception varie selon les groupes de population, en fonction de leur appartenance sociale, leur profession, leur position dans l’échelle économique, leur lieu d’habitation, leur mode de vie, etc.
Or, dans le contexte du mouvement social surgi en réaction à la loi sur les retraites, si l’organisation populaire légitime se trouve devant le problème de devoir se construire une crédibilité à travers ses modes d’action, la présentation de ses revendications et ses contre-propositions, Emmanuel Macron se trouve dans une situation où sont mis en balance deux crédibilités : celle, têtue, de sa conviction qui lui fait penser qu’il est dans le vrai, envers et contre tous ; celle, conciliante, de l’éthique de responsabilité, qui accepte le jeu démocratique du pouvoir et contre-pouvoir.
En matière politique, dans un régime démocratique, la légitimé est un préalable de principe, mais une légitimité sans crédibilité produit toujours des effets délétères dans la relation pouvoir politique–pouvoir citoyen. La légitimité donne le droit d’agir et la crédibilité en est la justification. Mais si cette dernière vient à manquer, la première peut en arriver à être mise en cause, du moins dans son aspect symbolique, et le peuple se sentirait autorisé à renverser le pouvoir. Bien qu’Emmanuel Macron ait agi en toute légalité constitutionnelle, il met en péril sa légitimité à ne pas se montrer crédible au regard du jeu démocratique de négociation entre pouvoir et contre-pouvoir.